Le Fils du diable/Tome I/I/11. L’homme aux trois costumes

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Legrand et Crouzet (Tome Ip. 250-260).
Première partie

CHAPITRE XI.

L’HOMME AUX TROIS COSTUMES.

Il était trois heures du matin. La salle Favart tremblait sous des polkas effrénées. Tout ce monde changeant et bigarré qui fait foule aux bals travestis, qui se mêle, qui court, qui crie, qui s’évertue, était là au grand complet et se donnait un mal d’enfer pour se divertir.

Les gens sans façons, commis, grisettes, étudiants, petits officiers, lorettes de second ordre et mères de famille en débauche dansaient à perdre haleine et fêtaient les quadrilles de Musard l’Ancien. Les gens bien élevés, les clercs d’huissier, les familiers du boulevard de Gand, les jeunes journalistes, gâtés par toutes sortes de succès douteux, et les domestiques de confiance possédant la clef de la garde-robe de leur maître, se promenaient gravement en habits noirs.

Il est bien entendu que M. le comte de Mirelune et Amable Ficelle, auteur de la Bouteille de Champagne, ne faisaient point défaut à la fête. Ficelle creusait sa cervelle vide. Mirelune intriguait.

C’est-à-dire qu’il déchirait des dominos en tirant dessus, et qu’il glissait sous les capuchons de satin ces triomphantes paroles :

— Toi, je te connais !…

Ficelle avait un nez de carton camard sur son nez pointu, et Mirelune avait un nez de carton pointu sur son nez camard.

On eût dit qu’ils avaient opéré un échange, et qu’ils y avaient perdu tous les deux.

Ils étaient là dans leur centre, les deux charmants garçons. Les femmes sans préjugés les appelaient par leurs noms, ce dont ils étaient bien fiers. Ils fascinaient les petits commis, déguisés en seigneurs du temps de Louis XIII.

Autour d’eux le bal s’agitait.

Les peureux s’essayaient timidement à quelque bonne fortune de hasard et perdaient leurs gauches compliments dans la cohue ; les téméraires offraient leur cœur et souper à toute venante ; les provinciaux faisaient du bruit et prenaient le menton des femmes laides, ce qui est encore intriguer ; les experts voyaient sous le masque et choisissaient.

L’amour était le sujet de toutes les conversa tiens courtes ou longues ; on se jetait des cœurs à la tête ; tout homme était conquérant, toute femme était aimée. Il allait falloir des flots de Champagne pour éteindre cet incendie.

Il y a de tout à ces bals de nos grands théâtres, et c’est là le piquant. Les classes fashionables y sont, comme chacun sait, fort amplement représentées ; les classes moyennes y envoient des députés innombrables ; la boutique s’y pavane ; l’échoppe s’y glisse, et plus d’un billet tombe des hauteurs du salon jusqu’au fond de la loge qui en profite.

Telle duchesse, égarée dans ce paradis banal, est éclipsée par la fille de son suisse, et surprend M. le duc, intrigant chaudement sa propre camériste, qui est une femme libre.

Depuis tant de siècles, le carnaval n’a point dérogé à sa folle origine. C’est bien toujours la saturnale antique qui fait les valets maîtres et les maîtres esclaves.

Cette nuit, l’Opéra-Comique n’avait point de rival ; l’Académie royale de musique se reposait de sa fête de la veille. Peur trouver un autre bal, les fidèles de la mazurka eussent été obligés de descendre jusqu’aux latitudes ultra-bourgeoises de l’Ambigu, ou d’affronter les abords mal connus de l’Odéon. La salle était comble ; on se ballait à la porte. De mémoire de sergent de ville, on ne se souvenait point d’avoir vu pareille presse. Pour rencontrer un terme de comparaison, il fallait remonter jusqu’à ces nuits magiques où le théâtre de la Renaissance, encombré de velours et d’or, entassait Paris tout entier dans sa salle et menaçait ruine sous le galop fanatique de trois mille débardeurs.

C’est à peine si l’on pouvait se mouvoir dans le foyer trop étroit. La foule ondulait, compacte et serrée, et jetait dans la lourde atmosphère son murmure confus, formé de chuchotements, de petits cris de femmes et de gros éclats de rire.

Au beau milieu de la presse, il y avait un couple qui se frayait passage de son mieux et semblait chercher des compagnons perdus. C’était un grand jeune homme aux traits réguliers et doux, portant sur un pantalon à la hussarde le frac d’officier de marine. Il semblait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans. Son visage, animé par le plaisir, exprimait la franchise, et une sorte de faiblesse, non point cette faiblesse qui a peur, mais celle qui se laisse entraîner à tout vent, qui croit trop vite et que l’on trompe.

Il était beau ; son sourire avait de la noblesse et du charme ; son cœur prompt à aimer, sincère et trop facile, se peignait dans la douceur de son regard.

C’était le jeune vicomte Julien d’Audemer, enseigne de vaisseau en congé, qui était arrivé à Paris depuis quelques heures seulement, — et qui avait soupé.

Il donnait le bras à un page masqué de velours, qui semblait trop grand pour être une femme et trop gracieux pour être un homme.

— C’est entendu, disait le vicomte en tâchant de voir par-dessus les têtes de ses voisins. Je vous servirai de témoin, Franz, puisque vous ne voulez pas me laisser mettre ce misérable coquin à la raison… Au demeurant, vous êtes plus jeune que moi, mais vous en savez aussi long que personne, et vous passez comme une anguille là où je suis embarrassé. Mais où diable se sont cachées nos dames ?

— Je les voyais encore tout à l’heure, répondit Franz, quand ce grand gaillard en costume allemand s’est mis entre elles et nous… Avez-vous remarqué comme il me regardait, Julien ?

— J’ai remarqué qu’il serrait de près mon domino bleu, répondit l’enseigne. Je voudrais parier qu’ils sont gens de connaissance. Mais je sais flairer les jolies femmes, moi… Celle-là est charmante et je la soufflerais au roi !

On dit que l’officier de marine à jeun est généralement un peu fat. Julien, en descendant de voiture, avait passé une heure aux Frères-Provençaux. Il se sentait de force à aimer tous les dominos du bal.

Franz baissait la tête d’un air distrait.

— Son regard me suit ! murmura-t-il en se parlant à lui-même. Il me semble le voir encore… C’est un fier cavalier, ma foi ! quand j’aurai son âge, je voudrais avoir une tête comme cela !

— Bah ! fit Julien, ce costume allemand vous donne des airs de héros de théâtre !… Mais j’y songe, Franz, ma mère est de plus en plus liée avec la maison de Geldberg, et moi-même vous savez que j’ai quelque crédit, au moins sur un des membres de la famille.

— Est-ce que vous songez toujours à épouser la comtesse Esther ? demanda Franz.

— Toujours, répliqua l’enseigne, nous sommes constants, sinon fidèles, nous autres marins… Esther est la plus belle femme de Paris !… Mais il ne s’agit pas de cela : je voulais dire qu’on pourrait bien tenter une démarche auprès des Geldberg et vous réconcilier avec eux.

— Non, répondit Franz.

— Cependant vous venez de me faire voire confession : vous n’avez pas de fortune…

— Je n’ai rien… mais je ne veux pas.

— À votre aise !… c’est pourtant cet entêtement-là qui m’a fait vous aimer, petit Franz !… Vous n’étiez qu’un enfant, quand je vous ai rencontré pour la première fois dans les salons de Geldberg ; mais déjà vous disiez : Je veux… Et moi qui ne sais guère vouloir…

Franz l’interrompit en lui serrant le bras.

— Regardez, dit-il.

Son doigt étendu montrait l’autre extrémité du foyer.

— C’est notre Allemand ! s’écria Julien dont l’œil avait suivi la direction indiquée ; — seulement il a changé de costume…

— Et il cause avec elles ! dit Franz.

Julien mit sa main devant ses yeux pour mieux voir.

Le personnage que venait de désigner Franz causait en effet avec deux dames, enfouies dans des dominos de satin, l’un bleu, l’autre noir. C’était un homme jeune encore, d’une figure remarquablement belle et dont la physionomie pétillait de gaieté. Il portait un brillant costume de majo à mille boulons d’argent, avec l’écharpe frangée et l’inévitable résille.

Les dames qu’il avait arrêtées et qu’il semblait entretenir vivement, étaient reconnaissables, non-seulement par les couleurs de leurs dominos, mais aussi par la différence de leurs tailles.

Le domino noir était tout petit, tout gracieux, tout mignon. Le domino bleu avait une tournure imposante ; les plis indiscrets du satin laissaient deviner une taille riche et irréprochable.

— Ce sont bien elles, dit Franz ; — un effort !… je suis fou de cette femme et cet homme m’intrigue… il faut les rejoindre.

Julien ne demandait pas mieux.

— Parbleu ! s’écria-t-il, moi aussi je suis fou !… Voyez, Franz ! c’est la reine du bal !… Si c’est à elle que ce coquin de majo fait la cour, nous allons rire !…

Ils se frayèrent un passage à grand’force. Au contraire de ce qui aurait eu lieu sur le pont d’un navire, l’enseigne jouait des coudes et Franz gouvernait.

Ils avançaient difficilement. À moitié route, ils virent leurs deux dames prendre chacune un bras du majo et disparaître dans le corridor qui mène à la salle.

Ils s’arrêtèrent désappointés.

— Nous sommes collés, dit Julien qui savait jouer au billard.

— Il y a dix à parier contre un, ajouta Franz, que nous ne les reverrons pas de sitôt… Si nous prenons le même chemin qu’elles, ça pourra même durer toute la nuit… le plus sûr est de sortir par la porte opposée et d’aller à leur rencontre… Au petit bonheur !…

— Soit, répliqua l’enseigne. Je suis sûr que la mienne est belle comme un ange !

— Et la mienne donc ! s’écria Franz ; figurez-vous, Julien, ajouta-t-il en rougissant légèrement, que je suis amoureux, amoureux sérieusement et pour toute ma vie…

— Ah ! bah ! fit le jeune vicomte, du domino noir ?…

— Pas du tout… d’une jeune fille qui est aussi pure que jolie !…

— Aussi sainte que belle ! déclama Julien ; c’est connu !…

Franz le regarda en dessous, comme s’il eût fait effort pour retenir un éclat de rire.

— Aussi sainte que belle ! répéta-t-il ; en vérité, vous l’avez dit, Julien… et malgré cela, ce diable de domino noir m’a ensorcelé !

— La sainte est-elle au bal masqué ? demanda l’enseigne.

— Fi ! répliqua Franz. Je vous dis que c’est une douce enfant, Julien… un cœur d’ange comme vous vous représentez votre sœur, ou votre mère au temps où elle était jeune fille…

Ce qu’on voyait du visage de Franz sous son masque de velours, était coloré vivement. Il détourna la tête et garda, durant quelques secondes, l’attitude embarrassée de l’homme qui craint d’en avoir trop dit.

Mais Julien d’Audemer n’avait rien compris au delà de ses paroles, et ne prenait point garde à son trouble.

— Voilà que sans le vouloir vous renouvelez tous mes remords, dit-il ; je suis encore un écolier, Franz !… En arrivant, j’ai vu sur les murailles l’affiche de ce diable de bal, et au lieu de me rendre chez ma mère qui m’attend, je me suis costumé du mieux que j’ai pu en descendant de voiture… Dites-moi, Franz, Denise est-elle toujours bien jolie ?…

— Adorable ! répondit Franz à demi-voix.

— Et ma mère compte-t-elle toujours la marier au chevalier de Reinhold ?…

Franz baissa la voix encore davantage.

— J’ai entendu parler de cela, répliqua-t-il ; mais je n’y ai jamais cru. Mademoiselle d’Audemer est si belle et le chevalier est si vieux !

— Mais non, dit Julien, il a tous ses cheveux…

— Une perruque !…

— Toutes ses dents…

— Un râtelier !…

— Il est frais comme une rose…

— Du fard !…

— Sa taille est bien prise…

— De l’étoupe !…

— Et il est riche à millions.

— Contre ceci, je n’ai rien à dire… Mais, depuis que j’ai quitté la maison de Geldberg, je ne vais plus guère dans le monde, et je ne sais plus ce qui s’y passe… Vous-même, Julien, êtes-vous sérieusement décidé à épouser la comtesse ?

— Ma foi, très-cher, répondit l’enseigne, ma mère m’y pousse fortement… Elle a une fortune magnifique… et je crois, en conscience, que je suis amoureux d’elle.

Franz retint un mot qui se pressait sur sa lèvre. Il garda le silence.

Ils arrivaient auprès de la porte opposée à celle par où les deux dames et le majo étaient sortis.

Au moment de franchir le seuil, Franz se retourna pour jeter un dernier regard dans le foyer.

— Ah çà ! suis-je fou ! s’écria-t-il en s’arrêtant brusquement. — Voyez ! Julien, voyez !

L’enseigne poussa un cri de surprise.

À la place même que venait de quitter le beau majo, le cavalier allemand se tenait debout et promenait ses regards calmes sur la foule.

— Il aura changé de costume ! dit Julien stupéfait.

— C’est à peine s’il en a eu le temps, répliqua Franz. Et puis, voyez ! autant il était gai tout à l’heure, autant il semble triste maintenant.

— C’est vrai…

— Et c’est bien le même pourtant… il n’y a pas à s’y tromper.

— C’est bien le même !

— Je voudrais gager qu’il y a là-dessous quelque bizarre histoire… et j’ai bonne envie !…

Franz s’interrompit, et sa vivacité tomba brusquement.

— Mais que me fait cela ? murmura-t-il en secouant sa tête blonde. — Je n’ai pas le temps de m’embarrasser dans des énigmes… Reprenons notre chasse, Julien, poursuivit-il. Nos dames doivent être libres et nous cherchent peut-être.

Ils descendirent l’escalier dont les marches invisibles disparaissaient sous les pieds de la foule, Julien se retournait fréquemment pour voir si le majo, déguisé en cavalier bavarois, ne le suivait point. Franz songeait.

— Vous êtes gentilhomme, vous, Julien, dit-il, comme ils entraient dans le bal, — et vous devez avoir des idées plus sévères que nous autres, enfants du hasard… Si vous aimiez une femme riche, belle et noble comme vous, et qu’il vous arrivât de la rencontrer en un de ces lieux faciles où toute vertu reçoit quelque accroc en passant, donneriez-vous volontiers le nom de votre père à cette femme ?

— De quel lieu parlez-vous ?

— Il y en a vingt… un bal masqué, par exemple.

La figure de l’enseigne devint sérieuse.

— Et pourquoi me demandez-vous cela ? murmura-t-il.

— Pour savoir…

Julien réfléchit un instant.

— Je n’ai jamais aimé qu’une femme en ma vie, répondit-il enfin ; cette femme est Esther de Geldberg, que je connaissais avant son mariage, alors que ma famille était pauvre, et que j’étais votre collègue dans les bureaux de la rue de la Ville-l’Évêque… c’est une bien vieille affection à laquelle je pense toujours et dont je parle rarement… Si je voyais Esther au bal, je partirais demain, et je me rembarquerais, laissant ici tous mes espoirs d’être heureux… Si quelqu’un me disait l’y avoir vue, je lui répondrais qu’il ment et je le tuerais.

La voix de Julien d’Audemer était grave et ses yeux exprimaient une résolution inattendue. Ce qu’il y avait en lui de mollesse insoucieuse avait fait place à une soudaine fermeté.

Une parole se pressait sur les lèvres de Franz, qui la refoula énergiquement.

— Mais si l’homme qui viendrait vous dire cela était votre ami ? murmura-t-il.

Les sourcils de l’enseigne se froncèrent. Il se tut durant une seconde et regarda son compagnon en face.

— Est-ce que vous l’avez vue ? prononça-t-il tout bas et sans desserrer les lèvres.

Franz hésita un instant, et sa physionomie, cachée sous le masque, ne put point parler à défaut de voix.

Le résultat de sa réflexion fut un éclat de rire un peu contraint.

— Quelle folie ! s’écria-t-il, la comtesse dort bien tranquillement à l’hôtel de Geldberg, et ce n’est pas vous qui me tuerez, monsieur le vicomte !

Le visage de celui-ci se rasséréna. Il ne demandait qu’à croire.

— Vous m’avez fait peur, dit-il en souriant. — Pour votre peine, vous allez me donner quelques détails sur nos deux dominos… car je suis bien sûr que vous les connaissez tous les deux.

— Je les connais peut-être, répliqua Franz, mais je ne puis rien dire.

— Bravo ! vous êtes discret.

— Ce sont deux grandes dames.

— Je l’aurais parié… Après ?

— Voilà tout… Le secret du domino noir m’appartient à moitié ; c’est pourquoi je le garde… Le secret du domino bleu ne me regarde pas ; pourquoi le dévoiler ?

— Est-elle jolie ?

— Charmante !

— Vous en êtes sûr ?…

— Parfaitement.

— C’est tout ce qu’il me faut ! s’écria l’enseigne, qui avait recouvré toute sa gaieté. — Le reste m’importe peu, en définitive… Mais n’est-ce pas l’une d’elles que j’aperçois là-bas… tout là-bas ! au fond du théâtre ?

— Le domino bleu ! s’écria Franz ; elle donne le bras… sur mon honneur ! ajouta-t-il : c’est encore le majo !…

— Et le domino noir tient l’autre bras ! dit l’enseigne, il faut que nous voyions enfin si nous avons la berlue !… Écoutez, Franz, faisons une manœuvre savante… Prenez à gauche pendant que je prendrai à droite… nous ne les perdrons pas de vue, et, de quelque façon qu’ils s’arrangent, l’un de nous les rencontrera.

— Accordé ! dit Franz, — bonne chance !…

Ils se séparèrent et commencèrent à percer la foule dans des directions opposées. Ils y allaient de tout leur cœur, mais, une fois engagés dans la cohue, ils perdirent bien vite leur boussole, et se dirigèrent seulement d’après la configuration de la salle.

Non-seulement ils n’apercevaient plus les deux dominos, mais ils ne se voyaient pas l’un l’autre.

Tandis que Franz s’évertuait et tâchait, un bras se passa doucement sous le sien.

— Veux-tu mon cœur, beau page ? dit à ses côtés une voix joyeusement ébriolante.

Franz ne pouvait divorcer entièrement avec sa nature espiègle et gaie. Sans trop prévoir le dénoûment de l’aventure, il garda le silence et tourna discrètement la tête comme une femme en quête d’aventures, qui veut serrer un peu l’hameçon.

L’autre n’était pas un homme à s’effaroucher de ces obstacles connus.

— Beau page, reprit-il, je suis à tes trousses depuis une heure, ce marin qui te donnait le bras à l’instant est un sot, puisqu’il t’a quitté… Regarde-moi, je suis plus beau garçon que lui !

Franz étouffait pour ne pas rire et tournait obstinément la tête.

Il sentait la marche vacillante de son galant et le devinait ivre, rien qu’au son de sa voix.

Ce dernier lui serrait le bras fort amoureusement et lui glissait dans l’oreille des déclarations étourdissantes. Enhardi par le silence de Franz, il s’émancipa bien vite, le prit par la taille et lui planta un gros baiser sur la joue.

Franz lui rendit un coup de poing pour son baiser, — un de ces glorieux coups de poing qu’on improvise au bal dans la métropole des nations civilisées, et qui tueraient net un taureau.

Sans la foule, le galant serait tombé ; mais un mort se fût tenu debout dans la cohue. Au lieu de tomber, le galant écrasa le nez de M. le comte de Mirelune, et aplatit le pauvre Ficelle, qui en perdit la pointe de son couplet.

Il se tenait les côtes, et riait à gorge déployée.

— Parbleu ! dit-il, c’est dommage que vous soyez un homme, mon jeune Monsieur !… je donnerais cent ducats pour trouver une femme capable d’appliquer un coup de poing pareil !…

Franz restait là devant lui, le masque soulevé, la bouche béante et les bras tombants. Sa figure exprimait l’ébahissement le plus complet. Ce galant ivre qui venait de le prendre pour une femme, était encore le cavalier allemand !

Et le cavalier allemand avait encore changé une fois de costume. Il portait une robe rouge à l’arménienne, demi ouverte et laissant passer la batiste de sa chemise débraillée.

Franz tourna ses yeux tout autour de lui, comme s’il eût cherché quelqu’un à qui demander l’explication de ce mystère étrange. Il n’y avait là qu’un quadruple rang de spectateurs inconnus qui regardaient en riant cette scène bien commune dans les bals masqués, mais toujours réjouissante.

Il reporta ses regards vers l’Arménien et tâcha de découvrir sur son visage une différence, un signe quelconque qui le distinguât du cavalier et du majo. Mais l’évidence sautait aux yeux. C’était manifestement le même homme, calme et grave sous le costume allemand ; léger, brillant, rieur sous la veste étincelante de l’Espagnol ; et, maintenant, lourdement ivre, portant l’apathie sur son visage, et riant de ce rire épais des gens pris de vin…