Le Fils du diable/V/14. Hôtes qu’on n’attend pas

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Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 101-107).
Cinquième partie

CHAPITRE XIV.

HÔTES QU’ON N’ATTEND PAS.

Les trois associés restaient immobiles. Abel et Reinhold avaient leurs regards fixés sur la porte principale ; Mira jetait les siens à la dérobée vers la petite pièce où M. le baron de Rodach avait surpris, quelques jours auparavant, le caissier Moreau en conférence secrète avec ses patrons.

Le bruit redoublait dans l’antichambre. Il y avait là une de ces voix fortes et tonnantes, dont l’éclat blesse l’oreille comme le son rapproché du cor.

On menaçait, on blasphémait. Le domestique de garde se défendait timidement, et son accent exprimait à chaque instant plus de terreur.

On frappait en même temps, à coups redoublés, à la petite porte donnant sur l’escalier de la caisse.

Abel et Reinhold se regardèrent.

— Reconnaissez-vous cette voix ?… murmura le jeune de Geldberg.

Les dents du chevalier claquèrent ; il ne trouva point la force de répondre.

— Ouvrez ! criait-on dans l’escalier de la caisse ; monsieur le docteur, je sais que vous êtes là, et je vous ordonne d’ouvrir !

— C’est ma sœur ! grommela le jeune M. Abel ; on peut la laisser hurler et cogner à sa guise…

L’avis pouvait être sage ; mais le docteur était incapable de le suivre. Une force irrésistible et mystérieuse semblait peser sur sa volonté ; chaque fois que son nom prononcé arrivait jusqu’à son oreille, on le voyait reculer imperceptiblement et se rapprocher, malgré lui, de la chambre voisine. Quelque chose l’attirait de ce côté ; il avait beau faire, toute résistance était vaine : il fallait se rendre et obéir.

Le timbre de la pendule, qui venait de sonner quatre heures, vibrait encore faiblement dans la chambre silencieuse. Il n’y avait pas un quart de minute que les visages des trois associés s’épanouissaient, illuminés par une joie enthousiaste. De cette joie, il ne restait plus rien.

La foudre était tombée au milieu de cette allégresse. Ils étaient là comme on se représente Balthazar, l’œil fixé sur la menace divine qui vint glacer l’ivresse de sa dernière orgie.

Abel et le chevalier n’avaient point bougé ; mais le docteur cédant à l’effort mystérieux qui l’entraînait vers l’endroit d’où partait cette voix de femme, impatiente et irritée, avait déjà traversé à son insu, presque toute la largeur de la chambre du conseil.

— Ouvrez ! ouvrez donc ! criait Sara en meurtrissant son petit poing contre le bois de la porte.

Le docteur hésita un instant encore, puis il fit un geste d’insouciance désespérée, et franchit le seuil.

Un choc violent ébranlait à ce moment le battant sculpté de la porte principale.

— C’est lui ! oh ! c’est bien lui !… soupira le chevalier dont les yeux battaient et cachaient leurs prunelles, comme ceux d’une femmelette en pâmoison.

— Et il n’est pas seul ! ajouta le jeune M. Abel.

Ce dernier, grâce à sa nature lente et inerte, subissait moins vivement les brusques effets de cette terreur imprévue ; il avait d’ailleurs affaire à moins forte partie.

— Je crois que le mieux serait d’ouvrir, reprit-il.

— Non ! non ! s’écria Reinhold affolé ; la porte est bonne… peut-être qu’ils ne pourront pas l’enfoncer !

Il était si aveuglé par la frayeur que l’idée de fuir ne lui venait même pas.

Il restait là, frappé, anéanti ; ses jambes pliaient sous le poids de son corps.

Un second coup, lancé à l’extérieur et plus vigoureux que le premier, déjoignit les battants de la porte ; un troisième fit sauter le pêne hors de la serrure.

Trois hommes apparurent sur le seuil, l’un d’eux, qui avait le dos tourné, portait la livrée de Geldberg et s’obstinait à défendre l’entrée.

Il fut terrassé en un clin-d’œil ; les deux autres entrèrent.

Ceux-ci formaient entre eux un contraste complet : le premier pouvait avoir cinquante ans ; c’était un personnage de grande taille et d’apparence athlétique ; une redingote à la hongroise, qui serrait son torse étroitement, faisait ressortir la forte carrure de sa poitrine ; il était coiffé d’un Kalpack de fourrure, orné de revers pourpres, d’où s’échappaient les boucles abondantes d’une chevelure noire où brillaient çà et là quelques poils argentés.

Sa moustache large et recourbée était noire comme le jais.

Ceux qui avaient fréquenté le Madgyar Yanos Georgyi durant son séjour en Allemagne l’auraient reconnu d’un coup d’œil. Ces vingt ans écoulés n’avaient point opéré chez lui ce changement absolu que l’homme subit d’ordinaire dans un si long espace de temps. Sa riche taille n’avait point fléchi ; son œil n’avait rien perdu de son éclat farouche, et il savait porter haut toujours l’orgueilleuse beauté de son visage.

Mais s’il n’avait rien perdu, en revanche il n’avait rien gagné, l’élément intellectuel manquait toujours à cette fière statue ; il y avait là tout juste de quoi faire un soldat.

Son compagnon était un vieillard gros, court, rond, fleuri, pourvu d’un menton quadruple et d’un ventre parfaitement hémisphérique ; il avait peu de cheveux et ces cheveux d’une éclatante blancheur, se plantaient sur un crâne rouge.

Sa joue brillait de santé ; un contentement placide était dans son sourire ; ses yeux caressaient tout ce qu’ils regardaient ; sa petite bouche rose semblait taillée adroitement dans une grosse cerise.

Tel était maître Fabricius Van-Praët, ex-physicien aéronaute, à l’âge respectable de soixante-sept ans.

Autant il y avait de colère et de hautaine menace sur la figure du Madgyar, autant il y avait de courtoisie débonnaire sur l’excellent visage de meinherr Van Praët.

Nous l’avons dit, ces deux hommes formaient entre eux un contraste absolu. Nous n’avons pas besoin d’ajouter que ce n’était pas l’honnête Van-Praët qui avait enfoncé la porte et terrassé le valet de Geldberg.

Ce fut lui, par exemple, qui, une fois entré dans la chambre du conseil, prit les précautions de refermer cette même porte et d’y mettre un prudent verrou.

Le Madgyar était déjà devant la cheminée et posait sa large main sur l’épaule de Reinhold atterré.

— Mes traites !… dit-il, en faisant un effort évident pour se contenir.

Le chevalier balbutia quelques paroles inintelligibles.

— Mes traites ! répéta Yanos, dont la voix devenait sourde et qui avait au front de grosses veines gonflées.

En prononçant ces deux derniers mots, sa main se ferma sur l’épaule de Reinhold, qui poussa un douloureux soupir.

Le malheureux chevalier était plus mort que vif ; le danger qu’il avait couru la veille aux Quatre-Fils-Aymon n’était rien auprès de cette terrible aventure. Il n’avait pas une goutte de sang dans les veines, et croyait, pour le coup, être à sa dernière heure.

Le bon Van-Praët vint donner un peu de répit à son agonie.

— Allons, Yanos, mon fils, dit-il en traversant la chambre à petits pas précipités, ne cassons pas comme ça les vitres du premier coup, croyez-moi !… Depuis soixante ans et plus, je traite toutes les affaires, indistinctement, par la douceur, et je m’en suis toujours bien trouvé.

Le Madgyar lâcha l’épaule de Reinhold, qui n’étant plus soutenu, se laissa choir sur un fauteuil.

Il allait mieux. Nous parlons ainsi, parce que la peur était chez lui une véritable maladie. Le secours inespéré que lui apportait le Hollandais lui faisait en ce moment l’effet d’une potion administrée à propos.

Il reprenait ses sens. À d’imperceptibles symptômes, ceux qui le connaissaient pouvaient prévoir le moment où, sans cesser de trembler tout bas, il allait reprendre une bonne part de son effronterie.

Le Hollandais donna une de ses mains à Abel, et l’autre à Reinhold.

— Bonjour, mon jeune ami, dit-il, bonjour, mon vieux camarade !… Le seigneur Yanos et moi nous avons fait un long voyage pour vous rendre visite… J’espère vivement que nous allons régler à l’amiable tous nos petits différends.

— J’ai fait cent vingt lieues pour ravoir mes traites, interrompit le Madgyar avec rudesse ; il me les faut à l’instant même.

Van-Praët le calma de la main, et adoucit son excellent sourire.

— Je ne sais pas exactement ce qu’il y a de lieues d’ici chez moi, dit-il, mais qu’importe un bout de chemin de plus ou de moins, quand la maison d’un ami est le but du voyage !… Ce qui est sûr, c’est que je viens, moi aussi, chercher mes petites traites… que vous allez me rendre, j’en ferais la gageure !

— C’est que… voulut dire Abel.

— Vous permettrez que je m’assoie, n’est-ce pas, mon jeune ami ? interrompit Van-Praët ; j’ai pris de l’embonpoint sur mes vieux jours, et cette course m’a fatigué.

Il tira de sa poche un immense foulard, et tamponna son front mouillé de sueur.

— Là !… reprit-il en croisant l’une sur l’autre ses cuisses courtes et charnues ; savez-vous que vous êtes devenu un charmant cavalier, mon petit Abel !… Comment se porte votre respectable père ?… Mais voyez donc, comme ou se rencontre ! ajouta-t-il sans attendre la réponse ; j’arrive d’Amsterdam, et le premier visage que je vois dans mon hôtel est celui de cet excellent Yanos, mon ami le plus cher, qui arrive de Londres !…

Il tendit la main au Madgyar, dans un élan de sympathie. Celui-ci lui abandonna son doigt d’assez mauvaise grâce ; il avait l’œil sombre et les sourcils froncés ; le bavardage du Hollandais le fatiguait manifestement.

À défaut de la main entière, Van-Praët serra le doigt de tout cœur.

— Et maintenant, mes chers enfants, reprit-il, nous allons parler affaires, s’il vous plaît… Mon vaillant ami, le Madgyar Yanos, réclame de vous une somme de onze cent mille francs à peu près, en traites échues sur Paris qui lui ont été enlevées par des moyens que mon esprit de conciliation me défend de qualifier.

— Par un vol infâme, dit le Madgyar, qui regarda en face tour à tour Reinhold et Abel.

Le chevalier essaya un sourire soumis ; le jeune de Geldberg baissa les yeux.

— Le mot est peut-être bien fort, reprit meinherr Van-Praët, mais il me paraît assez juste… Moi-même, je suis dans un cas tout pareil… et, à part le plaisir de vous voir, je suis venu pour vous demander un million trois cent cinquante mille francs de traites qui m’ont été enlevées par un de vos agents.

— Et moi, dit une voix qui partait du seuil de la chambre voisine, je viens réclamer également trois cent mille francs écus, qu’un autre de vos agents m’a soustraits par une odieuse supercherie.

Tout le monde se retourna. Madame de Laurens s’avançait vers la cheminée à pas lents.

Si le bon Hollandais n’eût point parlé sans relâche depuis deux ou trois minutes, on aurait entendu dans la chambre voisine, depuis le même espace de temps, le bruit étouffé d’une conversation à voix basse.

Le docteur avait ouvert à Petite, au moment où le pied du Madgyar jetait la porte en dedans.

À dater de cet instant, le Portugais avait employé toute son éloquence pour empêcher Sara de pénétrer plus avant ; mais la colère de Sara ne connaissait jamais d’obstacles, et puis elle voulait savoir…

Elle entra dans la chambre du conseil, la joue pâle et les lèvres serrées. Grâce aux rapports quotidiens qu’elle exigeait de Mira, elle connaissait à peu près la situation de la maison vis-à-vis de Van-Praët et du seigneur Georgyi. Elle venait d’entendre les menaces du Madgyar, et, bien qu’elle ignorât la cause précise de ce bruyant courroux, elle en savait assez pour comprendre ce qui allait se dire.

Derrière elle, le docteur Mira venait, esclave et vaincu ; la lutte avait été courte entre lui et Petite, mais elle avait été rude. Sara était trahie, on avait donné son secret à un étranger qui s’en était servi contre elle comme d’une arme.

Sara cherchait le docteur depuis deux jours, et le docteur sentant sa propre faiblesse, fuyait et se cachait, comme ces débiteurs sans expérience qui n’ont pas encore appris à braver la face imposante du créancier.

Au premier coup d’œil, Yanos et Van-Praët durent hésiter à le reconnaître pour ce roide et orgueilleux adepte dont chaque parole était un apophtegme et qui n’abandonnait jamais, jadis, son masque de pédanterie austère.

Il avait le front bas et l’œil effarouché, sa gravité scolastique avait disparu, et son visage portait les marques de sa défaite acceptée.

Le plus heureux en tout ceci était, sans contredit, le jeune M. Abel, qui avait pour adversaire Fabricius Van-Praët, la douceur et la mansuétude en personne.

Quant aux deux autres, nous ne saurions dire lequel était le moins mal partagé ; le Madgyar était un terrible homme, mais Sara ne le cédait à personne quand il s’agissait de mal faire.

À sa vue, Van-Praët, Reinhold et Abel se levèrent et saluèrent ; le Madgyar les imita de mauvaise grâce ; il lui déplaisait d’avoir à supporter en ce moment la présence d’une femme.

Reinhold, au contraire, rattrapa au vol la queue de son sourire ; c’était une diversion, et toute diversion lui était bonne. Plus il y avait de monde dans la chambre, moins l’entrevue lui semblait redoutable ; il se remettait tout doucement et son regard était sur le point de reprendre un peu d’effronterie.

— Eh ! mais, s’écria Fabricius, c’est notre adorable Sara !… Belle dame, je vous ai vue bien petite, mais vous étiez déjà charmante, et il me souvient que notre vénérable ami, Mosès Geld, vous appelait son trésor.

Madame de Laurens répondit à cette tirade par un salut cérémonieux, dont la dernière moitié s’adressa au Madgyar ; celui-ci tordait sa moustache et rongeait son frein.

Reinhold offrit son fauteuil à Petite et la plaça comme un bouclier entre lui et son adversaire.

Après cet acte, où tant de prudence s’alliait à tant d’adresse, il éprouva ce mouvement de satisfaction naïve que ressent l’autruche poursuivie, quand elle a mis sa tête à l’abri derrière un caillou.