Le Feu-Follet/Chapitre V

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 21p. 59-73).


CHAPITRE V.


« La grande querelle entre le ciel et la mer nous a séparés de nos compagnons. — Mais, attention ! une voile ! »
Cassio.



Quel put être le résultat des autres enquêtes et de toutes les réflexions que fit le vice-gouverneur pendant cette nuit, c’est ce que personne ne sut. Après avoir passé une heure à se promener sur le port et dans les environs avec le podestat, il retourna chez lui pour se coucher, et le magistrat en fit autant, laissant le lougre tranquillement à l’ancre à l’endroit où il s’est déjà offert à l’attention de nos lecteurs. Si Raoul Yvard et Ghita eurent une autre entrevue, elle fut si secrète, qu’elle échappa à toutes les observations, et par conséquent nous ne pourrons en parler.

Une matinée du milieu de l’été sur la Méditerranée est un de ces moments calmes et tranquilles, aussi agréables pour l’esprit que pour le corps. On jouit partout de cette clarté douce et progressive qui précède le lever du soleil, des teintes changeantes du firmament, d’un éclat doux comme celui de la perle, qui semble vouloir nous faire aimer les ouvrages de la main de Dieu, — et des rayons brillants du soleil : mais ce n’est point partout que se présentent ces changements séduisants sur une mer dont l’azur le dispute à celui des profondeurs les plus reculées du vide et de l’espace, sous un climat aussi enchanteur que les scènes qu’il embellit, et parmi des montagnes dont les coteaux réfléchissent toutes les nuances de la lumière avec la vérité et la poésie de la nature. Ce fut une matinée semblable qui suivit la nuit dont le commencement a été celui de notre histoire, et elle ramena le mouvement sur le port et dans la ville. L’Italie, en général, est remarquable par un air de repos tranquille qu’on ne trouve guère dans les scènes plus bruyantes du commerce intéressé de l’Amérique, ni même dans celles qu’offrent la plupart des nations du nord de l’Europe. Il y a dans son aspect, dans son mode de vie, et même dans ses habitudes commerciales, un air de noblesse déchue qui manque aux ports, aux boutiques et aux marchés des parties les plus vulgaires du monde, comme si, après avoir été si longtemps le foyer de la civilisation humaine, elle sentait qu’il ne lui convient pas, même dans ces derniers temps, de se dépouiller de toutes les traces de son histoire et de sa puissance. L’homme et le climat semblent y être à l’unisson, et l’on y supporte les soucis de la vie avec un air de far-niente qui s’accorde parfaitement avec l’atmosphère dans laquelle on respire.

À l’instant où le jour paraissait, la chute d’une pièce de bois sur le pont du Feu-Follet donna le premier indice que quelqu’un était éveillé sur ce pont. Si l’on avait établi un quart à bord de ce bâtiment pendant la nuit, ce qui ne paraît guère douteux, il avait eu lieu avec tant de silence et de tranquillité, qu’aucun des yeux qui avaient été fixés sur lui jusque longtemps après minuit n’avait pu s’en apercevoir. En ce moment pourtant tout y était en mouvement, et environ cinq minutes après la chute du morceau de bois, échappé des mains du cuisinier qui allait allumer le feu de sa cuisine, on voyait au-dessus du plat-bord le haut des chapeaux et des bonnets de cinquante à soixante marins qui marchaient sur le pont dans tous les sens. Trois minutes après, deux hommes se montrèrent près des montants de bittes, ayant les bras croisés, jetant un coup d’œil sur l’avant du bâtiment, et examinant le port et les objets se trouvant sur la terre qui l’entourait.

Les deux individus qui se montraient ainsi en vue étaient Raoul Yvard et Ithuel Bolt. Ils causaient en français, quoique le dernier le parlât exécrablement, et sans faire aucune attention ni à la grammaire ni à la prononciation. Mais en rendant compte de cet entretien, nous appuierons sur les singularités qui appartenaient personnellement aux interlocuteurs, plutôt que sur la différence de leur langage.

— Je ne vois que l’Autrichien qui vaille la peine de faire un mouvement, dit Raoul dont les yeux parcouraient le port intérieur, son lougre étant à l’ancre à environ cent brasses en dehors ; et il n’a pas de cargaison, il nous paierait à peine les frais de l’envoyer à Toulon. Ces felouques nous embarrasseraient sans nous rapporter beaucoup de profit ; leur perte ruinerait les pauvres diables à qui elles appartiennent, et ce serait jeter bien des familles dans la misère.

— Voilà une nouvelle idée pour un corsaire, dit Ithuel en ricanant. — Le bonheur fait tout en affaires, et chacun doit calculer les chances de la guerre. Je voudrais que vous eussiez lu l’histoire de notre révolution, vous y auriez vu qu’on n’obtient pas la liberté et l’égalité sans avoir eu bien des hauts et des bas.

— L’Autrichien pourrait nous convenir s’il tirait une couple de pieds d’eau de plus, continua Raoul, qui faisait peu d’attention aux remarques de son compagnon. — Mais après tout, Itouel, car c’était ainsi qu’il prononçait toujours le nom de l’Américain, je me soucie peu d’une prise qu’on fait sans qu’il y ait aucun éclat dans l’attaque et dans la défense.

— Eh bien ! mon avis à moi, c’est que les combats les plus courts sont les plus agréables et les plus profitables, et que les plus belles victoires sont celles qui rapportent les plus fortes parts de prise. Quoi qu’il en soit, comme ce brick n’est qu’autrichien, peu m’importe ce que vous en ferez. S’il était anglais, je me mettrais dans un canot avec un bon équipage, je le prendrais à la remorque, et je le conduirais ici pour le brûler. Quel beau feu de joie fait un bâtiment anglais !

— Ce serait détruire un bâtiment, et risquer de perdre quelques-uns de vos hommes sans aucune utilité pour nous.

— Mais ce serait nuire à ces maudits Anglais, et je compte cela pour quelque chose, moi. Nelson n’a pas été si scrupuleux quand il a brûlé vos vaisseaux dans l’embouchure du Nil, monsieur Roule.

— Tonnerre ! pourquoi en revenez-vous toujours à ce malheureux Nil ? N’est-ce pas assez que notre escadre y ait été battue et détruite ? Faut-il encore qu’un ami vienne en parler si souvent ?

— Vous oubliez, monsieur Roule, que j’étais avec vos ennemis alors, dit Ithuel avec un sourire amer. Si vous voulez regarder mon dos, vous y verrez encore les marques des coups de verges que j’ai reçus par ordre de mon capitaine pour lui avoir dit qu’étant républicain de sentiment et de naissance, il était contre ma conscience de me battre contre d’autres républicains. Il me répondit qu’il verrait d’abord quelle était la conscience de ma peau, et que si elle ne se mettait pas d’accord avec ce qu’il appelait mon devoir, il ferait doubler la dose. Et je dois avouer qu’il l’emporta sur ma conscience, car je combattis contre vous comme un tigre plutôt que d’être fustigé deux fois en un jour. Fouetter un dos écorché n’est pas une plaisanterie.

— Mais à présent, mon pauvre Itouel, le jour de la vengeance est arrivé ; vous êtes du bon côté, et vous pouvez combattre du cœur et du bras ceux que vous haïssez tant.

Un long et sombre silence suivit. Pendant ce temps, Raoul se tourna vers l’arrière et regarda travailler les hommes qui lavaient le pont, tandis qu’Ithuel, assis sur un des montants de bittes, et le menton appuyé sur une main, réfléchissait avec amertume, comme le diable de Milton, aux injustices qu’il avait éprouvées. Les hommes réunis en corps n’ont aucune sensibilité ; ils commettent une injustice sans réflexion, et la justifient sans remords. Et cependant on peut douter qu’une nation ou un individu ait jamais commis ou toléré une injustice, sans en être punis tôt ou tard, par ce principe mystérieux de justice qui est inhérent à la nature des choses, et qui produit ses résultats, comme une herbe donne du grain, un arbre du fruit : saint arrangement qu’on a coutume, et avec raison, d’appeler la providence de Dieu. Qu’il redoute donc l’avenir, ce peuple qui, comme peuple, encourage systématiquement une injustice quelconque, puisque sa propre démoralisation s’ensuivra comme une conséquence nécessaire, quand même il échapperait à une punition plus directe.

Nous ne nous arrêterons pas à rapporter les réflexions du citoyen du New-Hampshire. Sans éducation et, à beaucoup d’égards, sans principes, il n’en voyait pas moins clairement l’injustice dont il avait été victime comme des milliers d’autres ; et en ce moment il aurait fait avec plaisir le sacrifice de sa vie pour pouvoir assouvir pleinement sa vengeance. Souvent, quand il était à bord du vaisseau anglais qui avait été tant d’années comme une prison pour lui, le désespoir lui avait suggéré l’idée de faire sauter le bâtiment ; et quelque mercenaire, quelque égoïste qu’il fût habituellement, il était homme à exécuter ce projet, pour mettre fin à ses souffrances et à la vie de tous ceux qui avaient été pour lui des instruments d’oppression, s’il avait pu en trouver les moyens. Ce sujet ne se représentait jamais à son esprit sans changer momentanément le cours de ses pensées, et sans donner à ses idées une intensité d’amertume qu’il avait peine à souffrir. Enfin, poussant un profond soupir, il se leva et se tourna vers l’entrée de la baie, comme s’il eût voulu cacher à Raoul l’expression de sa physionomie. Mais à peine eut-il les yeux fixés de ce côté, qu’il tressaillit et laissa échapper une exclamation qui porta son compagnon à tourner rapidement sur le talon, et à jeter un regard vers le même point. La lumière croissante les mit tous deux en état de découvrir un objet qui ne pouvait manquer d’avoir de l’intérêt pour des hommes placés dans la situation ou ils se trouvaient.

Nous avons déjà dit que la baie profonde sur un des côtés de laquelle se trouve la ville de Porto-Ferrajo, s’ouvre du côté du nord dans la direction du promontoire de Piombino. À droite de la baie, la terre, haute mais dentelée, s’étend à plusieurs milles avant de former ce qu’on appelle le canal, tandis que sur la gauche elle se termine par la petite hauteur sur laquelle se trouve la demeure alors occupée par Andréa Barrofaldi, devenue depuis ce temps si célèbre comme ayant été la résidence d’un bien plus grand homme que le vice-gouverneur. Le havre étant placé sous ses hauteurs, à gauche de la baie et à côté de la ville, il s’ensuit naturellement que le lougre était mouillé dans cette partie de la baie d’où la vue plane au nord, dans la direction de la côte de l’Italie, aussi loin qu’elle peut atteindre. La largeur du canal ou du passage situé entre l’île d’Elbe et la pointe de Piombino peut être de six à sept milles ; et à la distance de moins d’un mille de l’extrémité septentrionale de l’île, se trouve une petite île rocailleuse qui a été connue au monde par le fait que Napoléon plaça un caporal et une escouade, comme pour en prendre possession, quand il trouva tout son empire rétréci entre quelques montagnes dont les pieds sont baignés par la mer. Raoul et Ithuel connaissaient nécessairement l’existence et la situation de cet îlot, car ils l’avaient vu et en avaient remarqué la position le soir précédent, quoiqu’ils n’eussent point fait attention qu’il n’était pas visible de l’endroit où le Feu-Follet était mouillé. Lorsqu’ils avaient jeté le matin un premier coup d’œil vers la mer, quand la clarté ne suffisait pas encore pour faire distinguer les maisons situées de l’autre côté de la baie, ils avaient aperçu de ce côté un objet qu’ils avaient pris pour ce rocher ; mais alors la lumière était assez forte pour faire voir que c’était quelque chose de tout différent. En un mot, ce que Raoul et Ithuel avaient pris pour un îlot n’était ni plus ni moins qu’un navire.

Ce bâtiment avait le cap tourné vers le nord, et la route qu’il faisait à l’aide d’un léger vent du sud ne pouvait excéder un nœud par heure. Il ne portait aucune autre voile que ses trois huniers et son foc, quoique ses basses voiles fussent sur leurs cargues. Sa coque noire commençait à se dessiner en détail, et le long de la ligne jaune qui rompait l’uniformité de ses flancs, on pouvait compter les sombres intervalles de treize sabords, dans chacun desquels se voyait la bouche menaçante d’un canon. Quoique les hamacs ne fussent pas encore arrimés dans les bastingages, dont les toiles ainsi vides présentaient cet aspect négligé si commun pendant la nuit à bord d’un bâtiment de guerre, il était évident que ce bâtiment avait un pont supérieur avec des canons ; — en d’autres termes, que c’était une frégate. Comme elle avait vu la ville plusieurs minutes avant qu’on l’eût aperçue à bord du Feu-Follet, elle avait hissé son pavillon à l’extrémité de sa corne, quoiqu’il n’y eût pas assez de vent pour le faire flotter et faire connaître à quelle nation elle appartenait.

— Peste ! s’écria Yvard dès qu’il eut regardé une minute ce bâtiment, — nous serions dans un joli cul-de-sac, si ce bâtiment était anglais ! — Que dites-vous de ce pavillon, Itouel ? Vos yeux sont les meilleurs que nous ayons à bord du lougre.

— Je ne connais pas les yeux qui pourraient le distinguer à cette distance, et cela avant que le soleil soit levé ; mais en prenant une longue-vue, nous le saurons bientôt, car cinq minutes nous feront voir le grand luminaire, comme disait notre ministre.

Ithuel descendit de la muraille sur laquelle il était monté, et alla chercher deux longues-vues ; il en remit une à son compagnon, et garda l’autre. Une minute après, ils dirigèrent leurs instruments vers le bâtiment étranger, qu’ils examinèrent quelque temps en profond silence.

— Parbleu ! s’écria enfin Raoul, c’est le pavillon tricolore, ou mes yeux sont infidèles à leur patrie. — Voyons, Itouel ! — Quel bâtiment de 42 ou 44 la république a-t-elle sur cette côte ?

— Ce n’est pas cela, monsieur Yvard, répondit Ithuel d’un ton si changé et avec une emphase si marquée, que l’attention de Raoul passa sur-le-champ de la frégate à la physionomie de son compagnon. — Non, capitaine, ce n’est pas cela. Un oiseau n’oublie pas aisément la cage dans laquelle il a été enfermé plusieurs années, et si ce n’est pas la maudite Proserpine, je ne sais pas distinguer une misaine d’un artimon.

La Proserpine ! répéta Raoul, qui connaissait les aventures de son compagnon, et qui, par conséquent, n’avait pas besoin de lui demander une explication. — si vous ne vous trompez pas, il faut que le Feu-Follet cache son fanal. — Ce n’est qu’un bâtiment de 40, si j’en compte bien les sabords.

— Je n’ai que faire de compter ni les sabords ni les canons. C’est la Proserpine, frégate de 36, capitaine Cutt, quoiqu’on eût mieux fait de le nommer le capitaine Verges. — Oui, c’est la Proserpine, que le ciel la bénisse ! Le seul mal que je lui veux ce serait qu’elle fût au fin fond de la mer.

— Bah ! — Ce bâtiment porte quarante-quatre pièces de canon. — Je puis les compter à présent, et j’en trouve vingt-deux d’un côté.

— C’est cela même. — Une frégate de 36 sur la liste, et de 44 par compte. — 26 longs canons de 18 dans la batterie basse, — 12 caronades de 32 sur son gaillard d’arrière, et 4 autres caronades avec deux canons de chasse sur l’avant. Il ne lui faudrait qu’une seule bordée pour éteindre votre Feu-Follet, monsieur Roule ; car que sont 10 caronades de 12 et soixante-dix hommes contre une telle frégate ?

— Je ne suis pas assez fou, Itouel, pour songer à combattre une frégate, ni même une corvette portant des pièces de fort calibre, avec les forces que vous venez de mentionner ; mais j’ai passé trop longtemps sur la mer pour prendre l’alarme avant d’être bien sur du danger. La Railleuse est un bâtiment exactement semblable à celui-ci.

— Écoutez la raison, monsieur Roule, s’écria Ithuel avec force ; — ni la Railleuse, ni aucune frégate française, ne montrerait son pavillon dans un port ennemi, car ce serait faire connaître ses desseins. Mais un bâtiment anglais pourrait hisser le pavillon français, parce qu’il est toujours en son pouvoir d’en hisser ensuite un autre, et il peut gagner quelque chose par cette ruse. La Proserpine est un bâtiment de construction française, et elle a des jambes françaises, avec ou sans bottes. — À ces mots, Ithuel ne put retenir une envie de rire, mais il reprit son sérieux en ajoutant : — Et j’ai entendu dire qu’elle avait été construite sur le modèle de la Gracieuse. Voilà qui explique sa forme et son port ; quant à ses voiles, ses haubans et ses sabords, tout son gréement est enregistré sur mon dos en caractères qu’aucune éponge ne pourra jamais effacer.

— Corbleu ! murmura Raoul entre ses dents ; si c’est un bâtiment anglais, Itouel, il peut lui venir en tête d’entrer ici, et peut-être de jeter l’ancre à une demi-encâblure de nous. — Que pensez-vous de cela, mon brave Américain ?

— Je pense que cela peut arriver quoiqu’on ne voie pas quel motif pourrait engager un croiseur à entrer dans un port comme celui-ci. Tout le monde n’est pas aussi curieux que le Feu-Follet.

Oui. Que diable allait-il faire dans cette galère ? — Eh bien, il faut prendre le temps comme il vient, tantôt un ouragan et tantôt un calme. — Mais puisqu’il nous a si loyalement montré son pavillon, il faut lui rendre sa politesse et lui montrer aussi le nôtre. — Hé ! de l’arrière ! — hissez le pavillon !

— Lequel, capitaine ? demanda un vieux timonier, ayant ce qui s’appelle un air en dessous, que personne n’avait jamais vu rire, et qui était chargé de cette fonction. — Le capitaine se souviendra que nous sommes entrés dans ce port sous le pavillon de M. John Bull.

— Eh bien, hissez de nouveau le pavillon de M. John Bull. Il faut payer d’effronterie, à présent que nous avons pris le masque. Monsieur le lieutenant, faites mettre du monde sur le grelin et qu’on hale dessus à courir jusqu’à ce que nous soyons à pic de l’ancre, et veillez à ce que nous soyons prêts à déployer nos mouchoirs de poche. Personne ne sait quand le Feu-Follet pourra avoir besoin de s’essuyer le visage. — Ah ! Itouel, nous pouvons voir directement son travers, à présent qu’il a le cap plus à l’ouest.

Les deux marins prirent leur longues-vues et firent un nouvel examen. Ithuel avait une singularité qui non-seulement le caractérisait personnellement lui-même, mais qui est devenue si commune parmi les Américains de sa classe, qu’elle est, dans un sens, nationale. Dans les occasions ordinaires, il était grand parleur et toujours disposé à jaser ; mais quand le moment de se décider et d’agir était arrivé, il devenait silencieux, réfléchi, et prenait même une sorte de dignité qui n’appartenait qu’à lui. Telle était son humeur en cet instant, et il attendit qu’il plût à Raoul d’entamer la conversation. Mais celui-ci était alors aussi porté à la réserve que l’Américain, et il alla chercher dans sa chambre un abri contre les éclaboussures de l’eau qu’on jetait sur le pont pour le laver.

Deux heures firent monter le soleil sur l’horizon, et amenèrent l’activité et le bourdonnement du matin ; mais il n’en était pas résulté un grand changement dans la situation relative des choses ; tant dans la baie qu’en dehors. L’équipage du Feu-Follet avait déjeuné, avait tout mis à sa place sur le petit lougre, et chacun était grave, silencieux, et observait tout ; Une leçon qu’Ithuel avait réussi à graver dans l’esprit de ses compagnons, était la nécessité de réprimer leur volubilité naturelle, s’ils voulaient passer pour Anglais. Il est vrai que, s’ils eussent cédé à leur penchant habituel, on aurait prononcé à bord de ce petit bâtiment plus de paroles en une heure qu’il ne s’en prononce en deux sur un vaisseau de guerre anglais du premier rang. Mais l’Américain leur avait tellement fait sentir le danger de parler leur propre langue, et leur avait si bien appris la réserve grondeuse des Anglais, qu’ils caricaturaient plutôt qu’ils n’imitaient ce grand talent pour le silence, qu’ils regardaient comme caractéristique chez leurs ennemis. Ithuel, qui était presque un espiègle à sa manière, souriait en voyant les matelots croiser leurs bras, prendre un air bourru et mécontent, et se promener solitairement sur le pont, comme s’ils eussent été autant de misanthropes dédaignant de converser avec leurs compagnons, toutes les fois qu’un bateau venait du rivage. Il en arriva plusieurs dans le cours des deux heures dont nous avons parlé ; mais la sentinelle placée sur le passe-avant, qui avait la consigne, ne leur permettait jamais d’aborder, et feignait de ne pas comprendre le français quand on lui en demandait la permission en cette langue.

Raoul avait un équipage de canot composé de quatre hommes qui, de même que lui, avaient appris quelque peu d’anglais pendant leur captivité sur un ponton en Angleterre. Jusqu’à présent, il avait fait peu de progrès dans l’affaire qui avait été cause qu’il s’était mis dans une position si critique, et il n’était pas homme à abandonner un projet qu’il avait tellement à cœur, à moins de nécessité absolue. Se trouvant dans l’embarras, il avait résolu de faire un effort pour tirer quelque avantage de sa situation difficile. Dès qu’il eut pris son café, il donna donc ses ordres, fit armer son canot, et s’y embarqua. Tout cela se fit avec la plus grande tranquillité, comme si l’apparition d’un bâtiment étranger au large n’eût donné d’inquiétude à personne à bord du Feu-Follet.

Le canot entra hardiment dans le petit port, et Raoul monta à terre par l’escalier ordinaire. Les matelots ne parurent pas pressés de s’en retourner. Il se promenaient sur le quai en attendant leur capitaine, faisant usage du peu d’italien qu’ils savaient pour causer avec les femmes, et affectant de mal comprendre le français des vieux loups de mer qui s’approchaient d’eux, et qui parlaient tous plus ou moins bien cette langue universelle. Leur capitaine les avait avertis qu’ils étaient en butte aux soupçons : aussi étaient-ils sur leurs gardes, et l’habitude en faisait de bons acteurs. Ils passèrent donc le temps qu’ils restèrent à attendre Raoul, à offrir en leurs personnes une caricature des Anglais, et à éluder les tentatives qui furent faites pour les porter à se trahir. Deux d’entre eux se promenaient en silence sur le quai, les bras croisés et les sourcils froncés, et toutes les agaceries de trois ou quatre jeunes filles qui cherchaient à s’insinuer dans leur confiance en leur offrant des fruits et des fleurs, ne purent les engager à se dérider un seul instant.

— Amico, dit Annunziate, une des plus jeunes filles de sa classe de Porto Ferrajo, et que Vito Viti avait spécialement chargée de chercher à surprendre les secrets de ces étrangers, — voici des figues d’Italie. — Voulez-vous en goûter quelques-unes, afin de pouvoir dire à vos concitoyens, quand vous serez de retour en Inghilterra. quels bons fruits nous avons dans l’île d’Elbe ?

— Vos figues ne valent rien, grommela Jacques, patron du canot de Raoul, à qui cette offre s’adressait, en parlant en mauvais anglais. — Nous en avons de meilleures chez nous. On en ramasse de plus belles dans les rues de Portsmouth.

— Mais, Signor, ne les regardez pas comme si elles allaient vous mordre ou vous empoisonner : goûtez-les seulement, et je vous donne ma parole que vous les trouverez aussi bonnes que les melons de Naples.

— Bah ! il n’y a que les melons anglais qui soient bons. Il y a en Angleterre autant de melons que de pommes de terre.

— Oui, Signor, aussi bonnes que les melons de Naples, continua Annunziate, qui n’entendait pas un mot des compliments flatteurs dont ses offres étaient suivies — Le signor Vito Viti, notre podestat, m’a donné ordre d’offrir de ces fruits aux forestieri, aux Inglesi qui sont dans la baie.

Goddam ! s’écria Jacques d’un ton bref et sentencieux qui produisit du moins, comme il le désirait, l’effet de le délivrer pour le moment des persécutions de la jolie marchande de figues.

Mais laissant à l’équipage du canot le soin de se défendre de pareilles importunités jusqu’à ce qu’il leur arrivât du secours, comme on le verra ci-après, nous suivrons notre héros à travers les rues de la ville. Guidé par un instinct secret, ou ayant quelque objet spécial devant les yeux, Raoul monta rapidement sur les hauteurs et avança jusqu’au promontoire dont il a été si souvent parlé. Partout ou il passait, tous les yeux se fixaient sur lui ; car la méfiance était alors générale dans la ville, et l’apparition d’une frégate portant le pavillon français devant le port avait fait naître des craintes beaucoup plus sérieuses que n’avait pu le faire l’arrivée d’un aussi petit bâtiment que le Feu-Follet. Vito Viti s’était déjà rendu depuis longtemps chez le vice-gouverneur, et huit ou dix des plus notables habitants de la ville, y compris les deux principaux officiers militaires, avaient été convoqués à la hâte pour former un conseil. On savait que les batteries étaient garnies d’une nombre suffisant d’artilleurs ; et pourtant, quoique l’esprit le plus subtil de toute l’île d’Elbe eût et embarrassé pour donner une raison qui aurait pu déterminer les Français à risquer une attaque aussi peu profitable que celle du port de Porto-Ferrajo, non-seulement on y craignait cet événement, mais on s’y attendait même longtemps avant l’arrivée de Raoul Yvard. Tous les yeux suivaient donc chacun de ses mouvements, tandis qu’il bondissait légèrement de terrasse en terrasse pour monter au promontoire, et l’on surveillait tous ses pas avec crainte, inquiétude et soupçon.

Les hauteurs étaient de nouveau couvertes d’une foule de spectateurs des deux sexes, de tout âge et de toute classe. Les mantes et les robes flottantes des femmes avaient, suivant l’usage, l’avantage du nombre ; car tout ce qui peut exciter la curiosité ne manque jamais de rassembler une plus grande proportion d’un sexe chez lequel l’imagination est si disposée à prendre l’avance sur le jugement. Sur une terrasse en face du palais, — comme on avait coutume d’appeler la maison du vice-gouverneur, — était le groupe de graves notabilités qui donnaient toute leur attention au moindre changement dans la direction du bâtiment qui était devenu un objet d’appréhension et de sollicitude ; ils étaient tellement occupés à considérer cet ennemi supposé, que Raoul se trouva en face d’Andréa Barrofaldi, le chapeau à la main, et le salua avant qu’aucun d’eux se fût même aperçu qu’il s’approchait. Cette arrivée soudaine et inattendue causa de la surprise et quelque confusion ; car deux ou trois membres de ce groupe se détournèrent tout à coup, comme par instinct, pour cacher la rougeur qui leur monta aux joues en voyant près d’eux l’individu qu’ils dénonçaient comme suspect l’instant auparavant.

Buon giorno, signor vice-gouverneur, dit Raoul avec le ton d’aisance, de politesse et de gaieté qui lui était ordinaire, et certainement sans avoir le moins du monde l’air d’un homme coupable ou tremblant ; nous avons ici une belle matinée sur terre, et là-bas au large une belle frégate de la république française, à ce qu’il paraît.

— Nous parlions de ce bâtiment, signor Smit, répondit Andréa, à l’instant où vous approchiez. Concevez-vous quel motif peut porter un bâtiment français à se montrer devant notre ville d’une manière si menaçante ?

Cospetto ! Vous pourriez aussi bien me demander, Signor, quel motif peuvent avoir ces républicains pour faire mille autres choses non moins étranges ? Pourquoi ont-ils décapité Louis XVI ? Pourquoi ont-ils parcouru la moitié de votre Italie, conquis l’Égypte, et repoussé les Autrichiens sur leur Danube ?

— Pour ne rien dire de ce qu’ils se sont laissé battre par Nelsoni à Aboukir, ajouta Vito Viti d’un ton caustique.

— Sans doute, Signor, pourquoi ont-ils laissé mon brave compatriote Nelson anéantir leur marine près de l’embouchure du Nil ? Je n’ai pas voulu vanter la gloire de mon pays, sans quoi j’aurais pu aussi faire cette question. Nous avons à bord du Ving-and-Ving plusieurs hommes qui étaient à ce combat glorieux, entre autres notre master, Itouel Bolt, qui était par hasard à bord du vaisseau de Nelson, où il avait été envoyé pour cause de service par le capitaine de la frégate à laquelle il appartient, comme pour partager la gloire de cette journée.

— J’ai vu le signor Bolto, dit Andréa Barrofaldi d’un ton un peu Sec ; èuno Americana.

— Américain ! répéta Raoul, tressaillant presque, malgré son air d’indifférence affectée. — Ah ! oui ; je crois qu’il est né en Amérique ; mais c’est dans l’Amérique anglaise, Signor, ce qui est à peu près la même chose que s’il fût né en Angleterre. Nous regardons les Yankees comme faisant partie de notre nation, et nous les prenons volontiers à notre service.

— C’est précisément ce que le signer Bolto nous a donné lieu de croire. — Il paraît aimer extrêmement la nation anglaise.

Raoul se sentit mal à l’aise. Il ignorait complètement ce qui s’était passé dans le cabaret, et il crut remarquer un ton d’ironie dans ce que venait de dire le vice-gouverneur.

— Certainement, Signor, répondit-il d’un ton ferme, tous les Américains aiment l’Angleterre, et ils doivent l’aimer pour peu qu’ils réfléchissent à tout ce que cette grande nation a fait pour eux. — Mais je venais, signor vice-gouverneur, pour vous offrir les services de mon lougre, dans le cas où ce bâtiment français aurait réellement de mauvaises intentions. Le nôtre est loin d’être un vaisseau de haut bord, j’en conviens, et nous n’avons que des canons de petit calibre ; mais ils sont en état de briser les fenêtres des chambres de cette frégate, tandis que, de ces hauteurs, vous lui feriez des avaries plus sérieuses. J’espère que vous assignerez un poste honorable au Ving-and-Ving, si vous en venez aux coups avec ces républicains.

— Et de quel service vous serait-il plus agréable de vous charger, Signor ? demanda le vice-gouverneur avec politesse. Nous ne sommes pas marins, et nous devons vous laisser le choix du poste. Le colonelle que voici s’attend à une action, et ses artilleurs sont déjà à leurs pièces.

— Les batteries de Porto-Ferrajo sont célèbres parmi tous les marins de la Méditerranée ; et si cette frégate se hasarde à s’avancer jusqu’à leur portée, je ne doute pas qu’elle ne soit désemparée plus vite que s’il s’agissait de la mettre sur le chantier. Quant à notre petit lougre, mon avis est que le meilleur parti à prendre serait, tandis que la frégate sera occupée à répondre à vos batteries, de le faire avancer le long de la rive orientale de la baie, jusqu’à ce qu’il se trouvât au large de ce bâtiment, de manière à le mettre entre deux feux. C’est précisément ce que Nelson fit à Aboukir, combat que vous semblez admirer beaucoup, signor podestat.

— Ce serait une manœuvre digne d’un élève de Nelsoni, Signor, dit le colonel, si vous aviez des canons d’un plus fort calibre. Mais avec ces petites pièces de 12, comment risqueriez-vous de vous approcher à portée de longues pièces de 18, quoique avec des matelots anglais contre des Français ?

— Que sait-on, signor colonel ? Au Nil un de nos bâtiments de 50 se plaça en travers sur l’avant du vaisseau à trois ponts l’Orient et lui fit beaucoup de mal. Au fait, le vaisseau sauta. Un combat naval se décide d’après des principes tout différents qu’un combat sur terre.

— Cela doit être, répondit le militaire. — Mais que signifie ce nouveau mouvement ? Vous qui êtes marin, Signor, vous pouvez nous l’expliquer.

Ces mots fixèrent de nouveau tous les yeux sur la frégate, dont les manœuvres indiquaient certainement quelque mouvement important Comme elles se rattachent essentiellement aux incidents de notre histoire, il devient nécessaire de les décrire de manière à les rendre intelligibles au lecteur.

La frégate pouvait être alors à cinq milles de la ville. Il n’y avait aucun courant ; et comme il n’y a pas de marée dans la Méditerranée, elle serait restée parfaitement stationnaire toute la matinée, sans un vent très-léger qui vint du sud. Cependant, avant l’arrivée de ce vent, elle s’était avancée vers l’ouest d’une couple de milles, jusqu’à ce qu’elle eût la maison du gouvernement presque par le travers. En même temps elle s’en était approchée par une ligne oblique, et c’était cette circonstance qui avait donné l’alarme. La brise s’était levée avec le soleil, et quelques minutes avant que le colonel eût fait sa question, les huniers de ce bâtiment avaient pris le vent, et il commença à marcher à raison de quatre à cinq nœuds par heure. Du moment qu’on s’aperçut à bord que la frégate obéissait au gouvernail, comme si l’on n’eût attendu que cette assurance, on changea de route, et l’on fit de la voile. Mettant la barre à tribord, le bâtiment vint au plus près du vent, portant le cap droit sur le promontoire ; les voiles basses furent amurées à joindre, et bien bordées, et les voiles hautes et légères furent établies. Presque au même instant, car tout semblait se faire en même temps et comme par instinct, le pavillon français fut amené, un autre fut hissé en sa place, et un coup de canon fut tiré sous le vent, — signal d’amitié. — Tandis que ce second emblème de nationalité s’ouvrait et se déployait au vent, les longues-vues firent reconnaître le champ blanc et la croix de Saint-George du noble et vieux pavillon d’Angleterre.

Une exclamation de surprise et de plaisir échappa aux spectateurs assemblés sur le promontoire, en se voyant délivrés de leurs craintes et de leurs inquiétudes par une sorte d’effet dramatique. Personne, en ce moment, ne songea plus à Raoul. Quant à lui, cette affaire ne lui inspirait d’autre nouvel intérêt que celui causé par l’intention que paraissait avoir la frégate d’entrer dans la baie. Comme du pont de ce bâtiment on avait en pleine vue le Feu Follet, il se demanda si la vue d’un lougre armé ne pouvait être la véritable cause du soudain changement de route de la frégate. Cependant, se trouvant à l’ancre dans un port ennemi de la France, il se dit qu’il y avait quelque probabilité qu’il pût échapper sans un examen sévère et approfondi.

— Je vous félicite de cette visite d’un compatriote, signor Smit, s’écria Andréa Barrofaldi, homme naturellement très-pacifique, et qui se trouvait trop content de la perspective de passer tranquillement la journée, pour se livrer alors à aucun sentiment de méfiance, et je ne manquerai pas, dans le compte que je rendrai à Florence de cette affaire, de vous faire honneur de la bonne volonté que vous avez montrée en cette occasion pour nous aider, si cela fût devenu nécessaire.

— Signor vice-gouverneur, répondit Raoul, cherchant à peine à cacher le sourire qui se montrait malgré lui sur ses lèvres, ne vous donnez pas la peine de mentionner mes humbles offres de services ; songez plutôt à ces braves artilleurs qui regrettent certainement d’avoir perdu une occasion de se distinguer. — Mais je vois la frégate faire des signaux qui doivent être pour nous. J’espère que mon lieutenant saura comment y répondre en mon absence.

Il fut peut-être heureux pour le Feu-Follet que son commandant ne fût pas à bord quand le bâtiment étranger — qui était réellement la Proserpine, frégate qu’Ithuel connaissait si bien, — montra son numéro ; car celui-ci était plus en état que son capitaine d’ourdir convenablement une ruse. Il répondit très-promptement aux signaux, quoiqu’il n’eût pu dire lui-même quelle réponse il y faisait, car il fit hisser au hasard quelques pavillons, en ayant grand soin qu’ils s’engageassent ensemble de manière à ne pouvoir être déchiffrés, tandis qu’ils avaient l’air d’être hissés avec empressement et sans crainte.