Le Fils du diable/Tome II/V/2. La cloche
CHAPITRE II.
LA CLOCHE.
Le baron était arrivé au Temple vers neuf heures et demie, à la suite de la chasse infructueuse qu’il avait faite au petit vieillard du passage d’Anjou.
En traversant la cour, commune à la famille Regnault et au marchand d’habits Hans Dorn, M. de Rodach entrevit un groupe de trois hommes à mines néfastes, qui semblaient garder la porte des Regnault.
En dedans de l’escalier, Geignolet, à cheval sur la rampe, regardait le groupe avec son sourire idiot.
Le baron ne songeait guère, il faut le dire, à la pauvre femme rencontrée, la veille, dans l’antichambre de Geldberg. Il ne savait point d’aileurs où demeurait madame Regnault.
Son regard glissa sur les trois hommes qui avaient le mot recors écrit en grosses lettres sur le visage. Il monta l’escalier de Hans, tandis que Geignolet improvisait un couplet nouveau pour célébrer l’arrivée des hommes noirs qui venaient chercher sa grand’mère, et la disparition de son frère Jean que l’on n’avait point revu depuis la veille au soir.
Il disait en finissant :
Après le carreau je m’échapperai
Pour aller jusqu’à la Morgue,
Voir s’il est avec les noyés :
La bonne aventure ô gué !…
Geignolet, à l’instar d’Homère, mettait l’histoire en chansons.
Tout en regardant les recors avec ses gros yeux hébétés, il caressait sous sa blouse le grand clou aiguisé sur le pavé du Temple. C’était son arme ; il attendait avec patience le moment de s’en servir.
Geignolet ne regardait pas seul les trois recors ; d’autres yeux les guettaient depuis leur arrivée, deux beaux yeux remplis d’effroi naïf et de tristesse.
Gertraud était debout derrière les rideaux de sa croisée ; elle cherchait à percer la serpillière sombre, tendu : devant la fenêtre de Jean.
Pourquoi Jean ne se montrait-il pas ? Gertraud devinait ce que venaient faire dans la cour ces hommes à visages sinistres.
Pourquoi Jean n’était-il pas là, lui qui aimait tant son aïeule ?
Que s’était-il passé durant cette nuit ? Gertraud se reprochait amèrement son indifférence de la veille. Tout entière à son devoir, qui était de protéger le secret de mademoiselle d’Audemer, elle avait repoussé Jean. Il lui semblait revoir à cette heure le dernier regard du pauvre joueur d’orgue ; il souffrait ; il était jaloux !
Et ce matin, elle ne l’avait point vu revenir, suivant sa promesse, pour rendre les habits empruntés…
Il était si malheureux ! Gertraud avait peur.
Oh ! qu’elle eût voulu le retrouver, lui sourire, sécher ses larmes avec des caresses ! Comme elle avait de bonnes paroles toutes prêtes pour le consoler et guérir sa pauvre âme froissée !
Mais la serpillière dont le coin se soulevait toujours à cette heure restait immobile ; la chambre de Jean était déserte. Et les hommes arrêtés dans la cour se consultaient. Gertraud traduisait leurs gestes et devinait leurs paroles. Ils allaient monter pour arracher la vieille femme à son grabat et l’entraîner jusqu’à la prison redoutée.
Quand le baron entra, Gertraud n’eut point pour lui de sourire. Elle lui montra du doigt la porte de Hans et retourna, triste à sa fenêtre.
Le marchand d’habits réparait son absence de la veille et mettait ses comptes à jour ; il ferma son gros livre, pour recevoir M. de Rodach avec empressement et respect.
— Ami Hans, dit ce dernier, qui prit un siège, c’est maintenant que je vais avoir besoin de votre aide… Ils sont partis, je suis seul, et le danger que nous croyons évité reparaît plus menaçant… Nous ne connaissions pas encore le plus terrible ennemi de notre Franz.
— N’est-ce pas cet homme qui a voulu le faire assassiner par Verdier ?
— C’est une femme !… une femme qu’il a aimée… qu’il aime peut-être encore…
Hans, qui avait froncé le sourcil avec inquiétude, eut un sourire rassuré.
— Gracieux seigneur, dit-il, ma petite fille a vu Franz hier au soir, et je crois savoir le nom de celle qu’il aime.
— Madame de Laurens ?… commença le baron.
— Mademoiselle d’Audemer, interrompit Hans.
Les traits de Rodach s’éclaircirent un instant.
— Denise, murmura-t-il, je l’ai vue autrefois… Elle me rappelait, enfant, les beaux traits de Margarethe…
— Quand Franz est auprès d’elle, on dirait le frère et la sœur.
— Et ils s’aiment !… reprit le baron à voix basse.
Sa paupière tomba lentement ; il rêvait.
Des idées de bonheur calme et gracieux venaient à la traverse de son inquiétude ; l’avenir dépouillait pour un instant son voile sombre et lui souriait.
Il y avait pour lui dans cet amour quelque chose de charmant et aussi quelque chose de providentiel.
Il lui semblait que la main de Dieu lui-même avait conduit l’un vers l’autre les enfants des victimes : la fille de Raymond d’Audemer et le fils de Margarethe de Bluthaupt.
Une prière ardente jaillit du fond de son cœur ; puis la pensée soucieuse revint plisser son front, qui s’inclina davantage.
— Ce n’est point de Denise que je veux parler, reprit-il ; ami Hans, c’est un sang chaud et hardi qui coule dans les veines de l’enfant… Les vices de sa race bouillante et la jeunesse folle le poussent aveuglément à toutes les joies… Je le connais déjà, comme si je ne l’avais pas quitté d’un jour depuis sa petite enfance… C’est un cœur bon et fier avec une tête légère… Ses sens de feu n’ont jamais eu le frein et les conseils d’un père. Des passions libres, des désirs inquiets, désordonnés, la fièvre vive de l’adolescence !… Était-ce assez d’un amour pour cette âme ivre de force et de sève ?
Son regard, qui brillait derrière ses paupières demi-closes, avait, malgré lui, un rayonnement d’orgueil.
— L’aimerais-je mieux sage ? reprit-il encore… n’est-il pas tel que l’ont rêvé mes nuits de solitude, vaillant, fougueux, prodigue de lui-même, et jetant le surplus de sa riche adolescence aux femmes, au jeu, aux aventures ?… Nous le corrigerons, ami Hans ; mais, fi ! du cheval paisible et dompté d’avance, qui ménage ses bonds avant d’avoir senti le mors !…
— Parfois, dit Hans à voix basse et d’un accent de tristesse, le cheval trop ardent ne voit point le précipice ouvert au-devant de sa course étourdie…
— Nous sommes là, répliqua Rodach en redressant sa tête hautaine, et Dieu qui a protégé dans la misère obscure le sang méconnu des nobles comtes, ne laissera point son œuvre inachevée… Soyons prêts seulement, ami Dorn, et veillons.
Hans mit la main sur son cœur.
— Gracieux maître, dit-il, je suis prêt, et ma vie est à vous.
— Cette femme dont je parlais, reprit Rodach, l’a aimé d’un caprice trop tôt assouvi… elle le craint : elle le déteste… C’est un de ces êtres puissamment organisés pour le mal, qui appliquent au crime le calcul profond d’une expérience consommée… J’avais quitté l’Allemagne pour livrer à Paris une dernière bataille, et c’est en Allemagne qu’il nous faudra combattre cependant… Nous sommes forts ; le hasard et ma volonté ont mis entre nos mains des armes redoutables… mais j’ai peur de cette femme, qui saura peut-être attirer Franz dans le piège et le perdre au moment de la victoire.
Hans Dorn ne comprenait point ; il attendait une explication.
Rodach lui raconta la scène qui avait eu lieu, le soir précédent, à la maison de jeu de la vue des Prouvaires entre lui et Petite. Hans avait entendu parler déjà de la fameuse fête de Geldberg ; un frisson courut par ses veines à la pensée du vieux schloss et des sauvnages montagnes qui l’entouraient.
— Il faut que le petit Gunther reste à Paris, s’écria-t-il, rendant à Franz dans ce moment d’émotion un nom qu’il avait promis de ne plus prononcer ; oh ! croyez-moi !… ne le laissons pas aller dans ce château maudit qui garde le secret de tant de crimes… il y a des lieux qui portent malheur !
Rodach réfléchit pendant quelques secondes.
— Paris est bien grand, répliqua-t-il enfin ; et avec de l’or, on y trouve des mains promptes à toutes les besognes… Si je pouvais rester ici et veiller sur Franz, je suivrais votre avis, sans doute… mais nous serons tous de cette fête.
— Parlez-vous pour moi ? demanda Hans étonné.
— Je parle pour vous et pour tous ceux de vos compagnons dont le cœur est resté fidèle à la mémoire de Bluthaupt… En notre absence, un autre Verdier pourrait se rencontrer… Et, qui viendrait mettre alors une épée entre la poitrine de l’enfant elle fer exercé de l’assassin ?… il faut que Franz aille au château de Bluthaupt.
Le marchand d’habits s’inclina silencieusement ; mais sa franche physionomie, qui ne savait rien dissimuler, gardait une expression de doute et de frayeur.
— Il faut qu’il aille au château de Bluthaupt ! répéta le baron ; ce qui est à craindre surtout, c’est le danger inconnu… et je sais les armes préparées pour cette fête d’Allemagne… Une méprise m’a donné la confiance de la fille aînée de Mosès Geld ; elle m’a dit ses desseins à elle et les desseins des trois associés… Ceux-ci suivent toujours l’ornière de leur premier crime, et ils recrutent en ce moment des meurtriers qui doivent être aussi de la fête… C’est votre camarade Johann qui est chargé de ce soin.
L’œil de Hans eut un éclair d’indignation.
— J’aurais dû m’en douter ! dit-il d’une voix sombre. Je l’ai appelé mon ami durant bien des années… mais nous nous trouverons face à face quelque jour… et alors, que Dieu lui pardonne !
— Quant à la femme de l’agent de change de Laurens, reprit encore Rodach, elle ne se borne pas à tremper dans le complot des associés… elle agit par elle-même… c’est elle qui amènera Franz au château… en même temps que Franz, elle attirera en Allemagne un homme à qui ses duels ont fait une célébrité…
— Encore un combat inégal ! interrompit Hans.
— Elle y compte.
— Et pensez-vous pouvoir l’empêcher ?
— Je l’espère.
Hans secoua la tête.
— C’est qu’elle est bien belle ! dit-il, et ceux qui l’aiment perdent leur conscience.
— Celui dont je vous parle, interrompit le baron, dont la lèvre fut effleurée par un sourire, ne l’aime pas… Mais ce n’est là qu’une chance faible ; la volonté de cette femme est de fer, et si les bras des hommes lui manquent, elle frappera elle-même…
— Gracieux seigneur, dit Hans, qui pâlit à l’idée de cette main de femme cachant la mort sous la grâce décevante de ses caresses, le danger est partout, je le sais bien, mais à Paris, maintenant que nous sommes prévenus, nous pouvons lui faire une garde et veiller sur lui nuit et jour… là-bas, dans ce sauvage pays…
— Nuit et jour nous veillerons, interrompit Rodach. Souvenez-vous, ami Dorn, que nous n’avons pas seulement une vie à garder, mais aussi à reconquérir un noble héritage… Qu’importe que Bluthaupt vive, s’il vit obscur et vaincu !… C’est en Allemagne, sur les domaines mêmes des vieux comtes, que je vois notre vrai champ de bataille… Il est encore sur la montagne des gens qui se souviennent de Bluthaupt… Entre des ennemis puissants et des amis fidèles, que Dieu soit avec l’enfant !… Il restera dans la maison de son père vainqueur ou mort.
Le visage de Rodach était hautain et grave ; son accent seul trahissait la profondeur de son émotion.
Il avait les bras croisés sur sa poitrine. Tandis qu’il prononçait ces dernières paroles, ses yeux allèrent au ciel avec une expression d’ardente prière.
Hans Dorn l’écoutait, les mains jointes et la tête inclinée.
Il y eut quelques secondes de silence.
— Mais pourquoi parler de mort ? s’écria tout à coup le baron, dont la voix se releva changée ; ne dirait-on pas que nous l’abandonnons sans défense aux hasards de cette lutte qui va décider du sort des Bluthaupt !… Je veux qu’il soit sur la brèche comme il convient aux fils de ses pères ; mais je veux auparavant lui donner une solide armure… Ami Dorn, je pense à cela sans relâche ; quand le sommeil surprend mes yeux lassés, j’en rêve… Toutes les nuits, ne voit-on pas sa douce mère, Margarethe, qui vient me dire avec son sourire confiant : « J’espère en toi ; je prie Dieu pour toi. Le dernier nom qui vint sur ma bouche avec mon dernier soupir, ce fut le tien… Oh ! travaille ! travaille ! et tu le sauveras !… »
— Elle vous aimait bien, murmura Hans Dorn, dont la paupière devint humide, parce qu’il revoyait au fond de sa mémoire la pauvre femme, blanche et pâle, couchée sur son lit de douleur.
— Et moi, reprit le baron d’une voix tremblante, et moi ne l’ai-je pas aimée uniquement depuis les jours de ma jeunesse… Y eût-il une sœur plus saintement, plus fidèlement chérie ?
Ses yeux s’égaraient dans le vide et peignaient comme un vague remords.
— C’est vrai, poursuivit-il, en se parlant à lui-même ; une autre image est venue se graver au fond de mon cœur !… Lia ! ma pauvre Lia, que je vais faire si malheureuse !… Je l’ai aimée… Oh ! je l’aime !
Il pressa son front à deux mains.
Hans le regardait avec étonnement.
— Ma sœur ! ma sœur ! reprit Rodach, dont le visage exprimait une angoisse amère, si ce fut un crime, pardonne-moi !… N’as-tu pas vu mes combats et ma peine ! Ce fut dans la vie mon espoir unique, mon seul bonheur !… J’y renoncerai.
La sueur inondait son front pâle ; la fièvre était dans ses yeux qui brûlaient, hagards et sombres.
— J’y renoncerai ! s’écria-t-il avec une sorte de transport ; cette image, je la chasserai de sa place usurpée !… j’étreindrai mon cœur pour en exprimer jusqu’au souvenir !…
Il cacha sa figure entre ses mains, qui frémissaient convulsivement, et le marchand d’habits entendit un sanglot déchirer sa poitrine.
Hans demeura triste et muet ; il n’osa pas interroger.
Au bout d’une minute de combat douloureux, la belle tête de Rodach se redressa sereine et résignée.
— Parlons de Franz, dit-il, et ne parlons que de Franz… D’après ce que j’ai appris hier, les Geldberg doivent hâter cette fête, qui sert leurs intérêts en détournant les regards de leur situation commerciale… Les invitations seront improvisées et les intimes, dit-on, devançant le gros de l’assemblée, partiront au commencement de la semaine prochaine… Il ne faut pas que Franz quitte Paris avant nous.
— Franz est pressé de partir, répondit le marchand d’habits, et mademoiselle d’Audemer sera très-certainement au nombre des premiers invités.
— Nous chercherons un moyen de le retenir… Nous aussi, nous avons des préparatifs à faire… Ils sont forts contre Franz, pauvre et obscur ; le seront-ils autant contre un brillant jeune homme, entouré d’un luxe prodigue et menant un train de prince ?… L’armure dont je parlais tout à l’heure, ami Dorn, c’est la fortune… Ils avaient trop beau jeu, vraiment, jusqu’à ce jour !… Un enfant isolé, vivant dans sa pauvre mansarde, un commis sans place, que personne ne connaît, dont personne ne s’occupe, cela se frappe, cela se tue, sans que le monde songe à s’en inquiéter ! Mais le jeune fou qui jette l’or à pleines mains, qui fait parler de lui, qui attire les regards, n’est pas de défaite aussi facile… Je veux que Franz soit le lion de la fête. Les femmes n’auront des yeux que pour lui ; les hommes seront jaloux de lui, de telle sorte qu’une égratignure à son petit doigt deviendra un événement, que toute l’adresse du monde ne saurait point cacher…
Hans eut un sourire de naïve admiration.
— C’est pourtant vrai ! murmura-t-il ; mais je n’aurais jamais songé à cela…
Au dehors, on entendit le son lointain de la cloche, annonçant l’ouverture de cette foire quotidienne, connue sous le nom du Carreau.