Le Feu-Follet/Chapitre IV

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 21p. 46-59).


CHAPITRE IV.


« le bâtiment qui est à l’encre ici, est de Vérone. Michel Cassio, lieutenant du belliqueux Maure Othello, est venu à terre.»
ShakspeareOthello.



Il ne fallut à Ithuel qu’un regard et un instant pour juger tous ceux qui se trouvaient dans cette chambre. Il comprit sur-le-champ que deux d’entre eux étaient d’un rang fort supérieur aux quatre autres, et que ces derniers appartenaient à la classe des mariniers ordinaires de la Méditerranée. Quant à Benedetta, on ne pouvait se méprendre sur la situation qu’elle occupait : qu’elle fût en bas dans la grande salle ouverte indistinctement au public, ou au premier étage dans les chambres réservées pour des compagnies d’élite, son air la proclamait maîtresse de la maison.

Vino, dit Ithuel en faisant un geste de la main pour faire mieux comprendre son italien ; car ce mot et trois ou quatre autres étaient tout ce qu’il savait de cette langue ; et il n’osait en prononcer d’autres sans recourir à l’aide de son interprète ; vino, vino, Signora.

Si, si, Signor, répondit Benedetta en riant, et fixant ses yeux intelligents sur son nouvel hôte de manière à laisser en doute si ce n’était pas sa vue qui la mettait en gaieté ; Votre Excellence va être servie. Mais nous avons du vin de plusieurs qualités, ajouta-t-elle en jetant un regard vers la table devant laquelle étaient assis le vice gouverneur et le podestat ; en voulez-vous à un paul, ou à un demi-paul ? Nous servons ordinairement le premier aux hommes de rang et de distinction.

— Que dit cette femme ? demanda Ithuel à son compagnon, Génois qui, ayant servi plusieurs années dans la marine anglaise, parlait anglais avec assez de facilité ; vous savez ce qu’il nous faut, qu’elle nous le donne, et je lui lâcherai son saint Paul sans plus de paroles. — Quel diable de goût ont vos compatriotes pour les saints, Philip-o — car c’était ainsi qu’il prononçait toujours Filippo, nom de son compagnon, — puisqu’ils donnent leurs noms même à leur monnaie !

— N’est-ce pas la même chose en Amérique, signor Bolto ? demanda le Génois après avoir expliqué à Benedetta en italien ce qu’il désirait ; n’est-ce pas la mode dans votre pays d’honorer les saints ?

— D’honorer les saints ! s’écria Ithuel en jetant un coup d’œil autour de lui avec un air de curiosité ; et s’asseyant devant une troisième table, il repoussa les verres, et il se mit à ranger tout ce qui était à sa portée, suivant les idées d’ordre qui lui étaient particulières. Puis, s’appuyant sur le dossier de sa chaise de manière à en soulever les pieds de devant, tandis que ceux de derrière craquaient sous le poids de son corps, il répéta : D’honorer les saints ! et pourquoi les honorerait-on ? Un saint n’est qu’un homme, un homme comme vous et moi. Il ne manque pas de saints dans mon pays, si l’on veut croire ce que certaines gens disent d’eux-mêmes.

— Ce n’est pas tout à fait cela, signor Bolto. Vous et moi, nous ne sommes pas de grands saints. Les Italiens honorent les saints parce qu’ils ont été des hommes qui ont mené une vie sainte et vertueuse.

Pendant qu’il parlait ainsi, Ithuel avait placé ses deux pieds sur le bord de son siège, ses genoux écartés l’un de l’autre de manière à occuper autant d’espace que le permettaient deux jambes d’une grandeur peu ordinaire, et ses bras appuyés sur deux chaises placées à chaque côté de lui, de sorte qu’il ressemblait à ce qu’on appelle en blason un aigle écartelé.

Andréa Barrofaldi regardait tout cela avec surprise. Il est vrai qu’il ne s’attendait pas à trouver des hommes distingués dans un cabaret semblable à celui de Benedetta ; mais il n’était pas accoutumé à voir un tel air de nonchalance dans un homme de la classe de cet étranger, ni de quelque autre classe que ce fût ; les quatre marins italiens étaient assis dans une attitude respectueuse, comme si chacun eût voulu faire songer à lui le moins possible. Cependant il ne laissa échapper aucun signe d’étonnement, et se borna à examiner tout ce qui se passait, d’un air grave et attentif, mais en silence. Peut-être y voyait-il des traces de particularités nationales, sinon des traits historiques.

— Honorer les saints parce qu’ils ont mené une vie sainte et vertueuse ! dit Ithuel Bolt avec un air de dédain qu’il ne cherchait pas à cacher ; c’est précisément pourquoi nous ne les honorons point. Quand vous honorez un saint, on peut s’imaginer que vous l’adorez ; ce qui serait une idolâtrie et le plus grand de tous les péchés. J’aimerais mieux honorer ce flacon de vin que le meilleur des saints qui soient sur votre calendrier.

Comme Filippo était un simple croyant, et non un casuiste, et qu’Ithuel, en ce moment, porta à sa bouche le goulot du flacon, par suite de son habitude invétérée de boire à même les pots et les bouteilles, il ne répondit rien, et resta les yeux fixés sur le flacon, qui par la longueur du temps qu’il fut appliqué à la bouche de l’Américain, paraissait en grand danger d’être vidé ; affaire de quelque importance pour un homme qui aimait le vin comme Filippo.

— Appelez-vous cela du vin ? s’écria Ithuel quand il s’arrêta pour reprendre haleine ; il ne s’y trouve pas autant de granit dans un gallon que dans une pinte de notre cidre. J’en pourrais avaler un tonneau, et marcher ensuite sur une planche aussi étroite que votre religion, Philip-o.

Il parlait pourtant ainsi avec un air de bonheur qui prouvait que l’homme intérieur avait reçu des consolations abondantes, et l’expression de sa bouche annonçait qu’elle avait été le canal d’une communication agréable à son estomac. Pour dire la vérité, Benedetta lui avait servi du vin semblable à celui qu’elle avait placé devant le vice-gouverneur, et la saveur en flattait si agréablement le palais, qu’Ithuel ne se doutait guère de la force de l’hôte qu’il venait de recevoir dans son intérieur.

Pendant ce temps, le vice-gouverneur cherchait à fixer ses idées sur le pays et le caractère de cet étranger. Il était assez naturel qu’il prît Bolt pour un Anglais, et ce fait eut quelque influence pour le faire revenir à l’opinion que le lougre naviguait réellement sous pavillon anglais. Comme la plupart des Italiens de ce temps, il regardait toutes les grandes familles issues des hordes du nord comme des espèces de barbares, opinion que l’air et les manières d’Ithuel n’étaient pas propres à changer ; car, quoique cet être singulier ne fût pas bruyant, vulgaire et grossier, comme les Italiens de la basse classe avec lesquels le vice-gouverneur avait pu quelquefois se trouver en contact, néanmoins il était si évidemment incivilisé sur bien des points essentiels, qu’on ne pouvait supposer qu’il fût né dans une classe respectable de la société.

— Vous êtes Génois ? dit-il à Filippo du ton d’un homme qui avait le droit de l’interroger.

— Oui, Signor, et aux ordres de Votre Excellence, quoique je sois engagé en ce moment dans un service étranger.

— Dans quel service, l’ami ? Parlez ! je suis un des dépositaires de l’autorité dans cette île, et je ne fais que mon devoir en vous adressant cette question.

— Cela est facile à croire, Excellence ; il ne faut que vous voir pour en être sûr, répondit Filippo en se levant, et le saluant avec respect sans rien de cette gaucherie qu’on aurait remarquée dans un homme de sa classe, né sous un climat plus septentrional. Je suis au service du roi d’Angleterre.

Il prononça ces mots d’un ton ferme, mais il ne put s’empêcher de baisser les yeux sous le regard pénétrant du vice-gouverneur.

— Vous êtes heureux d’avoir trouvé un maître si honorable, répondit-il d’un ton froid, surtout depuis que votre pays est retombé sous le pouvoir des Français. Tout cœur italien doit prendre intérêt à un gouvernement qui à son existence et ses racines de ce côté des Alpes.

— Signor, nous sommes une république aujourd’hui, et nous l’avons toujours été, comme vous le savez.

— Oui, république telle quelle. — Mais votre compagnon ne parle pas italien ; est-il Anglais ?

— Non, Signor, il est Américain. — Une espèce d’Anglais, et qui pourtant n’est pas Anglais, après tout. Il aime fort peu l’Angleterre, si j’en puis juger par ses discours.

— Américain ! s’écria Barrofaldi. — Américain ! répéta Vito Viti. — Américain ! dirent en chœur les quatre marins attablés ensemble ; tous les yeux se tournant avec une vive curiosité vers l’individu en question, qui supporta cet examen avec calme et fermeté.

Le lecteur ne doit pas être surpris qu’un Américain fût regardé alors en Italie avec curiosité ; car, deux ans plus tard, quand un vaisseau de guerre américain jeta l’ancre tout à coup devant Constantinople, et annonça sa nation, les autorités de la Sublime Porte ignoraient encore qu’un tel pays existât. Il est vrai que Livourne commençait à être fréquenté par des bâtiments américains en 1799 ; mais, même avec ces preuves sous leurs yeux, les habitants des ports dans lesquels entraient ces bâtiments marchands, étaient habitués à en regarder les équipages comme composé d’Anglais qui les montaient pour les nègres d’Amérique[1]. En un mot, deux siècles et demi d’existence nationale, et plus d’un demi-siècle d’indépendance comme nation, n’ont pas encore suffi pour apprendre à tous les habitants de l’ancien monde que la grande république moderne est peuplée d’hommes d’origine européenne et ayant la peau blanche. Peut-être même la plupart de ceux qui sont instruits de ce fait l’ont-ils appris dans des ouvrages de littérature légère, comme celui-ci, plutôt que par une étude régulière de l’histoire.

— Oui, Américain, dit Ithuel à son tour avec emphase, dès qu’il entendit répéter ce mot par toutes les bouches, et qu’il vit tous les yeux se fixer sur lui. Je ne suis pas honteux de mon pays ; et si vous voulez le connaître positivement, je vous dirai que je suis du New-Hampshire, ou ce que nous appelons l’état de Granit. — Expliquez-leur cela Philip-o, et faites-moi savoir ce qu’ils ont à y dire.

Filippo traduisit ce discours de son mieux, aussi bien que la réponse ; et autant vaut dire ici une fois pour toutes que, dans la conversation qui va être rapportée, l’aide de l’interprète fut nécessaire pour que ceux qui y prenaient part pussent s’entendre ; mais nous rapporterons l’entretien comme s’il eût eu lieu sans interruptions indispensables.

Uno Stato di Granito ! dit le vice-gouverneur, sa physionomie ayant une expression de doute ; quelle pénible existence doivent avoir ces pauvres gens ! comment peuvent-ils se procurer leur nourriture dans un tel pays ? Demandez-lui, Filippo, si l’on y a du vin.

— Du vin ! répéta Ithuel ; dites au signor que nous n’y donnerions pas le nom de vin à ce que nous buvons ici. Tout ce qui nous passe par le gosier y produit l’effet d’une lime, et brûle comme la lave du mont Vésuve. Je voudrais que nous eussions ici du rhum de la Nouvelle-Angleterre, pour qu’il pût voir la différence. Je méprise celui qui s’imagine que ce qu’il possède est au-dessus de tout, uniquement parce qu’il le possède ; mais le goût est le goût après tout, et personne ne peut le nier.

— Le signor Américain nous donnera peut-être un aperçu de la religion de son pays, à moins que les Américains ne soient païens. Je ne me souviens pas, Vito, d’avoir rien lu sur la religion de cette partie du monde.

— La religion ! Eh bien, une question comme celle-ci ferait un beau bruit dans le New-Hampshire. — Écoutez-moi bien, Signor : vos cérémonies, vos images, vos costumes religieux, vos sonneries de cloches et vos génuflexions, nous n’appelons pas tout cela une religion ; non, pas plus que nous ne donnerions le nom de vin à cette piquette.

La tête d’Ithuel éprouvait alors l’influence de cette piquette plus qu’il ne le croyait, sans quoi il n’aurait pas exprimé si haut son dissentiment ; car l’expérience lui avait appris la nécessité d’être réservé sur un pareil sujet, dans la plupart des pays catholiques. Mais le signor Barrofaldi ignorait tout cela, et il répondit avec la sévérité d’un bon catholique, quoique avec la modération d’un gentleman.

— L’Américain, dit-il, ne comprend probablement pas bien ce qu’il appelle nos cérémonies et nos images ; car un pays aussi peu civilisé que le sien ne peut aisément comprendre les profonds mystères de notre ancienne religion.

— Peu civilisé ! Je calcule qu’il faudrait défricher profondément cette partie du monde, pour y produire une civilisation pareille à celle dans laquelle nos plus jeunes enfants sont élevés. Mais il est inutile d’en parler. Ainsi buvons.

Andréa s’apercevant qu’il était effectivement inutile de parler, d’autant plus que Filippo avait été fort embarrassé pour traduire le mot « défricher », se trouva alors disposé à renoncer à l’idée d’une dissertation sur la religion, les mœurs et les lois, pour arriver sur-le-champ au sujet qui l’avait amené dans la compagnie où il se trouvait.

— L’Américain paraît être aussi au service du roi d’Angleterre, dit-il négligemment. Je me souviens d’avoir entendu dire qu’il y a eu une guerre entre ses concitoyens et les Anglais, et que les Français aidèrent les Américains à obtenir une sorte d’indépendance nationale. Qu’est cette indépendance, je n’en sais rien ; mais il est probable que les habitants du Nouveau-Monde sont encore obligés, pour former des marins, de servir dans la marine de leurs anciens maîtres.

Tous les muscles d’Ithuel furent en travail, et une expression intense d’amertume rembrunit sa physionomie. Il sourit avec une sorte de dérision, et enfin son indignation trouva des paroles.

— Vous avez peut-être raison, Monsieur, peut-être dites-vous la vérité ; car les Anglais prennent sur nos navires nos concitoyens, comme s’ils y avaient le meilleur droit du monde. Après tout, il est possible que nous servions nos maîtres, et que tout ce que nous disons et pensons chez nous de notre indépendance ne soit qu’une amorce brûlée dans le bassinet. Quoi qu’il en soit, il se trouve parmi nous quelques lurons qui, de manière ou d’autre, savent s’en venger quand l’occasion se présente ; et si je ne joue pas quelque mauvais tour à maître John Bull, quand je la trouverai, puissé-je ne jamais revoir le New-Hampshire, qu’il soit de granit ou de bois pourri.

Ce discours ne fut pas traduit très-littéralement ; mais ce que le vice-gouverneur en comprit suffit pour éveiller sa curiosité, car il trouva singulier qu’un homme qui était au service des Anglais nourrît dans son cœur de tels sentiments à leur égard. Quant à Ithuel, il avait oublié sa circonspection ordinaire ; car le vin, sans qu’il s’en fût aperçu, contenait plus de granit qu’il ne s’était imaginé. D’ailleurs, il parlait rarement des abus de la presse sans perdre plus ou moins de l’empire qu’il avait ordinairement sur lui-même.

— Demandez à l’Américain, dit Barrofaldi, quand il est entré au service du roi d’Angleterre ; et pourquoi il y reste, si ce service lui déplaît, quand il pourrait trouver tant d’occasions d’en sortir.

— Je n’y suis jamais entré, répondit Ithuel, prenant ce mot à la lettre. Les Anglais m’ont pris par la presse, comme un chien dont ils auraient eu besoin pour faire aller un tourne-broche, et ils m’ont tenu sept ans à me battre pour eux, et à servir comme bon leur semblait. J’étais l’année dernière à cette petite affaire de l’embouchure du Nil, puis à celle du cap Saint-Vincent et à une douzaine d’autres, et toujours contre ma volonté, sous tous les rapports. Cela était assez dur à supporter, mais ce n’est pas le pire, et je ne sais si je pourrai me résoudre à dire le reste.

— Tout ce que l’Américain peut juger à propos de nous dire sera écouté avec plaisir.

Ithuel ne savait trop s’il devait parler ou se taire. Il consulta son flacon, et y ayant puisé une nouvelle chaleur, il continua :

— Eh bien ! le pire est d’ajouter l’insulte à l’injustice. C’est bien assez de faire une injustice à un homme ; mais quand on vient à l’insulter, il faut qu’il y ait en lui bien peu d’acier, s’il ne tire du feu du sein d’une pierre.

— Et pourtant peu de gens sont victimes d’une injustice sans être calomniés, dit le vice-gouverneur philosophe. Cela ne se voit que trop souvent dans notre Italie, voisin Vito Viti.

— Je calcule que les Anglais traitent tout le monde de même, soit en Italie, soit en Amérique, reprit Ithuel. Mais ce que j’ai toujours trouvé le plus dur à souffrir, c’est qu’ils étaient toujours à m’asticoter sur mon langage et mes manières, et à se moquer de moi comme si je parlais et j’agissais en vrai Yankee. Il est pourtant reconnu, parmi nous autres en Amérique, que nous parlons le meilleur anglais possible, et l’on n’y trouverait personne qui prononçât hog og, et anchor hanchor. Que pense-t-on de cela dans votre partie du monde, signor squire ?

— Nous ne pouvons nous ériger en critiques de votre langue, signor Bolto ; mais on doit raisonnablement supposer que les Anglais parlent leur propre langue mieux que toute autre nation. Vous devez du moins leur accorder cela.

— Je ne leur accorderai pas cet avantage. Je n’ai pas été à l’école pour rien ; non, sur ma foi. Les Anglais prononcent clerk clark, cucumber cowcumber, et nul raisonnement ne me persuadera jamais qu’ils ont raison. Je pourrais vous citer une kyrielle de mots qu’ils prononcent aussi ridiculement, et elle serait aussi longue qu’une paire de lisières à conduire les enfants, ou la drosse du gouvernail d’un bâtiment. Il est bon que vous sachiez, signor squire, que j’ai tenu une école dans ma jeunesse

Non e possible ! s’écria le vice-gouverneur, l’étonnement l’emportant sur son savoir-vivre habituel. — Vous voulez dire, signor Americano, que vous donniez des leçons sur l’art de gréer et de gouverner les lougres.

— Vous ne vous êtes jamais plus trompé, Signor. J’enseignais, d’après un système général, tout ce qu’on a besoin d’apprendre par forme d’édication, et si quelqu’un de mes écoliers avait fait une bévue comme de prononcer clerk et cowcumber, je vous l’aurais puni de manière à ce qu’il s’en souvînt toute la semaine. Mais je méprise un Anglais du fin fond de mon âme, car mon cœur n’est pas assez profond pour contenir tout ce que je sens.

Quelque absurdes que les dissertations critiques d’Ithuel doivent paraître à ceux qui connaissent tant soit peu la langue anglaise, elles n’étaient guère plus ridicules que celles qu’on rencontre souvent sur le même sujet dans la littérature éphémère des États-Unis. Il avait même, dans son dernier discours, employé le verbe mépriser dans un sens qui n’est pas la véritable signification, mais qui devient si généralement adopté dans ce pays qu’il menace de la supplanter. Par mépriser il entendait haïr, et cependant la haine est de toutes les passions celle qui est la plus éloignée du mépris, car il est difficile d’élever ceux qu’on méprise au niveau nécessaire pour les haïr.

— Les Anglais ne sont pourtant pas un peuple méprisable, dit Andréa, donnant nécessairement au mot « mépriser » son sens littéral, faute d’en connaître un autre. Pour une nation du Nord, ils ont fait depuis quelques années des choses merveilleuses, et particulièrement sur l’Océan.

C’était plus qu’Ithuel n’en pouvait supporter. Tous ses griefs personnels contre les Anglais — et il faut avouer qu’ils étaient réels se représentèrent à son esprit excité et enflammé par l’animosité nationale, et il commença une longue tirade d’injures qui mit en défaut toute la connaissance que Filippo avait de la langue anglaise, et qui lui en rendit la traduction exacte impossible. Le vin qu’Ithuel avait bu, et qui avait certainement plus de corps qu’il ne lui en supposait, lui avait monté à la tête, il n’était plus en état de raisonner, et ce ne fut que son extrême violence qui l’empêcha de dire clairement des choses qui, en cette occasion, auraient pu le trahir imprudemment. Le vice-gouverneur écoutait avec la plus grande attention, dans l’espoir que, au milieu de tout ce qu’il entendait sans y rien comprendre, quelque mot pourrait lui apprendre ce qu’il désirait savoir. Mais il n’arrivait à ses oreilles qu’une masse d’invectives incohérentes dont il ne put tirer rien d’utile, et cette scène lui devenant désagréable, il résolut d’y mettre fin. Il profita donc d’un moment où Ithuel se tut un instant pour reprendre haleine, et il lui dit :

— Signor, tout cela peut être vrai ; mais sortant de la bouche d’un homme qui sert les Anglais, pour entrer dans l’oreille d’un serviteur de leur allié le grand-duc de Toscane, de pareils discours sont aussi extraordinaires que peu convenables. Nous parlerons donc d’autre chose. Le lougre à bord duquel vous servez est sans contredit anglais, malgré tout ce que vous nous dites de cette nation ?

— Oui, répondit Ithuel avec un sourire caustique, et c’est un joli bâtiment. Oui, il est anglais, mais ce n’est pas sa faute, et il faut souffrir ce qu’on ne peut empêcher. C’est un lougre de Guernesey, et il faut voir comme il galope quand il s’éveille et qu’il a mis ses bottes !

— Ces marins ont un langage qui leur est propre, dit Barrofaldi au podestat, en souriant comme en considération des habitudes nautiques d’Ithuel. L’idée d’un navire mettant ses bottes vous semble ridicule ainsi qu’à moi, mais l’imagination des marins emploie mille images en parlant de leurs bâtiments. Il est curieux de les entendre converser, voisin ; et depuis que je demeure sur cette île, j’ai souvent songé à faire un recueil de ces images, pour en orner le genre de littérature qui appartient à leur profession. L’idée d’un lougre mettant ses bottes a quelque chose d’héroïque.

Vito Viti, quoique Italien et portant un nom si musical, n’avait rien de poétique dans l’imagination. Il prenait tout dans un sens littéral et ne s’occupait que des faits. L’idée d’un lougre portant des bottes n’offrait donc à son esprit aucune beauté particulière ; et quoique habitué à céder en tout aux connaissances supérieures et à l’érudition d’Andréa Barrofaldi, il eut le courage, en cette occasion, de faire une observation contre la possibilité de cette circonstance.

— Signor vice-gouverneur, dit-il, tout ce qui reluit n’est par or. De grands mots couvrent souvent de pauvres pensées, et je prends ceci comme un exemple de ce que je veux dire. J’ai vécu longtemps à Porto-Ferrajo, car il y a maintenant cinquante ans que j’y demeure, vu que j’y suis né et que je ne suis sorti de cette île que quatre fois dans toute ma vie. Eh bien, malgré cela, je n’ai jamais vu dans ce port un seul bâtiment qui portât des bottes ou même des souliers.

— C’est une expression métaphorique, voisin Viti ; et il faut la considérer sous un point de vue poétique. Homère parle de déesses couvrant de leur bouclier leurs guerriers favoris, tandis que l’Arioste fait converser ensemble des rats et des ânes, comme s’ils étaient membres d’une académie. Tout cela n’est qu’un jeu de l’imagination, Signor, et celui qui en a le plus est le plus habile à inventer des circonstances qui, sans être strictement vraies, produisent un effet très-agréable.

— Quant à Homère et à l’Arioste, signor Barrofaldi, je doute qu’aucun d’eux ait jamais vu un navire en bottes, et qu’ils se connussent en bâtiments aussi bien que nous, qui demeurons à Porto-Ferrajo. Écoutez, l’ami Filippo, demandez à l’Américain s’il a jamais vu dans son pays des bâtiments portant des bottes. Faites-lui cette question tout simplement, et sans y rien mettre de votre maudite poésie.

Filippo fit ce qui lui était demandé, laissant Ithuel deviner, s’il le pouvait, pourquoi on lui faisait cette question ; car ce dernier ne savait rien de ce qui venait de se passer entre les deux dignitaires, dont la conversation avait eu lieu en italien.

— Des bottes ! répéta-t il en regardant autour de lui d’un air goguenard ; peut être pas exactement la semelle et le cou-de-pied, car ils doivent nécessairement être sous l’eau, mais tout bâtiment qui n’est pas doublé en cuivre à son boot-top[2], et je pourrais faire serment que j’en ai vu dix milliers, plus ou moins.

Cette réponse déconcerta le vice-gouverneur, et mit le podestat dans un embarras complet. Les graves marins assis à l’autre table la trouvèrent aussi fort étrange ; car le langage maritime n’est figuré dans aucun pays au même point qu’en Angleterre, et l’expression boot-top, appliquée à un bâtiment, était du grec pour eux aussi bien que pour les deux fonctionnaires. Ils conversèrent ensemble sur ce sujet, tandis qu’Andréa et Vito tenaient une conférence secrète de l’autre côté de la chambre. Cela donna à l’Américain le temps de recueillir ses idées et de se rappeler les circonstances critiques dans lesquelles ses compagnons et lui se trouvaient. Personne ne pouvait être plus ingénieux et plus rusé que cet homme, quand il était sur ses gardes, quoique la haine inextinguible qu’il avait jurée aux Anglais l’eût presque amené à trahir un secret qu’il était de la plus grande importance de garder en ce moment. Enfin un silence général s’établit, et tous les yeux se tournèrent vers le vice-gouverneur, comme si l’on eût attendu qu’il dît quelque chose pour renouer la conversation. On ne se trompait pas tout à fait, car, ayant demandé à Benedetta si elle avait une autre chambre où il n’y eût personne, sur sa réponse affirmative il fit signe à l’Américain et au Génois de le suivre, et marcha en avant avec le podestat. Dès qu’ils furent dans cette nouvelle chambre, la porte en fut fermée, et le vice-gouverneur en vint au fait sur-le-champ.

— Signer Americano, dit-il, entre gens qui s’entendent, un long préambule est inutile. Voici un langage qui se comprend dans tout l’univers, et je le mets sous vos yeux de la manière la plus claire, afin qu’il n’y ait pas de méprise.

— Je le comprends fort bien ! s’écria Ithuel. — Deux, — quatre, six, — huit, — dix, — toutes bonnes pièces d’or que vous appelez zecchini dans cette partie du monde, et que nous appelons sequins en Angleterre. — Eh bien, qu’ai-je fait ou que dois-je faire pour ces vingt dollars, signor squire ? Dites-le-moi, car, je n’aime pas à travailler dans les ténèbres, c’est contre ma nature.

— Il faut nous dire la vérité. Nous soupçonnons ce lougre d’être français. Donnez-nous-en la preuve, et vous trouverez en nous des amis prêts à vous servir.

Andréa Barrofaldi connaissait peu l’Amérique et les Américains. Il avait conçu l’idée, commune en Europe, que l’argent était la grande divinité adorée dans cet hémisphère, et il avait cru que rien ne lui serait plus facile que d’acheter un homme ayant les manières et la tournure d’Ithuel. Dans sa petite île, dix sequins auraient suffi pour décider presque tout matelot à commettre toute action qui ne serait pas un crime capital ; et l’idée qu’un barbare de l’ouest pourrait refuser une pareille somme ne s’était pas présentée un instant à son esprit. Mais il ignorait le caractère d’Ithuel Bolt. Il n’aurait pas été facile de trouver un plus grand coquin dans son genre que cet Américain ; mais toutes ses idées de dignité personnelle, de respect pour soi-même et de vertu républicaine, se trouvèrent blessées par une tentative si ouverte de corruption ; et si le lougre n’eût pas été dans une position si critique, il aurait été homme à répondre à cette offre en jetant les pièces d’or à la tête du vice-gouverneur, quoique, sachant où elles étaient, il eût cherché tous les moyens de se les approprier le moment d’après. Jamais il n’avait accepté un présent d’argent offert directement ou indirectement pour le gagner ; car il aurait cru, en l’acceptant, commettre un acte de dégradation envers lui-même et de trahison envers l’honneur de son pays, quoiqu’il eût rusé, trompé et menti du matin au soir pour faire passer seulement quelques pièces de cuivre de la poche de son voisin dans la sienne, à l’abri des formes de l’opinion et de l’usage. En un mot, Ithuel avait, relativement à certaines choses, ce qu’on pourrait appeler une honnêteté légale, sauf certaines réserves générales, comme d’introduire de la contrebande dans tous les pays à l’exception du sien, d’employer, à cet effet, toutes les supercheries possibles, et de prêter tous les serments que pourraient exiger les officiers des douanes : mais c’est justement cette classe d’hommes qui déclame le plus contre la coquinerie des autres. S’il eût existé une loi qui accordât la moitié au délateur, il est possible qu’il n’eût pas hésité à trahir ses compagnons, ce qui lui aurait paru une affaire légale et régulière ; mais il était depuis longtemps pénétré de l’idée que tout Italien était un coquin perfide, auquel on ne devait pas se fier comme à un coquin américain ; et d’ailleurs, dans un cas comme celui dont il s’agit, sa haine contre les Anglais aurait soutenu sa fidélité, même dans une occasion où il y aurait eu beaucoup moins de risques à courir. Conservant donc son empire sur lui-même, quoique en regardant les sequins avec un air de simplicité qui étonna le vice-gouverneur et qui lui en imposa :

— Non, non, seigneur squire, dit-il. D’abord, je n’ai point de secret à vous dire, et ce serait une chose scabreuse de toucher votre argent sans vous en donner la valeur ; ensuite, le lougre a été construit à Guernesey, et le capitaine à une commission du roi George en bonne forme. Dans notre partie du monde, nous ne recevons jamais d’argent sans donner quelque chose de même valeur. Nous regardons comme une bassesse de demander ou d’accepter un présent : après cela, il n’y a qu’à courir les rues en mendiant. Si pourtant je puis légalement faire quelque chose pour votre service, je suis tout disposé à travailler pour votre argent comme pour celui de tout autre ; je n’ai pas de préférence pour les rois, à cet égard.

Pendant tout ce temps, Ithuel tenait les sequins dans sa main, avec l’air de vouloir les rendre, quoique à regret ; et Andréa, qui comprenait ses gestes mieux que ses discours, en conclut qu’il refusait de vendre son secret.

— Vous pouvez gardez cet argent, dit-il ; nous autres Italiens ; nous ne sommes pas dans l’usage de reprendre ce que nous avons une fois donné. Demain matin, peut-être, vous rappellerez-vous quelque chose qu’il est à propos que nous sachions.

— Je n’ai pas besoin de présents, et ce n’est pas exactement la coutume de l’état de Granit d’en recevoir, répliqua Ithuel d’un ton un peu acerbe. Une bonne conduite est une bonne conduite, et je pense que l’homme qui cherche à en opprimer ou à en renverser un autre par le moyen d’un présent, ne vaut guère mieux qu’un aristocrate anglais. — Écoutez, Philip-o, dites un mot à voix basse au squire des trois barils de tabac que nous eûmes du bâtiment de Virginie, le jour où nous vîmes la côte septentrionale de la Corse. Cela le convaincra peut-être que nous ne sommes pas ses ennemis ; mais n’allez pas brailler de manière à vous faire entendre de la femme là-bas, ou des hommes qui sont à boire dans l’antre chambre.

— Signor Ithuello, répondit le Génois en anglais, il n’est pas à propos de parler ici de ces barils de tabac. L’homme qui vous parle est le vice-gouverneur de l’île, l’autre est un magistrat, et ils feraient saisir le lougre comme contrebandier, ce qui reviendrait au même que s’il était saisi comme ennemi.

— J’ai pourtant bonne envie de garder ces sequins, pour dire la vérité, Philip-o, et je n’en vois d’autre moyen qu’à l’aide de ces barils de tabac.

— Et que ne les gardez-vous, puisque le signor vous les a mis dans la main ? Tout ce que vous avez à faire, c’est de les empocher, et de dire : Exzcellenza, que désirez-vous de moi ?

— Ce ne serait point parler en homme de Granit ; ce serait plutôt dans la nature de vous autres Italiens. Ce qu’il y a de plus ignominieux sur la terre, d’abord c’est un pauvre, — ensuite un mendiant des rues, puis ces drôles qui reçoivent des pièces de six pence ou d’un shelling par forme de pourboire, et en dernier lieu un Anglais. Je les méprise tous. Mais que le signor me dise seulement un mot de trafic, et il me trouvera prêt et disposé à tout : je défierais le diable en fait de trafic.

Filippo secoua la tête, et refusa positivement d’être assez fou pour proposer une marchandise de contrebande à des hommes dont le devoir serait de punir la violation des lois relatives aux douanes. Pendant ce temps les sequins restaient sur la table, où Bolt les avait déposés fort à contre-cœur ; et enfin, Andréa Barrofaldi, qui semblait ne savoir comment apprécier le caractère de l’être singulier que le hasard avait amené en sa présence, remit cet argent dans sa poche ; mais, en le conservant, il garda aussi sa méfiance et ses doutes.

— Répondez-moi à une chose, signor Bolto, dit-il après une minute de réflexion : si vous haïssez tant les Anglais, pourquoi êtes-vous à leur service ? Pourquoi ne les quittez-vous pas à la première occasion que vous en trouvez ? La terre est aussi grande que la mer, vous devez souvent y mettre le pied.

— Je calcule, signor squire, que vous n’étudiez pas souvent les cartes, sans quoi vous ne feriez pas une telle méprise. Je vous apprendrai donc, pour commencer, qu’il y a deux fois autant d’eau que de terre dans ce monde ; et la raison le veut ainsi, puisqu’un bon acre de terre en vaut pour le produit plus de cinq ou six de l’océan. Je dirai, ensuite, qu’il faut bien peu connaître mon caractère pour me faire une pareille question. Je sers le roi d’Angleterre pour qu’il me le paie bien. — Si vous voulez avoir l’avantage sur quelqu’un, devenez d’abord son créancier, et vous en ferez alors tout ce que vous voudrez, de la manière la plus sûre et la plus profitable.

Tout cela fut inintelligible pour le vice-gouverneur, qui, après quelques autres questions, auxquelles il ne reçut aucune réponse plus satisfaisante, finit par se retirer avec politesse, en disant à Benedetta qu’il ne fallait pas que ces étrangers le suivissent dans la chambre qu’il avait quittée si peu de temps auparavant.

Quant à Ithuel, le départ des deux dignitaires l’inquiéta fort peu ; mais comme il sentit qu’il ne serait peut-être pas prudent à lui de boire davantage, il paya le vin qu’il avait demandé et sortit du cabaret avec son compagnon. Une heure après, les trois barils de tabac étaient en la possession d’un marchand de Porto-Ferrajo, ce court intervalle lui ayant suffi pour conclure son marché et livrer sa marchandise, ce qui était le seul motif qui l’avait fait venir à terre. Ce petit trafic de contrebande avait lieu tout à fait à l’insu de Raoul Yvard, qui était à tous égards le capitaine de son lougre, et dans le caractère duquel il y avait des traits d’honneur chevaleresque, mêlés à des goûts et à des habitudes qui ne semblaient pas promettre des qualités si élevées. Mais ce peu de disposition à chercher à faire de petits profits personnels n’était pas la seule ligne de distinction qu’on pût remarquer entre le commandant du petit lougre et l’être dont il se servait de temps en temps pour masquer son but véritable.


  1. Pas plus tard qu’en 1828 j’étais à Livourne, le Delaware, vaisseau de 80 canons, venait d’en partir, et comme j’en parlais à un habitant de cette ville, qui me supposait Anglais, je lui dis : — Tout équipage était sans doute noir ? — Je le croyais ainsi, signor, me répondit-il, jusqu’à ce que j’eusse été à bord ; mais ils étaient aussi blancs que vous et moi. (Note de M. Cooper.)
  2. Littéralement : le haut d’une botte ; en style de marine : carène. (Note du traducteur.)