Le Feu-Follet/Chapitre VII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 21p. 87-100).


CHAPITRE VII.


« En vérité, Monsieur, il y a des fripons qui ont l’œil au guet, et il est à propos qu’on soit sur ses gardes.

— Ne crains rien, tu ne perdras rien ici.

— Je l’espère, Monsieur, car j’ai sur moi plusieurs rouleaux d’argent. »

Le Conte d’hiver



Telle était à midi la situation des choses à Porto-Ferrajo, et c’était l’heure où les habitants songeaient à leur dîner. Un grand nombre faisaient ensuite leur sieste, quoique l’air de la mer et la fraîcheur fortifiante qui l’accompagne doivent leur en faire sentir le besoin moins qu’à la plupart de leurs voisins du continent. Dans l’après-midi, tout reprit un aspect animé au retour du zéphyr ou de la brise d’ouest. Ces changements dans les courants d’air sont si réguliers pendant les mois d’été, que le marin peut compter sans crainte de se tromper d’avoir une légère brise du sud le matin, un calme à midi — la sieste de la Méditerranée ; — un vent frais et délicieux venant de l’ouest à trois ou quatre heures, et enfin une brise de terre quand la nuit est tombée. J’ai vu cet ordre de choses durer sans interruption des semaines entières, et quand il y survenait par hasard quelques changements, ce n’était que de courts épisodes de pluies et d’orages, qui sont pourtant plus rares en Italie que sur les côtes de l’Amérique.

Telle était donc la situation de Porto-Ferrajo au commencement de la soirée qui succéda à cette journée de trouble et d’agitation. Le souffle du zéphyr se fit de nouveau sentir ; les oisifs sortirent de chez eux pour faire leur promenade du soir, et les commères se réunirent pour se livrer à de nouvelles conjectures, et reprendre une discussion déjà épuisée. Ce fut en ce moment que le bruit se répandit dans toute la ville, et passa de bouche en bouche avec la rapidité d’une traînée de poudre à laquelle on vient d’appliquer la mèche ; que le Ving-y-Ving arrivait de nouveau du côté au vent de l’île, précisément comme il y était arrivé le soir précédent, c’est-à-dire avec la confiance d’un ami et la rapidité du vol d’un oiseau. Jamais, de mémoire d’homme, pareil tumulte n’avait régné dans la capitale de l’île d’Elbe. Tous les habitants, hommes, femmes et enfants, sortaient à la hâte de leurs maisons, et gravissaient les rues escarpées conduisant à la promenade sur les hauteurs, comme pour se convaincre par leurs propres yeux de la réalité de quelque miracle. En vain les gens âgés et infirmes sollicitaient de ceux qui étaient plus jeunes et plus vigoureux l’assistance à laquelle ils étaient habitués, on les fuyait comme s’ils avaient eu la peste, et on les laissait se traîner de leur mieux le long des rues divisées en terrasses. Des mères mêmes qui avaient tiré leurs enfants par la main, jusqu’à ce qu’elles craignissent d’arriver trop tard, les laissaient dans la rue pour courir plus vite, sûres de les retrouver en bas ou ils seraient retournés en roulant, s’ils ne pouvaient grimper jusqu’en haut. En un mot, c’était une scène de confusion qui offrait matière à rire, matière à gloser, et qui était pourtant assez naturelle.

Dix minutes ne s’étaient certainement pas écoulées depuis que cette nouvelle s’était répandue dans la ville basse, quand deux mille personnes se trouvèrent rassemblées sur les hauteurs, et l’on y voyait tous les principaux personnages de Porto-Ferrajo, ainsi que Tommaso Tonti, Ghita, et autres individus déjà connus du lecteur. La scène de cette soirée ressemblait tellement à celle de la précédente, — si ce n’est le plus grand nombre de spectateurs, et l’intérêt plus puissant qu’ils y prenaient, — qu’un étranger, après avoir vu la première, aurait pu croire que la seconde n’en était que la continuation. On voyait véritablement le lougre, sous sa misaine et sa grande voile, sa voile de tape-cul sur les cargues, fendre rapidement les flots, comme le cygne regagnant son nid à la nage. Cette fois pourtant le pavillon anglais flottait l’extrémité de la vergue du tape-cul, comme en triomphe ; et à la manière dont le petit bâtiment s’approchait des rochers, on voyait qu’il connaissait parfaitement la côte, et qu’il ne craignait aucun danger. Ce fut avec un air de pleine confiance qu’il passa sous les bouches à feu qui auraient pu l’anéantir en quelques minutes ; et quiconque le voyait s’avancer ainsi, pouvait puiser dans cette hardiesse la conviction que c’était un ami connu et éprouvé.

— Croyez-vous, signor Andréa, demanda Vito Viti avec un air de triomphe, qu’aucun de ces vauriens de républicains osât entrer de cette manière à Porto-Ferrajo, et surtout sachant à qui il aurait affaire, aussi bien que le sait ce sir Smit ? Souvenez-vous qu’il est venu à terre parmi nous, et il n’est pas probable qu’il voulût mettre sa tête dans la gueule du lion.

— Vous avez grandement changé d’opinion, voisin Viti, répondit le vice-gouverneur d’un ton un peu sec ; car le sir Cicéron de Raoul Yvard, et quelques autres points de l’histoire et de la politique de l’Angleterre, lui avaient laissé des soupçons qui n’étaient pas encore dissipés. — Il convient à des magistrats d’être prudents et réservés.

— S’il y a dans l’île d’Elbe un homme plus prudent et plus circonspect que le pauvre podestat de Porto-Ferrajo, signor vice-gouverneur, qu’il se montre et qu’il le prouve. Je ne me regarde pas comme l’homme le plus oisif et le plus ignorant des domaines du grand-duc. Il peut s’en trouver de plus savants, parmi lesquels je compte Votre Excellence, mais il n’a pas un sujet plus loyal, ni un ami plus zélé de la vérité.

— Je le crois, voisin Viti, répondit Barrofaldi en souriant d’un air de bonté, et j’ai toujours fait grand cas de vos avis et de vos services. Je voudrais pourtant savoir quelque chose de ce sir Cicéron dont le capitaine Smit nous a parlé ; car, pour vous dire la vérité, j’ai oublié ma sieste pour chercher dans mes livres quelque mention de cet auteur.

— Et n’y avez-vous pas trouvé la confirmation de tout ce qu’il vous en a dit ?

— Bien loin de là, je n’y ai pas même trouvé son nom. Il est vrai que plusieurs orateurs distingués de cette nation sont appelés des Cicérons anglais ; mais c’est une manière d’en faire l’éloge, et tous les autres peuples en font autant.

— Je n’en sais trop rien, Signor, je n’en sais trop rien. Cela peut être vrai de notre Italie ! mais croyez-vous qu’il en soit de même de nations aussi éloignées, et naguère encore aussi barbares que l’Angleterre, l’Allemagne et la France ?

— Voisin Viti, répliqua le gouverneur, souriant encore, mais joignant à son air de bonté quelque pitié pour l’ignorance et les préjugés de son compagnon, vous oubliez que nous avons pris nous-mêmes la peine de civiliser ces peuples, il y a mille ans, et ils n’ont pas marché à reculons depuis ce temps. — Mais il ne peut y avoir aucun doute que le Ving-y-Ving n’ait dessein d’entrer une seconde fois dans notre baie ; et je vois le signor Smit nous regarder avec sa longue-vue, comme s’il voulait avoir une autre entrevue avec nous.

— il me semble, vice-gouverneur, que ce serait commettre un péché presque aussi grand qu’une hérésie que de nourrir des soupçons contre des gens qui nous montrent une confiance si entière. Nul bâtiment républicain n’oserait jeter l’ancre deux fois dans la baie de Porto-Ferrajo. Une première fois, cela pourrait être, mais une seconde ! — Jamais, jamais !

— Vous pouvez avoir raison, Vito Viti, et bien certainement je le désire. — Voulez-vous bien descendre sur le port, et veiller à ce qu’on accomplisse toutes les formalités d’usage. — Recueillez toutes les informations utiles qu’il vous sera possible.

La foule était déjà en mouvement pour descendre de la hauteur, et aller voir le lougre entrer dans le havre. Le podestat s’y joignit dès que le vice-gouverneur eut fini de parler, et il fit grande hâte afin d’arriver à temps pour recevoir sir Smit dès qu’il débarquerait. Andréa Barrofaldi jugea plus convenable de rester où il était, et d’y attendre la visite de l’officier anglais prétendu. Ghita fut du petit nombre de ceux qui restèrent sur les hauteurs. Son cœur battait de crainte en songeant aux dangers auxquels son amant s’exposait pour elle, et sa tendresse pour lui croissait encore par suite de la conviction qu’elle éprouvait que, si elle n’avait pas été à Porto-Ferrajo, Raoul Yvard n’aurait jamais couru un pareil risque.

Ghita delle Torri, ou Ghita des Tours, comme l’appelaient ordinairement ceux qui la connaissaient, à cause d’une circonstance de son histoire dont le public sera informé ci-après, ou enfin Ghita Caraccioli, ce qui était son véritable nom, était restée orpheline dès son enfance. Elle avait pris dans cette position même une force de caractère et une confiance en elle-même qui, sans cela, auraient pu manquer à une si jeune fille dont le caractère naturel était plein de douceur. Une tante lui avait donné les leçons du decorum qui convient femme, et un oncle qui avait quitté le monde par suite de sentiments religieux profondément prononcés, l’avait armée des principes de religion les plus solides, et l’avait rendue strictement consciencieuse. Son amour pour la vérité la rendait mécontente du stratagème que Raoul Yvard employait en ce moment, tandis que la faiblesse de son sexe la portait à excuser la faute en faveur du motif qui la lui faisait commettre. Elle frémissait souvent en songeant aux ruses mensongères auxquelles Raoul avait recours si souvent, et qui pouvaient se terminer par des actes de violence et par l’effusion du sang humain ; et elle tremblait ensuite d’une plus douce émotion en se rappelant que c’était pour elle qu’il courait tous ces risques. Sa raison l’avait avertie depuis longtemps que Raoul Yvard et Ghita Caraccioli devaient être étrangers l’un pour l’autre ; mais son cœur lui parlait tout différemment. L’occasion présente était bien faite pour maintenir dans toute leur vivacité des sentiments qui se combattaient ainsi ; et, comme nous l’avons déjà dit, quand la plupart des spectateurs descendirent vers le port pour être présents à l’arrivée du Feu-Follet, elle resta sur la hauteur, concentrée dans ses pensées, et les yeux souvent baignés de larmes.

Mais Raoul n’avait nulle envie de placer son Feu-Follet dans un endroit où la main de l’homme pouvait si facilement l’éteindre. Au lieu d’aller, comme on s’y attendait, chercher derrière les bâtiments du port un abri contre tout croiseur républicain qui pourrait survenir, il fila jusqu’au delà de l’extrémité du quai, et jeta l’ancre à quelques brasses de l’endroit d’où il était parti le matin, laissant tout simplement tomber son ancre à jet et restant à pic. Il descendit ensuite dans un canot, et aborda au lieu ordinaire du débarquement.

— Eh, signor capitano, s’écria Vito Viti avec un ton de cordialité, dès que son nouveau protégé eut appuyé un pied sur le rivage, nous vous attendions ici pour avoir le plaisir de vous recevoir en quelque sorte dans notre sein, ici sur notre port. Comme vous avez fait joliment courir ce sans-culotte ce matin ! Ah ! les Inglesi sont la grande nation de l’Océan, malgré Colombo ! Le vice-gouverneur m’a raconté tout ce qui concerne votre illustre femme-amiral, Élisabeth, et l’armada espagnole. Eh bien, il y avait alors un Nelsoni, et à présent il y a un sir Smit.

Raoul reçut de la meilleure grâce possible les compliments faits à l’Angleterre et à lui-même, serra la main du podestat avec un air de condescendance, et joua le rôle de grand homme comme s’il eût été habitué dès l’enfance à respirer un pareil encens. Comme cela convenait à son grade et à son caractère, il dit qu’il se proposait d’aller rendre ses devoirs sur-le-champ à l’autorité supérieure de l’île.

— Mon maître le roi George, dit-il en marchant avec Vito Viti vers la résidence du vice-gouverneur, insiste particulièrement sur ce point avec nous tous quand il nous donne personnellement nos instructions. Smit, me dit-il la dernière fois que je pris congé de lui, n’entrez jamais dans aucun port de mes alliés, sans aller de suite rendre vos devoirs au commandant de la place. Vous ne perdrez jamais rien à être libéral de politesses, et l’Angleterre est un pays trop policé pour se laisser surpasser à cet égard, même par les Italiens, qui sont les pères de la civilisation moderne.

— Vous êtes heureux d’avoir un tel souverain ; et encore plus d’avoir la permission d’approcher ainsi de sa personne sacrée.

— Oh ! quant à cela, les marins sont l’objet de sa faveur spéciale ; nous autres capitaines particulièrement, il nous considère comme ses enfants. Ne venez jamais à Londres, mon cher Smit, me dit-il encore, sans entrer dans mon palais ; vous y trouverez toujours un père. — Vous savez sans doute qu’il a un de ses fils dans la marine ? Il n’y a pas longtemps que ce fils n’était encore que capitaine comme moi.

San Stefano ! le fils d’un si grand roi ! — Je vous avouerai que j’ignorais tout cela, Signor.

— Il existe en Angleterre une loi qui ordonne que le roi place au moins un de ses fils dans la marine. — Oui, ajouta Sa Majesté, soyez toujours prompt à rendre visite aux autorités supérieures, et rappelez-moi à elles avec bienveillance et affection, et même aux magistrats subordonnés qui vivent dans leur intimité.

Raoul jouait un rôle en parlant ainsi, et il aimait à en jouer de semblables, mais il était trop enclin à les charger. Comme tous les génies extrêmement audacieux et décidés, il avait toujours un pied avancé sur cet étroit espace qui sépare le sublime du ridicule, et par conséquent il s’exposait souvent au risque d’être découvert. Mais il n’en courait guère avec Vito Viti, que son ignorance et son amour pour le merveilleux disposaient à la crédulité, et qui était tout glorieux de converser avec un homme qui avait eu lui-même l’honneur de converser avec un roi. Chemin faisant, il laissa échapper en haletant quelques-unes des idées qui l’occupaient.

— N’est-ce pas un bonheur de servir un tel prince, et même de mourir pour lui ? s’écria-t-il.

— Je n’ai pas encore eu ce second bonheur, répondit Raoul de l’air le plus innocent, mais cela peut m’arriver d’un jour à l’autre. — Ne pensez-vous pas, signor podestat, que celui qui meurt pour son souverain mériterait la canonisation ?

— Cela remplirait trop le calendrier pendant cette guerre, Signor ; mais je serais volontiers de votre avis pour les généraux, les amiraux et autres grands personnages. Si un général ou un amiral qui meurt pour son souverain mérite d’être canonisé, cela laissé ces misérables républicains français sans espoir et sans honneur.

— C’est de la canaille depuis le premier jusqu’au dernier, Signor ; et ils n’ont rien de bon à espérer. S’ils désirent être canonisés, qu’ils rappellent les Bourbons, et qu’ils prennent ainsi un moyen légitime pour obtenir ce bonheur. — La chasse de ce matin a du moins dû amuser la ville, signor Vito Viti ?

Le podestat profita de cette question pour conter l’histoire de ses sensations, de ses émotions et de ses transports. Il s’étendit en termes pompeux sur le service que le lougre avait rendu à la ville en en éloignant ces vauriens de républicains, et dit qu’il regardait la manœuvre de passer devant le port, au lieu d’y entrer, comme une des plus remarquables dont il eût entendu parler, ou qu’il eût jamais lues dans les livres.

— J’ai défié le vice-gouverneur, continua-t-il, de me citer un exemple de plus belle inspiration dans toute l’histoire à commencer par son Tacite, et à finir par votre nouvel ouvrage anglais sur Rome. Je doute que Pline l’ancien, Marc-Antoine et même César aient jamais fait une plus belle manœuvre ; et je ne suis pas un homme habitué à faire des compliments extravagants, Signor. Si c’eût été une escadre de vaisseaux à trois ponts, au lieu d’un petit lougre, le bruit de cet exploit aurait retenti dans toute l’Europe.

— Si c’eût été seulement une frégate, mon excellent ami, cette manœuvre n’aurait pas été nécessaire. Peste ! ce n’est pas un seul bâtiment républicain qui pourrait obliger une bonne frégate à longer les rochers, et à s’enfuir comme un voleur pendant la nuit.

— Ah ! voici le vice-gouverneur qui se promène sur sa terrasse, et qui meurt d’impatience de vous voir, signor sir Smit. Nous réserverons ce sujet d’entretien pour une autre occasion, en vidant une bouteille de bon vin de Florence.

Andréa Barrofaldi accueillit Raoul beaucoup plus froidement que ne l’avait fait le podestat, quoique avec politesse, et sans laisser paraître aucun symptôme de méfiance.

— Je viens, signor vice-gouverneur, dit le capitaine du lougre corsaire, en conséquence des ordres précis du roi mon maître, vous rendre de nouveau mes devoirs, et vous annoncer ma seconde arrivée dans votre baie, quoique la croisière que j’ai faite depuis mon départ n’ait pas été aussi longue qu’un voyage aux Indes orientales.

— Quelque courte qu’ait été votre absence, Signor, nous aurions eu tout lieu de regretter votre départ, s’il ne nous eût donné des preuves admirables de vos ressources et de vos connaissances eu marine. Pour vous dire la vérité, j’ai craint, en vous voyant partir, de ne plus avoir la satisfaction de vous voir. Mais, comme votre sir Cicéron anglais, vous pouvez, la seconde fois, nous être encore plus agréable que la première.

Raoul sourit, et ne put même s’empêcher de rougir un peu, après quoi il parut réfléchir profondément sur quelque objet important. Enfin il prit l’air de franchise d’un marin, et fit connaître ainsi qu’il suit l’objet qui l’occupait :

— Signor vice-gouverneur, je vous demanderai, avec la permission du signor Vito Viti, quelques instants d’audience privée. — Le podestat se retira à l’autre extrémité de la chambre, et Raoul continua :

— Je m’aperçois, Signor, que vous n’avez pas oublié ma petite fanfaronnade concernant le Cicéron anglais. Mais que voulez-vous ! nous autres marins, nous sommes envoyés sur mer encore enfants, et avant que nous ayons fait connaissance avec les livres. Mon excellent père, milord Smit, me plaça à bord d’une frégate que je n’avais encore que douze ans, âge auquel, comme vous en conviendrez vous-même, on ne connaît guère les Cicéron, les Dante et les Corneille. Quand donc je me suis trouvé en face d’un homme qui s’est fait par son érudition une renommée qui s’étend bien au delà de l’île qu’il gouverne si admirablement, une sotte ambition m’a conduit à une folie qu’il trouve difficile de pardonner. Si pourtant j’ai parlé de grands noms que je ne connaissais pas, ce peut être une faiblesse à laquelle un jeune homme peut céder, mais qui n’est sûrement pas un crime inexcusable.

— Vous avouez donc, Signor, qu’il n’a pas existé en Angleterre un sir Cicéron ?

— La vérité me force à dire, que je n’en ai jamais entendu parler ; mais il eût été dur pour un jeune homme qui sent vivement ce qui a manqué à son éducation, d’en faire l’aveu devant un savant qu’il voit pour la première fois. Cela devient différent quand sa modestie naturelle se trouve encouragée par une bonté comme la vôtre ; et un jour de connaissance avec le signor Barrofaldi en vaut une année avec tout autre.

— S’il en est ainsi, signor Smit, je puis facilement comprendre et excuser ce qui s’est passé entre nous, répondit le vice-gouverneur d’un air aussi satisfait de lui-même que pouvait l’être le podestat. Il doit être pénible pour une âme sensible de reconnaître combien il lui manque de connaissances, faute d’avoir eu les occasions de les acquérir ; et, moi du moins, je puis dire à présent combien il est délicieux de trouver un homme assez ingénu pour en convenir. Mais si l’Angleterre n’a jamais eu un Cicéron de nom, elle en a sans doute produit plusieurs quant au talent, laissant de côté pour le moment l’auréole de gloire dont le temps couronne une réputation. Si vos devoirs, Signor, vous appellent souvent dans ces environs cet été, le plaisir que j’ai à vous voir s’accroîtra encore si vous me permettez jusqu’à un certain point de diriger vos lectures vers des ouvrages qui, avec un esprit comme le vôtre, vous seront aussi utiles qu’agréables.

Raoul lui fit les remerciements qu’exigeait une telle offre, et à compter de ce moment la meilleure intelligence régna entre eux. Le capitaine corsaire, qui, de fait, avait reçu une meilleure éducation qu’il ne le prétendait, et qui était aussi bon acteur qu’il savait être en certaines occasions flatteur adroit, se promit d’être plus circonspect à l’avenir, et d’avoir plus de réserve en parlant de littérature, quelque liberté qu’il pût se permettre sur d’autres sujets. Et cependant ce marin, audacieux jusqu’à la témérité me trompait ni ne flattait jamais Ghita en rien. Auprès d’elle il avait toujours été toute sincérité, et l’influence qu’il avait obtenue sur le cœur pur de cette jeune fille était autant le résultat du sentiment véritable qu’il l’éprouvait pour elle, que de son extérieur noble et mâle et des moyens de plaire qu’il possédait. C’eût été un objet intéressant d’observation pour quiconque aurait été curieux d’étudier la nature humaine, de remarquer quel effet l’innocence et la simplicité du caractère de Ghita avaient produit sur ce jeune homme, en tout ce qui avait rapport à elle, au point qu’il ne voulait même pas feindre en sa présence des sentiments religieux qu’il n’avait certainement point, quoiqu’il sût que c’était le seul obstacle à l’union qu’il sollicitait depuis près d’un an, et qui était l’objet qu’il avait le plus à cœur. Il n’était pas le même dans ses rapports avec Andréa Barrofaldi et Vito Viti, et surtout avec les Anglais, qu’il détestait, et il était rarement plus heureux que lorsqu’il travaillait à les tromper, comme il le faisait en ce moment.

Le vice-gouverneur, ayant établi des relations si amicales avec le signor Smit, ne pouvait moins faire que de l’inviter à entrer au palais avec lui et le podestat. Comme il faisait encore trop clair pour qu’il pût chercher à avoir une entrevue avec Ghita, le jeune marin accepta cette invitation avec plaisir ; mais, avant d’y entrer, il profita de la situation élevée qu’il occupait pour examiner avec soin toute la côte de la mer. Ce court délai de la part de Raoul permit au podestat de dire quelques mots en particulier à son ami.

— J’espère, dit-il avec empressement que vous avez trouvé chez sir Smit tout ce que votre sagesse et votre prudence pouvaient désirer ? Quant à moi, je le regarde comme un jeune homme fort intéressant, et destiné à commander des flottes et à décider un jour, de la fortune des nations.

— Il est plus aimable et même plus instruit que je ne l’avais supposé, voisin Vito Viti. Il a abandonné son sir Cicéron avec une grâce qui fait regretter qu’il se soit trouvé dans cette nécessité ; et de même que vous, je ne doute pas qu’il ne devienne avec le temps un amiral illustre. Il est vrai que son père n’a pas pris les soins convenables de son éducation ; mais il n’est pas encore trop tard pour remédier à ce mal. Priez-le d’entrer, car il me tarde d’attirer son attention sur certains ouvrages qui peuvent lui être très-utiles dans sa profession.

Pendant ce temps, Raoul continuait à examiner la mer. Il y vit deux ou trois petits bâtiments côtiers, felouques, suivant la coutume, qui n’osait s’éloigner du rivage, craignant du côté du sud les corsaires barbaresque, et du côté du nord les Français. Ils auraient été de bonne prise ; mais, pour lui rendre justice, il n’était pas dans l’habitude d’attaquer des bâtiments de cette classe. Cependant il aperçut une felouque, arrivant du nord, qui doublait le promontoire en ce moment, et il résolut d’avoir quelque communication avec elle dès qu’il serait de retour au port, afin de s’assurer si elle avait rencontré la frégate. Il venait de prendre cette résolution, quand le podestat, s’acquittant de sa mission, arriva près de lui, et ils entrèrent ensemble dans la maison.

Il est inutile de rendre compte de la conversation qui suivit ; elle roula sur la littérature et sur des sujets étrangers à notre histoire, le digne vice-gouverneur voulant récompenser la franchise du jeune marin en lui donnant toutes les instructions que le temps et les circonstances permettaient. Raoul soutint parfaitement cette épreuve, attendant patiemment l’approche de la nuit, ne doutant pas qu’alors il ne trouvât Ghita sur la promenade. Comme il avait découvert qu’il ferait mieux de se méfier de lui-même que d’afficher des prétentions, la tâche de tromper le vice-gouverneur lui devint comparativement plus facile ; et en le laissant dire tout ce qu’il voulait, il réussit non-seulement à le faire croire à sa véracité, mais à passer dans son esprit pour un jeune homme ayant plus d’érudition qu’il ne l’avait d’abord supposé. Par ce moyen aussi simple que naturel, Raoul fit plus de progrès en deux heures dans les bonnes grâces d’Andréa Barrofaldi, qu’il n’aurait pu le faire en un an en faisant parade de ses connaissances réelles ou supposées.

Il y a peu de doute que le vice-gouverneur ne trouvât cette entrevue fort agréable, puisqu’il parut disposé à la prolonger ; et il n’est pas moins certain que Raoul Yvard la regarda comme un des devoirs les plus difficiles qu’il eût jamais été appelé à remplir. Quant à Vito Viti, il fut plongé comme dans une extase perpétuelle, et il ne chercha pas à la cacher, car il interrompait souvent la conversation par des expressions de plaisir, et il hasardait de temps en temps une remarque, comme pour faire ressortir son ignorance.

— J’ai eu bien des preuves que vous êtes savant, vice-gouverneur, s’écria-t-il à l’instant où Andréa finissait une dissertation d’une demi-heure sur l’histoire ancienne de toutes les nations du Nord, mais je ne vous avais jamais vu si savant qu’aujourd’hui. Oui, Signor, vous avez été illustre ce soir. — N’est-il pas vrai, signor Smit ? Aucun professeur de Pise, ni même de Padoue, n’aurait pu mieux traiter le sujet dont nous venons d’entendre parler.

— Signor podestat, dit Raoul, le sentiment qui a dominé dans mon esprit pendant l’admirable dissertation du signor Barrofaldi, a été un profond regret que ma profession m’ait empêché de puiser à toutes ces sources de profonde érudition. Mais il est permis d’admirer même ce qu’on ne saurait imiter.

— Sans contredit, signor Smit, répondit Andréa avec un sourire de bienveillance ; mais, avec des dispositions comme les vôtres, il n’est pas très-difficile d’imiter ce qu’on admire. Je vous ferai une liste d’ouvrages que je vous engage à lire, et en touchant à Livourne ou à Naples, vous trouverez à les acheter à un prix raisonnable. Vous pouvez être sûr de la trouver demain matin sur votre table en déjeunant, car je ne me coucherai pas qu’elle ne soit finie.

Raoul se plut à regarder cette promesse comme une manière de lui faire sentir qu’il était temps qu’il se retirât ; et, se levant sur-le-champ. il prit congé du vice-gouverneur avec beaucoup d’assurances de gratitude et de satisfaction. Mais dès qu’il fut sorti du palais, il respira longuement, en homme qui échappe à une persécution dont l’ennui n’a été allégé que par le ridicule ; et il lâcha quelques malédictions contre toutes les nations du Nord, dont l’histoire ancienne était beaucoup plus longue et plus compliquée qu’il ne l’aurait jugé nécessaire. En se livrant à ces réflexions, il arriva à la promenade sur les hauteurs, et vit qu’il n’y restait déjà presque personne. Enfin, il crut voir une femme à quelque distance en avant de lui, dans une partie de la promenade qui n’était jamais très-fréquentée : et se dirigeant de ce côté, il reconnut bientôt celle qu’il cherchait, et qui l’y attendait évidemment.

— Raoul, dit Ghita d’un ton de reproche, à quoi aboutiront les risques que vous courez si souvent ? Après être sorti avec tant d’adresse et de bonheur du havre de Porto-Ferrajo, comment avez-vous été assez imprudent pour y revenir ?

— Vous en savez la cause, Ghita ; pourquoi donc me faire cette question ? San Nettuno ! n’ai-je pas fait une jolie manœuvre ? Et ce brave gouverneur, comme je l’ai pris pour dupe ! Je pense quelquefois, Ghita, que je me suis trompé sur ma vocation, et que j’aurais dû me faire diplomate.

— Et pourquoi diplomate plutôt qu’autre chose, Raoul ? Vous êtes trop honnête pour tromper longtemps, quoi que vous puissiez faire dans une occasion comme celle-ci et dans un cas d’urgence.

— Pourquoi ? Mais n’importe. Cet Andréa Barrofaldi et ce Vito Viti sauront un jour pourquoi. Et maintenant, Ghita, parlons de nos affaires, car le Feu-Follet ne peut décorer toujours la baie de Porto-Ferrajo.

— Cela est vrai, et je ne suis venue ici que pour vous en dire autant moi-même. Mon oncle est arrivé, et il a dessein de partir pour les Torri à bord de la première felouque qu’il pourra trouver.

— Eh bien ! voilà qui me fait croire à la Providence plus que tous les sermons de tous les padri d’Italie. Voici un lougre qui vous tiendra lieu de felouque, et nous pouvons mettre à la voile cette nuit même. Ma chambre sera entièrement à vous ; et comme vous y serez sous la protection de votre oncle, je défie la plus mauvaise langue de trouver à y mordre.

Ghita, pour dire la vérité, s’attendait à cette offre ; mais, quelque agréable qu’elle lui fût, le sentiment qu’elle avait des convenances l’aurait engagée à la refuser. Une considération l’arrêta : ce pouvait être un moyen de faire sortir Raoul d’un port ennemi, et par là de le mettre hors de danger. Pour une jeune fille dont le cœur était si plein d’affection, c’était un point auprès duquel les apparences et le qu’en dira-t-on ne pouvaient avoir qu’une influence secondaire. Il ne faut pourtant pas que le lecteur se fasse une fausse idée des habitudes et de l’éducation de Ghita. Quoiqu’elle eût été élevée avec plus de soin que la plupart des jeunes filles de sa condition, elle avait des manières simples et conformes à sa situation aussi bien qu’aux usages de son pays. Elle n’avait pas été assujetties cette contrainte sévère qui règle la conduite des jeunes Italiennes, dans l’éducation desquelles il entre peut-être un peu trop de sévérité, comme il entre un peu trop de relâchement dans celle des jeunes Américaines ; mais on lui avait enseigné tout ce qu’exigeaient les convenances et la délicatesse, tant pour elle-même que par rapport aux autres, et elle sentait qu’il était presque contre les usages du monde, sinon contre la bienséance, qu’une jeune fille fît un voyage à bord d’un bâtiment corsaire, surtout quand celui qui le commandait était son amant avoué. Mais, après tout, la distance de Porto-Ferrajo aux Tours n’était que de cinquante milles, et quelques heures suffiraient pour la mettre en sûreté chez elle ; et ce qui lui paraissait encore plus important, c’était que Raoul se trouverait alors en sûreté comme elle. Elle avait fait d’avance toutes ces réflexions, et, par conséquent, elle était préparée à répondre à la proposition qui lui était faite.

— Si mon oncle et moi nous pouvons accepter cette offre obligeante, Raoul, quand vous conviendrait-il de partir ? Nous avons été absents plus longtemps que nous n’en avions le dessein, plus longtemps que nous ne l’aurions dû.

— Dans une heure, s’il vient du vent. Mais, vous le voyez, Ghita, le zéphyr a cessé de souffler, et tous les éventails d’Italie semblent endormis. Vous pouvez compter que nous mettrons à la voile aussitôt que nous le pourrons, et au besoin nous aurons recours aux avirons.

— Je verrai donc mon oncle, et je lui dirai qu’il y a un bâtiment prêt à partir, et que nous ferons bien d’en profiter. — N’est-il pas singulier, Raoul, qu’il ignore complètement que vous êtes dans cette baie ? De jour en jour il fait moins d’attention à tout ce qui l’entoure, et je crois que la moitié du temps il ne se souvient pas que vous commandez un bâtiment ennemi.

— Qu’il compte sur moi ! il n’aura jamais lieu de le savoir.

— Nous en sommes bien sûrs, Raoul. La manière généreuse dont vous êtes intervenu pour nous sauver du corsaire algérien, qui fut le commencement de notre connaissance, et pour laquelle nous devrons toujours vous bénir, a établi une paix éternelle entre vous et nous. Si vous n’étiez arrivé si à propos à notre secours l’été dernier, nous serions à présent, mon oncle et moi, esclaves chez ces barbares.

— C’est une autre chose qui me porte à croire à une Providence, Ghita ; car, quand je vous ai tirés, vous et votre bon parent, des mains des Algériens, je ne savais pas à qui je rendais ce service, et vous voyez ce qui en est résulté. En vous servant, c’est moi-même que j’ai servi.

— Que ne pouvez-vous apprendre à servir ce Dieu qui dispose de nous tous suivant sa sainte volonté ! s’écria Ghita, des larmes brillant dans ses yeux, tandis qu’un effort presque convulsif cherchait à réprimer l’émotion profonde avec laquelle elle prononça ces mots. Mais nous vous remercierons toujours, Raoul, d’avoir été pour nous l’instrument de sa merci dans l’affaire de l’Algérie. Il me sera facile d’engager mon oncle à s’embarquer ; mais comme il connaît votre véritable profession quand il lui plaît de s’en souvenir, je ne crois pas qu’il soit à propos de lui dire avec qui nous partons. Il faut que nous convenions d’un endroit et d’une heure pour nous revoir ; j’aurai soin qu’il s’y trouve et qu’il soit prêt à partir.

Raoul et Ghita discutèrent ensuite tous les petits détails relatifs au départ. Un rendez-vous hors de la ville, à peu de distance du cabaret de Benedetta, fut choisi comme étant un endroit où ils seraient moins exposés aux regards du public. Cet arrangement fut bientôt décidé, et Ghita pensa qu’il était temps qu’ils se séparassent. Raoul y consentit de meilleure grâce qu’il ne l’aurait probablement fait s’il n’eût préalablement reçu l’assurance qu’il la reverrait dans une heure, afin que tout fût prêt pour pouvoir partir au premier souffle du vent.

Lorsqu’il fut resté seul, Raoul se rappela qu’Ithuel et Filippo étaient sans doute à terre, comme de coutume ; car le premier n’avait consenti à servir sous lui qu’à condition qu’il lui serait toujours permis d’aller à terre toutes les fois qu’ils seraient à l’ancre, privilège dont il abusait constamment pour faire un commerce de contrebande. Il avait tant de dextérité à cet égard, que Raoul, qui dédaignait de faire un tel trafic pour son propre compte, mais qui était obligé de fermer les yeux sur les contraventions des autres aux lois sur les douanes, craignait moins qu’il ne compromît son bâtiment que n’aurait pu le faire un autre qui aurait été moins adroit. Il était pourtant nécessaire de faire retourner ces deux hommes à bord, ou de les abandonner ; et se rappelant heureusement le nom du cabaret dans lequel il avait appris qu’ils étaient entrés le soir précédent, il s’y rendit sur-le-champ, et y trouva Ithuel et son interprète buvant un flacon du meilleur vin de Benedetta ; Tommaso y était aussi avec quelques-uns de ses compagnons ; et comme il n’y avait rien d’extraordinaire à voir le commandant d’un bâtiment anglais dans un cabaret, Raoul, pour prévenir tous les soupçons, s’assit près d’Ithuel et prit un verre de vin. À la conversation qui avait lieu entre Tommaso et ses amis, il comprit bientôt que, s’il avait réussi à jeter de la poudre aux yeux du vice-gouverneur et du podestat, ces vieux marins expérimentés conservaient encore leur méfiance. Il était si extraordinaire qu’une frégate française se montrât le long de cette côte, tandis qu’on y voyait souvent des frégates anglaises, que ces marins, qui avaient de l’expérience en pareille matière, ajoutant cette circonstance à toutes celles qui leur avaient déjà rendu le lougre suspect, étaient disposés à prendre les deux bâtiments pour ce qu’ils étaient véritablement. Raoul fut plus indifférent à leur opinion qu’il ne l’aurait été sans les arrangements qu’il venait de prendre avec Ghita. Il but donc son vin avec un air d’insouciance, et finit par se retirer en emmenant avec lui Ithuel et le Génois.