Le Fils du diable/Tome I/I/12. Deux dominos

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Legrand et Crouzet (Tome Ip. 261-269).
Première partie

CHAPITRE XII.

DEUX DOMINOS.

L’Arménien riait toujours et se tenait les côtes en regardant notre jeune page. Celui-ci ne songeait point à se fâcher ; son étonnement profond absorbait en lui toute autre pensée. Il ouvrait de grands yeux pour contempler cet homme étrange qui se transformait comme Protée et qui semblait se multiplier au-devant de ses pas.

Et bien qu’il eût la ferme volonté de donner tout entières au plaisir les heures de cette nuit suprême, il oubliait le bal et la sirène qui l’attirait pour se creuser l’esprit et se demander où était la clef de ce mystère…

Pourquoi toutes ces métamorphoses ? Était-ce une gageure ? Ce bizarre personnage prenait-il tant de peine seulement pour se divertir ?

Ou bien avait-il un but sérieux ? et quel était ce but ?

Les curieux qui s’étaient groupés autour de l’Arménien avaient entamé avec lui une lutte de paroles bouffonnes, M. le comte de Mirelune demandait des dommages-intérêts pour son nez écrasé. Ficelle, le mélancolique, cherchait des choses très-drôles et ne trouvait que les vieux calembours de la Bouteille de Champagne, vaudeville en un acte et mêlé de couplets, représenté pour la première fois au théâtre des Nouveautés, le 2 avril 1827. L’Arménien, au contraire, jouait de la langue passablement. Franz mesurait la distance qui existait entre cette joyeuse face de buveur et la figure pensive qu’il avait, vue déjà deux fois… En ce moment, un cri perçant et d’espèce particulière s’éleva parmi le tumulte du bal.

La physionomie de l’Arménien changea comme par magie ; son sourire lourd disparut, et son œil brilla sous la ligne tendue de ses sourcils.

En même temps, sa taille affaissée et vacillante se redressa dans toute sa hauteur.

Toute différence entre le viveur au costume d’Arménien et l’austère cavalier bavarois se trouva effacée par ce brusque changement. Si Franz avait pu garder un doute, ce doute aurait dû s’évanouir en ce moment.

L’Arménien, droit sur ses jambes, les reins cambrés, la tête jetée en arrière, avait la pose d’un homme qui écoule attentivement. Son ivresse semblait faire trêve ; ses muscles amollis, avaient repris leur ressort, et un rayon d’intelligence perçait le brouillard somnolent qui voilait naguère sa prunelle.

Il ne répondait plus aux lazzi de ses voisins.

Au bout de deux ou trois secondes, un autre cri, pareil au premier, se fit entendre encore.

L’Arménien s’élança au plus fort de la foule et la perça en ligne droite, dans la direction indiquée par les deux cris entendus.

C’était un signal ; Franz le devinait. Il voulut s’élancer à son tour, et suivre l’Arménien, car ce mystère piquait sa curiosité de plus en plus, mais la cohue se refermait plus compacte. Elle serrait ses rangs, violemment ouverts par l’effort irrésistible de l’Arménien, et présentait une sorte de muraille qu’il eût été malaisé de franchir.

Deux ou trois minutes se passèrent de la part de Franz en tentatives vaines. Pendant cela, l’homme qu’il prétendait poursuivre avait fait du chemin ; Franz ne pouvait plus l’apercevoir.

De guerre lasse, il retourna sur ses pas, et se dirigea vers le côté de la Salle où il avait cru voir de loin les deux dominos, en compagnie du majo.

Il ne s’était point trompé ; la grande et la petite femme étaient ensemble au fond de la salle. Elles se promenaient en se tenant par le bras ; mais il n’y avait point d’homme avec elles.

Si le majo leur avait servi un instant de cavalier, elles l’avaient oublié déjà ou du moins, par un tacite accord, elles se taisaient sur son compte.

C’était de Julien et de Franz quelles s’entretenaient.

— Quelle imprudence ! disait le domino bleu en se penchant pour mettre sa bouche à portée de l’oreille de sa compagne. Si Julien allait me reconnaître !…

— Bah ! fit le domino noir avec un nonchalant mouvement d’épaules. — M. le vicomte d’Audemer n’est pas sorcier, ma chère enfant… Il n’y verra que du feu, et ce petit danger donne du piquant à notre escapade… sans cela je m’ennuierais horriblement pour ma part !…

Ces excellentes raisons ne paraissaient point faire une impression très-grande sur l’esprit du domino bleu, qui répondit en secouant la tête :

— Il vous est facile d’être brave, ma sœur… ce petit Franz vous connaît seulement sous le nom qu’il vous a plu de choisir… Vous êtes madame Louise de Ligny, et le monde ne mettra point sur votre compte les péchés mignons de cette dame… mais moi, Julien me connaît, et il ne faudrait qu’un regard indiscret pour me perdre !

— L’aimez-vous ? demanda le domino noir.

— Il est joli garçon…

— L’aimez-vous ?

— Il a un beau nom et un titre.

— L’aimez-vous ?

— Il a de la fortune et je ne déteste pas ces aiguillettes des officiers de marine…

Elles étaient dans un coin retiré. Un groupe de promeneurs en habit noir formait autour d’elles une sorte de rempart. La chaleur était accablante et leurs masques les étouffaient.

Elles s’assirent sur la banquette voisine et soulevèrent à la fois leurs loups de velours, garnis de longues barbes de dentelles.

Il n’y avait plus entre leurs traits et le regard des curieux que le satin de leurs capuchons.

Malgré cet obstacle, les vifs rayons des lustres se glissaient jusqu’à leurs visages.

Sous le domino bleu, nous eussions reconnu la figure régulièrement belle de la comtesse Esther ; sous le domino noir se cachaient la fine taille et les traits mobiles de madame de Laurens.

Elle attachait en ce moment sur sa sœur un regard plein de moquerie.

— Je ne demande plus si vous l’aimez, Esther, reprit-elle, vous aimez sa tournure, son nom, son titre, sa fortune et ses aiguillettes… on a eu des passions moins motivées que celle-là !… Quant à moi, j’ai été folle de ce jeune Franz, vous savez…

— Il est charmant !…

— C’est un petit garçon !… ces choses-là ne peuvent avoir qu’un temps… après cette nuit, je compte ne plus le revoir.

— Mais il vous cherchera…

Sara fit un geste de dédain suprême.

— Je sais que vous avez des ressources, reprit Esther ; mais il ne faudrait qu’un hasard pour que M. de Laurens…

Sara l’interrompit par un geste nouveau et plus dédaigneux encore.

— Franz ne connaît que madame de Ligny, répondit-elle ; et madame de Ligny est veuve.

Petite se trompait en ceci assez notablement. Franz, qui avait été commis de la maison de Geldberg, ne pouvait manquer de connaître les filles du vieux banquier. C’était tout bonnement Sara qui ne connaissait pas Franz.

Au temps où il servait dans les bureaux de l’opulente maison de banque, les salons de Geldberg s’étaient ouverts plus d’une fois pour lui : mais c’était un enfant de bien peu d’importance ; Sara, la brillante femme, la reine des riches fêtes de la finance, avait bien pu ne point remarquer cet obscur commis, perdu dans la foule.

Il est un proverbe qui dit que le soleil ne voit pas tous ceux qui le regardent.

Par rapport à Franz, Sara était le soleil.

C’était ailleurs que dans les salons de son père qu’elle avait rencontré le commis devenu libre. Il était beau ; son caractère avait ce mélange charmant de hardiesse et de timidité qui réveille le désir au fond des cœurs fatigués d’hommages. Sara l’avait aimé d’un caprice emporté, fougueux et court.

Et Franz lui avait rendu exactement la monnaie de sa pièce. Pour un caprice de coquette expérimentée et connaisseuse, il lui avait donné le caprice d’un enfant, la fantaisie d’un cœur qui s’ignore à demi, et qui s’élance étourdiment au-devant de tout amour.

Seulement le caprice de Franz durait encore, que celui de la juive se mourait déjà sous l’ennui.

Sara était si charmante et savait si bien la coquetterie qui entraine ! L’enfant était fasciné ; il voulait boire jusqu’à la dernière goutte le philtre enivrant où sa lèvre vierge s’était trempée.

L’avantage restait donc à madame de Laurens, comme cela devait être dans une lutte engagée entre un adolescent tout neuf et une coquette de trente ans, rompue à tous les secrets de la diplomatie féminine. Mais cet avantage n’était qu’apparent, parce que la coquette avait à garder un secret et que l’adolescent avait ce secret par hasard.

Elle se croyait à l’abri de toute attaque et n’en était que plus vulnérable, comme ce chevalier des poëmes héroïques de l’Italie, qui se présente au combat avec une armure à l’épreuve, mais dont les pièces, dévissées, se détachent une à une à l’heure du péril.

Il y eut un instant de silence entre les deux sœurs ; puis la comtesse reprit la parole de ce ton leste et indifférent qu’emploient les femmes pour dire la chose qui justement leur tient le plus au cœur.

— Le petit Franz a sans doute un rival plus heureux… dit-elle.

— Peut-être bien, répliqua madame de Laurens.

— Est-ce que vous connaissez beaucoup ce baron de Rodach, Sara ?

— Passablement… et vous ?

— Assez… Peut-on vous demander où vous l’avez rencontré ?

— À Hambourg, il y a deux saisons… Et vous ?

— À Bade, il y a aussi deux saisons.

Les deux sœurs se regardèrent par dessous la dentelle de leurs capuchons.

— Je pense une chose, poursuivit Esther ; ne serait-ce point M. le baron de Rodach qui vous fait tout à coup si cruelle pour ce pauvre petit Franz ?

Sara n’avait jamais vu sa sœur si pénétrante.

— Ne serait-ce point M. le baron de Rodach, répliqua-t-elle, qui vous fait aujourd’hui si curieuse, Esther ?…

La belle veuve rougit et remit son masque. Sara eut un malin sourire. Elle ouvrait la bouche pour continuer l’entretien, lorsqu’elle aperçut à quelques pas d’elle le jeune vicomte d’Audemer, qui regardait tous les dominos et qui cherchait en conscience.

Elle remit précipitamment son masque à son tour.

— Ah ! ah ! s’écria l’enseigne qui les découvrait en ce moment, je vous tiens, belles dames, je ne vous lâche plus !

En ces occasions, il est d’usage d’éclater de rire. Le bal masqué est une chose si gaie !

Julien, le domino noir, et le domino bleu éclatèrent de rire à l’unisson.

— Et votre beau majo, qu’en avez-vous fait, mesdames ? demanda l’enseigne, c’est un drôle de corps qui change de costume des pieds à la tête en moins de temps qu’il ne m’en faudrait à moi pour nouer ma cravate.

— Qu’entendez-vous par là ? demanda le domino noir.

— Eh pardieu ! s’écria l’enseigne, depuis que vous nous avez quittés, nous l’avons vu, Franz et moi, tantôt en Allemand, tantôt en Espagnol… Je ne désespère pas de le voir en Turc avant la fin du bal !

— Vous avez raison, dit Franz, qui arrivait en ce moment ; je viens de le voir en Arménien, plus ivre qu’un Polonais.

— Ah ! bah ! fit Julien.

— Et j’ai vu bien d’autres choses encore ! reprit Franz, mais je vous dirai mon histoire à table… Mesdames, ajouta-t-il en se tournant vers les deux sœurs, nous avons une si grande frayeur de vous perdre encore, que nous allons vous enlever.

Sara ne s’amusait plus ; elle donna son bras à Franz. Esther était habituée dès longtemps à suivre l’exemple de sa sœur, qui lui avait montré la route où elle marchait maintenant grand train et sans lisières. Elle donna son bras à l’enseigne.

La peur d’être reconnue la faisait trembler légèrement. Julien sentait contre son flanc un frémissement doux qui le transportait d’aise.

Les deux couples se mirent en marche à travers la foule, et se dirigèrent vers la sortie du bal.

Franz et Julien jetaient leurs yeux de tous côtés, mais ils n’aperçurent nulle part le fantastique personnage qui leur était apparu sous une triple forme. Il ne restait désormais dans la salle, ni Allemand, ni majo, ni Arménien…

Il y avait foule sur le perron du théâtre comme dans la salle. Le flot des arrivants montait sans cesse et obstruait le passage ; Franz et Julien d’Audemer eurent toutes les peines du monde à gagner le pavé, encore ne purent-ils pas choisir le côté de la place qui leur convenait. La foule a des courants comme la mer ; ils furent poussés irrésistiblement vers la rue Favart, et durent s’engager sous ce péristyle étroit, tout plein de parfums impurs, et dont l’usage est déclaré shoking par les gentlemen et par les ladies.

Ce couloir mène au boulevard, en passant devant l’entrée des artistes.

Il était encombré comme tout le reste. Nos deux couples suivaient le flux et ne songeaient point à regarder en arrière.

Franz avait ôté son masque pour remplir définitivement son office de cavalier. Il marchait sur les talons de l’enseigne, qui protégeait de son mieux sa belle compagne contre les coups de coude et les poussées de tout genre.

Dans ce passage, il régnait une demi-obscurité qui devait sembler ténèbres en comparaison des éblouissantes clartés du bal. Les arcades faisaient ombre, et la lumière des becs de gaz n’arrivait que par échappées.

Derrière Franz et Sara, il y avait trois hommes, le nez dans leurs manteaux. Il faisait froid ; ces gens ne se distinguaient en rien du reste de la foule.

Franz ne les avait point regardés ; s’il les eût regardés, son attention n’aurait probablement point été excitée.

Comme on arrivait au bout du couloir, devant l’entrée des artistes, Franz, qui ne parlait point en ce moment, saisit quelques mots prononcés derrière lui à voix basse.

— C’est comme un fait exprès ! murmurait-on. Il ne se retourne point… Je n’ai pas encore aperçu son visage…

— Chut ! fit une autre voix ; il va vous entendre… Faites attention, plutôt, et quand il passera sous le gaz, avancez la tête, vous le verrez.

Franz n’eut point l’idée que ces paroles pussent avoir trait à lui. Néanmoins il lui sembla que le son de la première voix ne lui était point inconnue.

Il se retourna pour voir qui avait parlé.

Les trois hommes s’arrêtèrent en même temps, et deux d’entre eux laissèrent échapper un cri de surprise.

— C’est son vivant portrait ! dirent-ils à la fois.

Puis l’un d’eux ajouta :

— C’est mon diable de page !…

— Et il est avec mes deux adorées ! murmura l’autre.

Franz ne voyait que leurs yeux noirs et brillants, derrière les collets relevés de leurs manteaux.

Il n’y avait plus à douter du sens de leurs paroles. C’était bien de lui qu’ils s’occupaient. Franz fit un mouvement nouveau comme pour quitter le bras de Sara et les aborder ; mais ils tournèrent le dos tous à la fois, et le flot qu’ils avaient séparé se referma sur eux.

— Qu’avez-vous donc ? demanda madame de Laurens ; nous allons perdre votre ami… Venez !

Franz ne savait trop que répondre. Ses pensées bourdonnaient, confuses, en son cerveau. Durant toute cette nuit, une comédie mystérieuse s’était jouée autour de lui, et il n’avait point le mot de l’énigme.

Il se laissa entraîner et rejoignit Julien d’Audemer, qui l’attendait au coin du boulevard.

Les trois inconnus avaient quitté le passage, et s’entretenaient tout bas dans la rue.

— Il y avait bien longtemps que je n’avais pleuré, disait l’un d’eux d’une voix émue ; — mais j’ai des larmes dans les yeux…

— Il m’a semblé voir sa mère ! ajouta le second, — sa pauvre mère, alors qu’elle souriait et qu’elle était heureuse !…

— Comme il est vif et beau garçon !

— Et comme il est fort !… Si vous aviez entendu son coup de poing sonner sur ma poitrine !…

— Il faut qu’il soit riche !

— Riche et noble !

— Riche, noble et heureux… Il faut qu’il ait en cette vie tous les bonheurs que n’eut point sa mère !

Le troisième inconnu n’avait rien dit jusqu’alors. Il prit la main des autres, et se mit au milieu d’eux.

— Il faut qu’il soit sauvé d’abord, murmura-t-il enfin ; — ses ennemis sont puissants, et son existence est pour eux une perpétuelle menace… Bénissons Dieu d’être arrivés à temps, car demain il eût été trop tard !

Il se tourna vers celui des deux inconnus qui était à sa droite.

— Suivez-le, reprit-il, entrez avec lui dans le restaurant qu’il choisira… Faites-vous servir à souper dans un cabinet voisin du sien, et ne le quittez pas d’une minute… Vous, ajouta-t-il en s’adressant à l’autre, vous ferez sentinelle devant la porte du restaurant… Le rendez-vous est à sept heures au bois de Boulogne… Il me faut une demi-heure pour achever ma besogne… Arrangez-vous !

Ils se serrèrent la main en silence, et se séparèrent.