Le Fils du diable/Tome II/V/1. Auguy

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Legrand et Crouzet (Tome IIp. 375-385).
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Cinquième partie

CHAPITRE Ier.

AUGUY.

On était au matin du mardi-gras. Les rues du faubourg Saint-Honoré, calmes et désertes encore, gardaient leur physionomie de tous les jours. Rien n’y annonçait la fête prochaine ; le noble quartier ne s’émouvait point à l’approche des joies populaires ; il dormait, fatigué de son carnaval à lui, si parfumé, si truffé, si doré. C’est à peine s’il savait que deux cent mille Parisiens allaient courir aujourd’hui la ville pour voir un bœuf hydropique, conduit par des garçons bouchers en goguette.

Il était environ neuf heures du matin ; le soleil, empourpré par la brume, semblait suspendre son disque sans rayons au-dessus de la Madeleine. On ne voyait sur les trottoirs que des ouvriers, le nez dans leurs blouses, et quelques employés gagnant le bureau à contre-cœur.

Les portes de l’hôtel de Geldberg étaient ouvertes ; c’était, nous l’avons dit, une maison modèle qui voulait un petit saint dans chacun de ses commis.

Depuis quelques minutes, du côté de la rue opposé à la porte cochère, un homme se promenait avec lenteur et cachait son visage frileux derrière les collets de son manteau. Deux ou trois fois, il s’était approché de l’entrée de l’hôtel, et son regard s’était glissé dans la cour, où quelques valets vaquaient aux soins matiniers. Il semblait chercher quelqu’un et ne le point trouver.

Examen fait, il traversait de nouveau la chaussée, et regagnait le trottoir, où sa promenade continuait.

Tout en se promenant, il guettait avec intention la porte cochère, et son regard interrogeait, l’une après l’autre, les fenêtres closes de l’hôtel.

Il y avait dix minutes à peu près qu’il était là. Au bout de ce temps, il put remarquer que sa promenade obstinée commençait à exciter l’attention des valets épars dans la cour et des employés arrivant à leur poste.

Apparemment ce n’était point son compte. Il tourna, en effet, l’angle de la rue d’Astorg et s’engagea dans le passage long qui conduisait à la rue d’Anjou en côtoyant les murs du jardin de Geldberg.

Dans cette nouvelle position, il pouvait apercevoir les fenêtres de l’arrière-façade, ainsi que celles des deux pavillons, et il ne se faisait point faute de les lorgner de son mieux.

Mais c’était en vain ; toutes les persiennes étaient fermées, et, de ce côté surtout, l’hôtel présentait un aspect de complète solitude.

Il fallait aviser ou prolonger indéfiniment cette promenade matinale ; or, notre promeneur n’avait pas beaucoup de temps à perdre, et, d’autre part, d’excellentes raisons lui défendaient en ce moment l’entrée de l’hôtel. Cet homme était M. le baron de Rodach.

Il venait là pour voir Lia de Geldberg, et il comptait sur Klaus pour lui faire parvenir un message.

Il y avait à Paris deux personnages qu’on eût étonnés bien profondément, en leur montrant à l’improviste M. le baron dans le passage d’Anjou. Vous leur eussiez affirmé ce fait, sous serment, qu’ils auraient refusé de vous croire ; vous leur eussiez montré de loin le promeneur, qu’ils auraient haussé les épaules ; enfin, vous eussiez rabattu le collet du manteau protecteur, découvrant ainsi le mâle visage de Rodach, qu’ils auraient, douté encore et douté sérieusement !

Ils se seraient crus le jouet d’une illusion, d’un songe…

Ces deux personnages avaient noms : Reinhold et Abel de Geldberg.

Jugez ! le jeune M. Abel revenait en ce moment à franc étrier, monté, ma foi, sur Victoria-Queen, sa jument de race ; il revenait de Luzarches, premier relais sur la route des Pays-Bas, où il avait quitté, après une chaude accolade, le baron de Rodach, partant pour Amsterdam.

Et il n’y avait pas là d’erreur ou de supercherie possible : Abel avait fait la conduite au baron ; il avait passé une heure et demie côte à côte avec lui dans une chaise de poste ; il lui avait donné tous les renseignements nécessaires à la négociation que le baron allait entamer auprès de mein herr Fabricius Van-Praët.

Comment se tromper ? c’était de la veille qu’il connaissait Rodach : l’impression produite par ce personnage étrange avait été bien vive ; elle était toute fraîche ; Abel n’avait point eu le temps d’oublier.

Aussi la pensée même d’un doute lui eût semblé bouffonne et impossible ; il revenait au trot anglais de sa Reine-Victoria, content du baron et content surtout de sa propre personne au degré suprême.

Il avait montré une habileté si rare ! il avait dépensé dans toute cette affaire tant de subtile et fine diplomatie ! Sa tâche était accomplie ; il pouvait désormais s’endormir dans une sécurité douce, et partager tranquillement ses tendresses éclairées entre sa jument et sa danseuse.

Quant au chevalier de Reinhold, il n’avait pas été si loin qu’Abel ; la course s’était bornée aux Messageries royales, où il avait mis M. de Rodach dans un coupé de diligence. Il n’avait quitté la cour des Messageries qu’après avoir vu la diligence partir pour Boulogne, au galop de ses cinq chevaux.

Et le chevalier, comme le jeune M. Abel, avait regagné la rue de la Ville-l’Évêque en se frottant les mains joyeusement ; Rodach lui avait semblé, ce matin, plus martial encore que la veille ; c’était vraiment l’homme qu’il fallait pour mettre le rude Madgyar à la raison.

Reinhold était, pour le moins, aussi certain de son affaire que le jeune M. de Geldberg. Nous pourrons voir plus tard lequel des deux se trompait, où s’ils se trompaient tous les deux.

Ce qui est certain, c’est qu’ils avaient une foi robuste et assurément motivée : pour l’un, le baron galopait sur la route d’Amsterdam ; pour l’autre, le baron brûlait le pavé dans la direction de Londres. Ce qui est certain encore, c’est que pour nous, le baron, mettant de côté ce double voyage, se promenait à pied dans le passage d’Anjou, derrière l’hôtel de Geldberg.

Et quiconque eût aperçu, entre les collets de son manteau, relevés sans doute à cause du froid piquant de cette matinée d’hiver, son mâle et noble visage, ne l’eût point jugé propre à mêler le triple fil de cette comédie étrange ; cela supposait, en effet, une faculté d’intrigue presque diabolique, et la franchise, peinte sur les beaux traits de Rodach, éloignait jusqu’à la pensée de l’astuce.

Qu’était-ce donc ?…

Le baron patienta encore durant quelques minutes, espérant toujours que le hasard amènerait Klaus à sa rencontre, ou que la charmante figure de Lia se montrerait à l’une des fenêtres ; mais ni Lia ni Klaus ne paraissaient, et les rares passants qui s’engageaient dans la ruelle, commençaient à regarder curieusement.

La moindre circonstance pouvait amener là, d’un instant à l’autre, des personnes que le baron avait intérêt à éviter.

Il s’avança jusqu’au bout du passage et jeta son regard des deux côtés du trottoir. À l’angle des rues d’Astorg et de la Ville-l’Évêque, il aperçut un Auvergnat, assis auprès de ses crochets.

C’était tout ce qu’il lui fallait. Il arracha une page blanche de ses tablettes et se mit à tracer au crayon quelques mots à l’adresse de Klaus.

Tandis qu’il écrivait sur son genou, un grincement léger se fit derrière lui.

Le dernier coup de neuf heures sonnait à l’horloge de l’hôtel.

Rodach se retourna au bruit et vit s’ouvrir doucement une sorte de poterne, percée dans le mur du jardin de Geldberg.

Une figure jaune et ridée, ensevelie sous l’énorme visière en abat-jour d’une casquette de peau, se montra, puis un corps étique, emmitouflé dans une houppelande pelée que recouvrait un manteau court.

Rodach n’eut besoin que d’un coup d’œil pour reconnaître ce vieillard à la tournure bizarre qui lui était apparu, la veille, dans le corridor, au moment où il sortait de la chambre de Lia.

Cette fois, comme l’autre, le vieillard surgissait avec une sorte de mystère. Il y avait bien une porte, mais Rodach ne l’avait point remarquée.

Cette fois, comme l’autre, le vieillard se montrait avec une figure effarouchée ; il jeta son regard cauteleux et vif par-dessous sa grande visière, à droite, puis à gauche. Au moment où il aperçut Rodach, il fit un soubresaut et rentra dans son mur.

La porte s’était refermée comme par enchantement.

Rodach resta un instant les yeux fixés sur cette porte close ; son visage où il y avait de la surprise, était pensif.

Ses idées venaient de changer leur cours.

Il déchira le billet commencé et tourna l’angle du passage, de manière à se cacher derrière la saillie du mur.

Et il attendit. Le lieu était découvert ; il se trouvait là exposé aux regards des gens qui se rendaient à l’hôtel ; mais, bien qu’il lui importât évidemment de n’être point reconnu, il demeura ferme à son poste, se bernant à rabattre davantage les larges bords de son chapeau.

Deux ou trois minutes s’écoulèrent ; la petite porte restait close. Au bout de ce temps, le grincement léger, entendu déjà, se produisit de nouveau ; la porte tourna sur ses gonds, et le petit vieillard reparut au seuil.

Son regard, plus timide, fit l’examen du passage ; personne ne s’y trouvait en ce moment. Le petit vieillard referma la poterne vivement, et se rait à marcher d’un pas mal assuré dans la direction de la rue d’Anjou.

Rodach sortit de sa cachette et le suivit.

Le vieillard allait, courbé en deux, et s’emmaillotant de son mieux dans les plis de sa houppelande. Sa marche incertaine et tremblante décrivait des zigzags dans l’étroit passage, et l’on devait s’attendre à le voir trébucher contre la première aspérité du chemin, mais ses petits yeux gris et perçants étaient meilleurs que ses jambes ; il évitait les obstacles avec prudence, et poursuivait sa route, menaçant chute toujours et ne tombant jamais.

Rodach faisait tout ce qu’il pouvait pour étouffer le retentissement sonore de son pas : mais c’était en vain ; le talon de ses boites sonnait malgré lui contre le pavé sec et gelé. À moitié du passage, ce bruit parvint jusqu’aux oreilles du vieillard, qui tressaillit sans se retourner, et dont l’allure laissa deviner de l’hésitation et de l’inquiétude.

Il fut longtemps avant de se déterminer à glisser un regard en arrière. Rodach voyait sa casquette de peau tourner à demi à droite, puis à gauche. Le vieillard n’osait pas. Il attendit un coude de la route pour lancer un rapide coup d’œil sur la route parcourue.

Il vit ce qu’il craignait de voir ; la grande taille du baron qui se dressait au milieu du passage solitaire. Vous eussiez dit alors un de ces pauvres petits chevaux, écrasés sous une charge trop lourde, se traînant la tête basse, les jambes amollies, mais qui bondissent tout à coup, réveillés par la piqûre aiguë de l’éperon. Le vieillard serra davantage autour de son corps maigre les plis de sa houppelande et déploya soudain une agilité inattendue. Son torse courbé se redressa ; il se mit à courir, trottant menu comme une chèvre, et suivant désormais une ligne presque directe.

Malheureusement, la lutte était loin d’être égale, et pour garder sa distance, le baron n’eut besoin que d’allonger un peu ses enjambées.

On sortit du passage ; on prit la rue d’Anjou. À de courts intervalles, le vieillard se retournait, et Rodach pouvait voir l’étrange grimace que le désappointement mettait sous sa visière.

La course se continuait cependant, facile d’un côté, désespérée de l’autre ; quoi qu’il pût faire, le bonhomme à la houppelande ne gagnait pas un pouce de terrain. Évidemment il commençait à perdre courage.

Au bout de deux ou trois cents pas, il écarta les pans de son manteau court, déboutonna sa houppelande, et s’essuya le visage avec un mouchoir de coton à carreaux. Sa marche ne se ralentissait point encore, mais ses efforts devenaient convulsifs, et il n’allait plus que par saccades.

Au coin de la rue d’Anjou, il se retourna une dernière fois ; sa figure maigre et ridée exprimait une véritable détresse. Il tourna l’angle, Rodach le perdit de vue un instant et pressa le pas.

Mais les vieux cerfs qui n’ont plus de jarrets savent au moins donner le change. Quand Rodach tourna l’angle à son tour, le petit vieillard avait complètement disparu.

La rue, sans être déserte, n’avait point de foule qui pût gêner le regard ; le baron jeta les yeux de tous côtés, et ne découvrit point l’issue par où le mystérieux vieillard avait pu s’évanouir.

Il demeura un instant désorienté. Aux environs, il n’y avait ni ruelles ni allées ; toutes les maisons voisines étaient closes, comme c’est assez l’habitude dans le quartier de la Madeleine.

C’était un véritable coup de théâtre. Rodach, qui ne pouvait comprendre cette disparition soudaine, s’obstinait à fouiller du regard les enfoncements des portes cochères et les moindres recoins, comme s’il se fût attendu sans cesse à voir surgir quelque part la figure jaune et plissée, derrière son vaste abat-jour.

Rien ! En désespoir de cause, Rodach rebroussa chemin vers l’hôtel de Geldberg.

Mais au bout de quelques pas, il se ravisa, et sa montre consultée, lui rappela une tâche nouvelle. Précisément à l’endroit où il s’était arrêté naguère, stationnait une citadine dont les stores étaient baissés ; les chevaux abandonnés à eux-mêmes, prenaient leur repas dans de longs sacs de toile.

Rodach chercha des yeux le cocher absent et mit la main sur la poignée de la portière.

— Il y a quelqu’un, dit une voix de vieille femme à l’intérieur.

Rodach n’en attendit pas davantage, et hâta sa marche vers le boulevard.

À peine avait-il disparu, que la portière de la citadine s’ouvrit sans bruit et avec lenteur. Le bonhomme à la houppelande montra timidement sa large visière, sous laquelle il y avait un sourire sournois.

Il avait manifestement envie de rester quelque temps encore dans sa cachette ; mais le cocher de la citadine, qui avait terminé ses libations matinales au cabaret prochain, revenait à ses chevaux.

— Le coquin serait capable de me faire payer la course ! grommela le bonhomme qui l’aperçut de loin.

Il descendit et reprit sa route au pas accéléré, pour réparer le temps perdu…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le carreau du Temple était encombré. C’était l’heure de cette foire bizarre, où la friperie parisienne entasse ses monceaux de guenilles, et où la spéculation indigente manœuvre sur des loques, ni plus ni moins que la spéculation riche sur des millions réels ou imaginaires.

Au premier aspect, on pourrait croire que les loques sont à tout le moins une vérité : mais, hélas 1 partout où la spéculation met la main, qu’il s’agisse de rouges liards ou de billets de banque, l’atmosphère se change en un prisme trompeur, et l’œil abusé ne voit que mensonges…

Vous qui êtes nus et qui avez la légitime envie de vous vêtir, n’allez pas, n’allez pas dans la Forêt-Noire, sur ce carreau décevant, patrie des chaussettes collées, des souliers cartonnés ; des habits reteints à la craie et dont le drap pelé a retrouvé, au moyen du chardon, une sorte de velouté sophistique ! N’allez pas ! ce pantalon qui vous séduit, est une chimère ; ce gilet, presque propre, n’existe pas : c’est le néant rapetassé ; ce chapeau si brillant, cette niolle, pour parler le langage technique, va se changer en berret à la première ondée ; cette cravate, passée au cirage (danguin), va donner à votre cou ce qui lui manque à elle-même, une bonne et solide couleur ; ô pudeur ! cette chemise elle-même !…

N’allez pas ! vous seriez entraînés à coup sûr ; il y a là des séductions irrésistibles ; les chineurs ont des charmes qui aveuglent, et les râleuses, ces terribles sirènes, vous déshabillent, rien qu’à vous regarder.

Tout se tient ; tout est hostile au chaland ; c’est une association étroite dont les statuts déclarent la guerre à tout profane. Drapez-vous dans un manteau troué comme les philosophes grecs ; faites-vous, à l’exemple de Chodruc-Duclos, un costume complet à l’aide de votre barbe ; mais n’allez pas sur le carreau du Temple !…

On ne peut pas savoir avant d’avoir vu. Il y a des fanfarons qui disent : Je résisterai. C’est là l’impossible ! Dès qu’on est entre la Rotonde et la Forêt-Noire, un éblouissement vous fait battre la paupière ; ces nippes amoncelées se transforment et se parent ; les taches disparaissent, les souillures s’effacent, les trous se bouchent comme par enchantement.

Le plus affreux lambeau prend une tournure coquette ; il n’y a plus de haillons…

Et tout autour du pauvre diable qui passe, des paroles perfides sont prononcées ; l’argot prodigue, d’un bout à l’autre de la place, ses trompeuses métaphores. En vain veut-on se roidir, la fascination opère ; on achète, on troque. Il est si flatteur, en définitive, de renouveler sa garde-robe avec un écu de cent sous !

On échange son cheval borgne contre un aveugle, mais on donne si peu de retour !…

Il va sans dire que le marché du mardi-gras est un des plus beaux de l’année. Le carreau fait les travestissements en temps de carnaval, et il est toujours possible d’y troquer sa redingote contre un bien joli costume de bal.

Au moment où nous entrons sur la place de la Rotonde, vendeurs et chalands regorgeaient de toutes parts ; on reconnaissait l’accent juif-allemand des chineurs, qui exaltaient les mérites t’eine hâpit ou les charmes t’eine bandâlon. À cet agréable langage, la voix nasale des Bas-Normands, qui abondent aussi dans le Temple, répondait en vantant une leuvite, un bon gilais, ou toute autre pièce de toilette devant aller comme un gant au petit bourjouais, sans mentir !

Aux portes des marchands de vins, c’était un va-et-vient continu. Les râleuses triomphantes amenaient là leur proie ; un clin d’œil suffisait pour déshabiller le chaland, un autre pour lui essayer sa toilette nouvelle.

Tout allait parfaitement ; rien ne boitait jamais ; le cabaretier, consulté, déclarait, en versant les deux canons d’impôt, que la chose ne faisait pas un pli.

Parmi la foule, nous eussions reconnu bon nombre de nos connaissances. Au plus fort de la mêlée, madame Batailleur, infatigable et âpre toujours à la besogne, colportait des pantalons de velours et quelques frivolités à l’usage masculin ; elle vendait, elle achetait, elle se démenait, sans respect pour le noble nom de Saint-Roch qu’elle portait si bien, après huit heures du soir ; elle ne dédaignait pas de mettre la main à l’œuvre, et de faire concurrence aux râleuses, en essayant elle-même ses articles.

Sa tenue était de circonstance ; l’indienne avait remplacé la soie, et son splendide bonnet de dentelle à rubans couleur de feu cédait la place à un mouchoir noué à la sans-gêne.

Elle travaillait de tout son cœur ; elle ne méprisait aucune aubaine : c’était la marchande modèle, le négoce lait chair, qui, à défaut d’or, caresse et chérit les gros sous.

Fritz montrait au seuil des Deux-Lions sa face blême et stupéfiée ; personne ne lui achetait ; il restait dans son indolence morne. Il avait bu déjà sa pitance matinale, et sa raison engourdie se berçait en une sorte de sommeil.

Un peu plus loin, sous le péristyle, Mâlou, dit Bonnet-Vert, et Pitois, dit Blaireau, vendaient fraternellement les pantalons volés en commun ; il y avait autour d’eux, un cercle de dandys, parce que leurs pantalons étaient beaux et pas chers. Polyte était là, lorgnant le drap fin d’un œil de convoitise et accusant amèrement la parcimonie de sa reine.

Polyte avait essuyé avec trop de confiance, cette nuit, les tables grasses du cabaret des Quatre Fils. Ses coudes portaient de cruels stigmates ; son gilet avait des taches nombreuses, et on l’eût presque pris pour un prince en non activité de service.

Çà et là, dans la cohue, Hermann et les autres Allemands, habitués de la Girafe, faisaient leur métier avec plus ou moins de bonheur.

Johann se promenait sur la lisière du marché, grave et fier, comme il convenait à un homme de son importance. Il saluait ses connaissances, mais sans familiarité : il avait déjà la fierté de ses rentes futures.

De l’autre côté de la Rotonde, Nono, la petite Galifarde, qui venait de recevoir l’aumône quotidienne de Gertraud, attendait son maître en balayant la boutique.

Araby se trouvait notamment en retard, et c’était chose étrange ; car, les jours de grand marché, il venait toujours de meilleure heure.

Quelques emprunteurs nécessiteux s’étaient déjà présentés devant l’échoppe du vieil usurier ; la Galifarde avait été obligée de les renvoyer.

Elle regardait en vain du côté de la rue de la Petite-Corderie ; elle tendait en vain l’oreille pour saisir cette rumeur lointaine, composée de rires enfantins et de cris moqueurs, qui annonçait le plus souvent l’arrivée d’Araby.

Elle crut ouïr enfin ce bruit, précurseur de la venue de son maître ; elle se dressa sur la pointe des pieds et vit en effet, à l’angle de la place, un joyeux attroupement d’où partaient des huées et des éclats de rire.

— Auguy ?…[1] Auguy !… disaient les enfants ; oh ! hé ! vieux père Araby !…

Hans Dorn sortait en ce moment de l’allée qui conduisait à sa demeure ; il accompagnait M. le baron de Rodach, dont la voiture stationnait à la porte.

Le flot des enfants perçait la foule à quelque cinquante pas d’eux.

Le nom d’Araby vint à plusieurs reprises frapper l’oreille du baron ; son attention parut enfin excitée et il tourna la tête vers l’attroupement, qui déjà s’éloignait.

Le doigt de Hans guida son regard. Il aperçut quelque chose de fauve et de tremblotant qui perçait la foule aux abords de la Rotonde.

Il ne put distinguer. Le bonhomme Araby, cependant, harassé de fatigue, plié en deux et pouvant à peine se soutenir sur ses jambes chancelantes, dépassa les piliers du péristyle et disparut dans son trou.

La troupe de ses petits persécuteurs resta un instant devant sa boutique, puis elle se dispersa encourant, après avoir jeté une dernière huée :

— Oh ! hé ! Araby ! Auguy !… Auguy !




  1. Cri particulier au Temple, et dont nous ne ferons pas remonter la source au temps des druides. Les enfants l’accompagnent d’un geste singulier qui consiste à tirer un coin de leur blouse, roidi en oreille de porc. Ce cri et ce geste réunis constituent le plus sanglant des outrages.