Le Fils du diable/V/5. Le carreau du Temple

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Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 15-27).
Cinquième partie

CHAPITRE V.

LE CARREAU DU TEMPLE.

On n’entendait sur la place de la Rotonde ni le râle furieux d’Araby, ni la plainte de la petite Galifarde.

Si l’on eût entendu, personne ne se fût dérangé assurément. Le Temple est philosophe et laisse faire ; d’ailleurs le Code est précis à cet égard, et porte en argot choisi :

« Tout dâb a le droit de donner du tabac à son galifard[1]. »

Et comme ces pauvres créatures ne sont pas des nègres, aucun poëte académique, aucun député païen, larmoyant et philanthrope, n’a encore pris la spécialité de pleurer sur leur sort.

Ce sont des Français et des citoyens, malgré leur jeune âge ; n’ont-ils pas le droit magnifique de quitter le tyran qui les opprime et d’aller mourir de faim sur le trottoir ?…

Ce matin, sur le Carreau, on n’avait pas vraiment le temps de s’occuper de bagatelles. Les affaires allaient supérieurement, et la langue du Temple, si riche en métaphores imprévues, manquait de formules pour exprimer la joie de chacun. On vendait, on achetait, on essayait, on marchandait. Le péristyle de la Rotonde, paré de ses plus belles loques, luttait de vieux draps et de galons rougis avec les façades pavoisées du Pou Volant et de la Forêt-Noire. Refaçonneurs, resuceurs, niolleurs et fafiotteurs[2] attendaient la pratique de pied ferme. Il n’y avait pas jusqu’aux modestes rebouiseurs, ces plébéiens du commerce de savates, qui ne trouvassent à placer avantageusement leurs bottins au malodorant mastic.

Chacun de ces industriels, riche ou pauvre, était muni d’un collègue chargé de battre comtois (faire le compère) et de lever la pratique. Cette comédie est traditionnellement connue ; mais on s’y laisse prendre encore, surtout quand le comtois est une ménesse à la langue bien pendue, qui manie comme il faut le crachoir[3].

Il faut aller au Temple par une de ces matinées de bonne vente pour avoir un échantillon de cette langue métaphorique et hardiment imagée, qui donne à l’éloquence des revendeurs un irrésistible entrain. On y trouve des figures si pittoresques et si vives, qu’on les regrette, en vérité, pour la langue de tout le monde. Écoutez un instant… Parmi des expressions ignobles dans leur bizarrerie, vous allez reconnaître de vigoureuses images, du comique et du terrible, de la peinture parlée, pour ainsi dire, et jusqu’à du gracieux !

Voulez-vous du terrible ? Ce misérable, assassin de sang-froid, qui a retourné le couteau dans la plaie, a donné tout bonnement, au dire de cette râleuse qui passe, le demi-tour-de-clef ; cet autre, qui a broyé la tête d’un camarade, n’a fait, en définitive, que lui dévisser le coco.

Voulez-vous de la comédie ? Ce banqueroutier, qui s’est réfugié aux Batignolles (au Temple on ne va pas jusqu’en Belgique), s’est déguisé en cerf ; ce brave homme, que sa femme trompe et qui n’ose pas se plaindre, s’est collé le béguin. Ce parasite qui dîne aux dépens d’autrui, fait un voyage en Écosse, où, comme chacun sait, l’hospitalité se donne et ne se vend jamais.

Ceci est éminemment littéraire.

Et que de fines observations dans certaines métaphores ! La jalousie avide du marchand n’est-elle pas peinte au naturel dans cette expression : tirer le rideau, qui veut dire monter la garde autour d’un chaland et l’empêcher d’entrer chez le voisin. Cette autre ne vous dit-elle pas en trois mots l’allégresse folle du trafiquant qui gagne cent pour cent tout d’un coup : faire la culbute, ou bien encore : sauter par la fenêtre. C’est du délire ; on dirait un joueur de loterie qui vient de tomber sur le gros lot.

Il faut s’arrêter ; on n’en finirait pas, si on voulait tout dire. Un philologue de bien grand mérite a imprimé cette phrase : « L’argot du Temple est un français perfectionné. »

Parmi la foule babillarde, disputeuse et âpre à la besogne, Jean Regnault se glissait silencieux et morne. Un cercle bleuâtre était autour de ses yeux ; son pas restait chancelant et lourd, comme s’il eût été ivre encore.

Il s’était réveillé vers le point du jour, au pied de l’escalier de sa mère, dans la petite cour commune à Hans Dorn et aux Regnault. L’ivresse l’avait jeté là, sur le pavé, au sortir de son entretien avec Johann.

Quand les premiers rayons du jour vinrent frapper son visage, il se souleva la cervelle vide et le corps paralysé : le froid de la nuit avait gelé son sang dans ses veines.

En ce premier moment, l’instinct et l’habitude le poussèrent tout naturellement vers l’escalier de sa demeure ; mais ses jambes roidies avaient à peine franchi deux ou trois marches, qu’une répugnance, vague encore, l’arrêta tout à coup.

Son cœur se serra ; quelque chose lui dit qu’il ne pouvait point rentrer chez sa mère.

Il redescendit l’escalier et gagna la place de l’a Rotonde, où pas un être humain ne se montrait. Des souvenirs confus se pressaient au seuil de sa mémoire ; sa tête, pesante, brûlait ; il ressentait cet accablant malaise qui laisse après soi la première orgie.

Longtemps il erra sans but par les rues solitaires ; au lieu de rappeler à lui les événements de la soirée précédente, il retenait de toute sa force le voile qui était sur son intelligence : il avait peur de savoir ; il ne voulait point se souvenir.

Mais la mémoire est comme la conscience, elle parle indépendamment de la volonté. Au bout d’une heure, le joueur d’orgue fut obligé de s’asseoir sur une borne, parce que ses jambes défaillaient.

Une voix venait de s’élever au dedans de lui ; son malheur était devant ses yeux : il n’y avait plus moyen de s’aveugler et de repousser obstinément la lumière.

C’était comme un livre dont les pages se déroulaient une à une. Jean demandait grâce ; les pages tournaient…

Le vieille mère Regnault, la prison, les cent vingt francs ! Gertraud infidèle ! tout cela revenait à la fois, et parmi ce chaos de navrantes pensées, une image railleuse se dessinait : Jean voyait une figure d’adolescent, belle, souriante, sereine, encadrée dans l’es boucles brillantes d’une chevelure prodigue.

Et son cœur bondissait de colère ; car cet adolescent, à la blonde chevelure de femme, était pour lui comme le démon du malheur !

Il avait vu cette bouche fraîche et rose s’appuyer, frémissante, sur la main de Gertraud ; il avait vu ce grand œil bleu luire joyeusement à l’heure fatale où le sort lui enlevait la rançon de sa vieille mère !

C’était cette main blanche et efféminée qui lui avait arraché son trésor, le salut de sa famille, écrasée sous la misère !

Oh ! Jean se souvenait maintenant ! les moindres détails revenaient lumineux à son esprit. Il avait l’âme brisée. Et il s’étonnait de n’avoir pas noué ses deux mains autour du cou de cet enfant qui le faisait si misérable !

À mesure qu’il éclairait sa mémoire, il voulait savoir davantage et ne rien oublier ; mais par un effet bizarre qui suit par fois l’ivresse complète, ses souvenirs s’arrêtaient brusquement à l’heure où il avait perdu connaissance dans le cabaret des Quatre Fils Aymon. Il cherchait, il ne trouvait rien. Parfois, une lueur fugitive le mettait pour un instant sur la voie, mais la lueur s’éteignait pour faire place à des ténèbres plus profondes.

Il savait seulement d’une façon vague, et sans pouvoir se l’expliquer, qu’un homme lui avait proposé de sauver sa vieille mère.

Qui était cet homme, et quel était ce moyen ? Jean avait beau faire ; à cette question point de réponse.

Las de se creuser la tête en vain, il tourna de force son esprit vers d’autres pensées ; l’idée lui vint de se vendre comme soldat. Mais ce n’était pas la première fois ; il s’était informé déjà : la prime était trop faible…

Que faire ? Engager son bien de plusieurs années chez le prêteur Araby ? Il y avait bien peu d’espoir que le vieillard, soupçonneux et défiant, pût accepter une transaction pareille ; mais quand tout manque à la fois, la plus faible chance semble une planche de salut ; Jean voulut essayer ; il quitta sa borne et se dirigea vers le marché du Temple. Araby venait de fermer sa porte pour mettre son entrevue avec le baron de Rodach à l’abri de toute oreille curieuse.

Jean demeura comme frappé de la foudre devant cette porte close ; on eût dit que c’était une espérance certaine qui venait à lui manquer tout à coup.

Le malheur est fait ainsi.

Jean se prit à errer sous le péristyle. À chaque instant, quelque pauvre homme, quelque marchande indigente, venaient comme lui, leur gage sous le bras, affronter l’antre du prêteur, et tous se lamentaient, déplorant l’absence inattendue du bonhomme Araby, de cette impitoyable sangsue qui les épuisait sans vergogne.

L’usure n’est-elle pas chez nous l’unique providence de la misère ?

Ils tournaient autour de l’échoppe ; ils frappaient à la devanture ; ils s’asseyaient consternés sur le seuil. L’absence d’Araby eût été, pour une bonne part des habitants du Temple, une réelle calamité.

Le bonhomme était pour ses clients ce que l’opium est aux Chinois, qui se tuent lentement à l’aide du narcotique chéri, mais qui meurent tout de suite, dès qu’on les en prive.

Jean s’était replongé dans sa rêverie sombre ; il se promenait depuis la porte d’Araby jusqu’à la devanture des Deux Lions, où Fritz, debout et appuyé contre la muraille, cuvait sa première chopine d’eau-de-vie, en regardant la foule avec des yeux morts.

À quelques pas de là, Mâlou dit Bonnet-Vert, et Pitois dit Blaireau, entourés d’un cercle compacte, faisaient tranquillement leur vente. Les agents de police abondaient, mais les deux voleurs de pantalons avaient sur la poitrine de larges plaques de marchands d’habits, auprès d’eux la grande duchesse et la petite Bouton-d’Or, qui, ayant quitté leurs costumes de bal pour des toilettes plus modestes, battaient comtois de tout leur cœur.

— Si c’est possible de voir un plus joli montant (pantalon) ! disait Bouton-d’Or avec enthousiasme. C’est bath (beau)… mais bath pour de bon !… ça ne se porte que sur les boulevards chics !

— J’en donne deux croix (12 francs), ajoutait la duchesse.

Blaireau retirait le pantalon d’un air indigné.

— Deux croix et deux petits Philippes avec, ma fée (fille), répliquait-il ; pour une pièce comme ça, ce n’est pas trop de dix-huit points (francs).

Polyte regardait le pantalon d’un air triste.

— Le fait est qu’il est batif (gentil) tout de même ! murmurait-il avec convoitise ; dommage que j’ai tout bu ?…

Batailleur arrivait en ce moment escorté de madame Huffé, sa suivante.

— Oh ! oh ! s’écria Bonnet-Vert, voici la fine des fines… une arcassienne (maligne), rompue, quoi !… Il n’y a pas à lui jouer l’harnache à celle-là ! Deux croix sèches, maman Batailleur, et un bouillon en deux verres (un demi-setier en deux canons), pour mouiller le marché !

Batailleur fit sonner le drap entre ses doigts.

— Allons, dâbuge (la mère), reprit Mâlou, achetez-moi ça pour faire plaisir au petit Polyte, qui est gentil comme tout !

— J’en donne une croix, dit Batailleur, qui ne songea point à se scandaliser.

— Deux croix ! riposta Mâlou.

— Je mets le petit Philippe…

— Allons ! un point de plus, et c’est fait !… Tenez, voilà l’ami Polyte qui me l’aurait acheté mieux que ça, mais…

Réguisé ! (gueux), répondit Bouton-d’Or avec un geste intraduisible ; pas un radis, le pauvre mignon !…

Batailleur se tourna vers Polyte, qui faisait le moulinet avec sa canne pour se donner un maintien. Madame Huffé eut l’honneur de lui envoyer de loin une belle révérence.

Batailleur donna les dix francs, et on alla essayer le pantalon au beau milieu de la salle commune des Deux Lions.

Le Temple n’a ni faiblesses ni pruderies.

— En voilà un qui a de la chance ! murmura Pitois en dépliant un autre pantalon ; faire le lézard (rester oisif) toute la sainte journée, becquiller (manger), boire, être rupin (bien mis), pas mal gambiller (danser) le soir, dans la bonne société…

— Eh bien, moi, j’aimerais pas ça, si j’étais homme ! interrompit gaillardement la petite Bouton-d’Or.

Le cercle entier haussa les épaules devant dette hérésie. Blaireau jeta un regard de mépris sur la jeune fille, presque honteuse d’avoir dit une énormité pareille, et cria son autre pantalon.

En ce moment, Jean, qui venait de passer pour la vingtième fois devant la porte close du bonhomme Araby, aperçut par hasard, au coin de la Forêt Noire, le profil revêche du cabaretier Johann.

Sans qu’il sût pourquoi, il éprouva une sorte de choc moral à cette vue ; il s’arrêta, troublé, les bras tombants et les yeux fixés sur le marchand de vins.

Celui-ci semblait chercher quelqu’un dans la foule.

Jean, après l’avoir contemplé un instant, redressa tout à coup sa taille affaissée ; son œil morne eut un éclair ; un rouge fugitif vint nuancer la pâleur de sa joue.

Il s’élança au travers de la cohue et poussa droit vers Johann, qui ne le voyait pas.

— C’est vous qui m’avez parlé cette nuit, n’est-ce pas ? dit-il en saisissant le bras du marchand de vins.

Celui-ci se retourna et le toisa de la tête aux pieds d’un air équivoque. Puis un sourire, où perçait une intention pateline, vint à sa lèvre.

— Ça se pourrait bien, mon petit, répliqua-t-il…

— C’est vous, oh ! c’est vous ! répliqua le joueur d’orgue ; vous m’avez parlé à l’endroit même où nous sommes.

— Je ne dis pas non, mon fils… mais pas si haut !…

— Vous m’avez dit comment sauver ma mère…

— Eh bien ?… fit Johann qui ne put réprimer un mouvement d’inquiétude.

— Eh bien ! poursuivit le joueur d’orgue en pressant son front à deux mains, je ne m’en souviens plus !

Johann respira. Ses lèvres minces s’ouvrirent en un sourire silencieux.

— Pauvre garçon ! murmura-t-il ; étais-tu ivre cette nuit !… mais il n’y a rien à dire en temps de carnaval !… Je t’ai touché, en effet, quelques mots de ta grand’mère, et je ne me dédis pas… seulement tu vas trop loin… je t’ai dit que je chercherais… et tu as rêvé le reste.

— Non, non ! s’écria Jean ; je n’ai rien rêvé…

— Plus bas !… mon fils, c’est étonnant les rêves qu’on fait quand on est ivre !

Johann regarda le joueur d’orgue en face, puis il baissa les yeux.

— Faudrait savoir avant tout, murmura-t-il, si ça te conviendrait de quitter Paris pour quelque temps…

— Tout me conviendra, si ma pauvre grand’mère est sauvée !

— À la bonne heure… c’est que, vois-tu, il y a des gens qui n’aiment pas à voyager… Puisque tu as du goût pour la chose, toi, ça ne fera pas un pli… un petit tour en Allemagne, une promenade où tu gagneras, bien gentiment et sans te fatiguer, quelque chose de bon.

— Mais, pour cela, il faudra travailler ?…

— Un peu…

— À quoi ?

Le regard de Johann se glissa une seconde fois, sournois et craintif, jusqu’au visage du jeune homme.

— Nous reparlerons de ça… murmura-t-il.

— Non, non, non ! s’écria Jean ; il faut en parler tout de suite !… J’ai entendu dire souvent que vous étiez un homme dur et sans pitié, voisin Johann… le Bausse a des millions ; sans vous, songerait-il à mettre en prison de pauvres malheureux ?…

— Allons donc !… fit Johann.

— Écoutez, je crois que vous avez bon cœur, si vous me dites seulement un mot qui me donne à espérer… vous avez perdu ma grand’mère ; ne niez pas, je le saisi… si vous m’aidez à la sauver, j’oublierai tout, voisin Johann… j’oublierai que j’ai rôdé souvent, le soir, devant la porte de la Girafe, et que j’ai eu besoin de toute ma force pour ne pas vous faire payer avec du sang les larmes de ma mère !…

La physionomie du joueur d’orgue, si douce et timide d’ordinaire, venait de se transformer tout à coup. Il y avait dans ses yeux, fixés sur Johann avec assurance, une menace sombre et farouche.

Le cabaretier tourna la tête pour éviter ce regard.

— J’oublierai tout, reprit Jean ; mais parlez vite, car je souffre trop ce matin, et je ne sais pas ce qu’il y a dans ma tête !…

Le mouvement de la foule les avait entraînés malgré eux ; ils se trouvaient entre la maison de Hans Dorn et le bâtiment de la Rotonde. Johann furetait à droite et à gauche, demandant au hasard une rencontre opportune qui pût le débarrasser de son partner. Mais Jean le tenait par le bras et ne paraissait point d’humeur à le lâcher.

Johann se souvenait parfaitement de la rencontre nocturne et des propositions qu’il avait faites au jeune homme, dans son ivresse. C’était un esprit sceptique, niant volontiers chez autrui l’honnêteté qu’il n’avait point. À jeun, il n’eût peut-être pas eu l’idée de s’adresser à Jean pour la fameuse besogne du château de Geldberg ; mais une fois l’ouverture faite, il ne s’en était point trop repenti. Qu’y avait-il, en effet ? une somme à gagner vis-à-vis d’un homme nécessiteux : les règles étaient observées.

Mais, au milieu de cette foule curieuse, et parmi toutes ces oreilles ouvertes, Johann se trouvait mal à l’aise. Un mot saisi au vol pouvait lui susciter de terribles embarras. Jean, d’ailleurs, lui apparaissait ce matin sous un aspect nouveau, et il lui semblait que la conversation prenait une tournure alarmante.

Il fut quelque temps avant de répondre ; puis il tâcha d’appeler sur son visage revêche une expression de bonhomie, et passa le bras de Jean sous le sien.

— Mon petit homme, dit-il, je gagne ma vie comme je peux… si je ne faisais pas les affaires du Bausse, un autre les ferait à ma place, et la maman Regnault n’en serait pas plus riche… Quant à notre rencontre de cette nuit, tu étais ivre, moi de même, et si je t’ai promis quelque chose, je pourrais m’ excuser aisément… mais ce n’est pas ça ; je t’ai vu tout enfant, tu me plais, et les petites confidences que tu m’as faites cette nuit…

— Des confidences ! murmura Jean étonné.

Le cabaretier cligna de l’œil.

— Ah ! ah ! mon fils, s’écria-t-il ; le vin de madame Taburet vous arrache les paroles du corps !

— Qu’ai-je donc dit ?…

— Ceci et ça… des enfantillages… la jolie Gertraud qui se laisse baise la main…

La paupière de Jean se baissa.

— Et un quidam, poursuivit Johann, un gant jaune qui te fait du chagrin et que tu veux…

Il s’arrêta et ajouta, en se penchant à l’oreille du jeune homme :

— Mettre à l’ombre, mon fiston !

Jean tressaillit de la tête aux pieds. Des gouttes de sueur vinrent à ses tempes. Bien qu’il eût les yeux cloués au sol, on pouvait lire sur son visage l’effort soudain et violent de sa mémoire qui s’éveillait.

Cette idée de meurtre l’avait piqué comme un coup de stylet ; le choc avait en même temps déchiré cette brume qui enveloppait ses souvenirs.

Il dégagea brusquement son bras qui était sous celui de Johann et fit un pas en arrière.

— C’est vrai, prononça-t-il d’une voix altérée, je le hais mortellement, et j’ai dû parler de meurtre… mais vous aussi, je me rappelle maintenant, cet argent que vous me promettez, c’est l’assassinat qui doit le gagner.

Johann se rapprocha vivement.

— Silence ! mon fils, silence ! balbutia-t-il ; je suis un honnête homme… et tu te trompes…

— Je ne me trompe pas ! répliqua Jean, qui étendit la main comme pour faire un serment ; vos paroles sont encore dans mon oreille… c’est un meurtre, un meurtre lointain qui paierait le salut de ma mère…

Jean avait croisé ses bras sur sa poitrine ; ses yeux s’étaient baissés de nouveau. Johann le regardait attentivement, cherchant à deviner sa pensée.

Ils se tenaient en ce moment un peu en dehors de la cohue, tout auprès des maisons qui prolongent la rue de la Petite-Corderie.

Johann réfléchissait. Il regrettait maintenant son imprudence et s’effrayait à voir les rides profondes qui sillonnaient le front du joueur d’orgue ; mais le pas était fait : avancer pouvait être dangereux, reculer était impossible.

Et Johann se disait dans sa sagesse :

— Si une fois je le tenais là-bas, du diable si je m’inquiéterais de lui !… on le payerait suivant ses mérites, et s’il faisait le méchant on s’arrangerait… mais ici pas moyen de brusquer les choses !… ce gamin-là pourrait mettre des bâtons dans mes roues… parlementons !

Si Jean avait pu lire en ce moment au fond de l’âme du cabaretier, il n’aurait eu qu’à prononcer une parole pour conquérir la rançon de son aïeule.

Mais la tête de Jean était pleine de trouble et de détresse ; la fièvre le brûlait ; il se perdait en ces méditations laborieuses et impossibles de l’homme qui croit raisonner et qui délire.

C’était un enfant ; il était faible ; la douleur le brisait. Il ne voyait pas l’occasion, et l’eût-il vue, peut-être n’en eût-il point su profiter. Johann, au contraire, avait toutes les expériences, et ne connaissait point de frein moral. À mesure que le silence se prolongeait, le marchand de vins reprenait son sang-froid et observait son compagnon de plus près ; il traduisait, à sa manière, le trouble muet du joueur d’orgue ; il devinait ; il voyait plus clair que Jean lui-même au fond de la pensée de Jean.

Et ce qui lui apparaissait naguère comme une équipée folle arrivait à devenir pour lui une négociation sérieuse. L’ivresse l’avait bien servi ; en étendant la main au hasard, il avait touché le but. À tout prendre, Jean était peut-être l’homme qui lui convenait le mieux.

— Eh bien ! reprit-il d’un ton confidentiel et insinuant, puisque tu te souviens à moitié, mon fils, mon pauvre garçon, je ne veux plus rien te cacher… mais de la prudence ; rappelle-toi qu’un seul mot pourrait te perdre !

— Me perdre ! répéta Jean.

— Mon fils, poursuivit Johann en donnant à son accent des inflexions toutes paternelles, je vois bien que tu ne sais pas jusqu’à quel point tu t’es engagé cette nuit… nous n’étions pas seuls… et ce ne serait pas contre moi que témoigneraient ceux qui ont entendu notre entretien !

Jean se redressa, indigné.

— Laisse-moi finir, répondit Johann avec calme ; je ne menace pas, entends-tu bien ? je raconte… Ces deux hommes que tu vois là-bas (il montrait du doigt dans la foule Mâlou et Pitois) étaient derrière toi quand tu as parlé, et ces deux hommes m’appartiennent…

Jean avait vu ces deux figures dans les demi-ténèbres du cabaret des Quatre Fils ; il eut un vague souvenir : il crut.

— Tu m’as dit, poursuivit Johann, que, pour la jolie Gertraud qui t’aime et pour ta mère, tu étais prêt à tout… Alors moi qui avais pitié de ton désespoir, je t’ai donné le moyen d’être heureux, et tu as fait un serment.

— Qu’importe un serment de cette sorte ! s’écria Jean.

— Cela importe peu, répliqua Johann, quand on n’est pas forcé de le tenir.

Jean le regarda en face et secoua la tête lentement :

— Je suis trop malheureux, dit-il, pour avoir peur.

— Ça te regarde… Je te préviens que nous sommes forts, et tu sais bien que tu es faible… Ce que tu appelles ton malheur peut se changer aujourd’hui même en bonheur… Que te faut-il pour épouser Gertraud ? une dot : tu l’auras…

Jean serra sa main contre son front brûlant.

— Gertraud, si douce, si jolie, et qui te ferait si heureux !… dit Johann.

— Laissez-moi !… laissez-moi !… murmura Jean.

— Que te faut-il pour sauver ton aïeule ? reprit le marchand de vins ; un peu d’argent ? Tu en auras beaucoup.

Jean perdait le souffle.

— Ta pauvre vieille grand’mère ! poursuivit Johann, si bonne et si malheureuse !… je la voyais l’autre jour passer dans la rue… Comme elle tremble en marchant ! comme sa tête grise se penche ! comme ses yeux sont creusés par les larmes !… Ah ! tout le monde le dit : cette prison l’achèvera !…

Deux pleurs brûlants roulèrent sur la joue livide du joueur d’orgue.

— Non !… non ! balbutia-t-il par un suprême effort de résistance ; mon Dieu, ayez pitié de moi !…

Johann le regardait avec une joie cruelle ; en sa pensée, il n’avait plus besoin de porter un dernier coup.

Mais comme il allait reprendre la parole, un peu de force revint au pauvre joueur d’orgue, qui, chancelant et la tête baissée, fit un pas pour s’éloigner.

— Gertraud ! murmurait-il, le cœur défaillant et brisé ! Gertraud et ma mère !… Oh ! je me tuerai, mais je ne tuerai pas !…

Johann avait froncé le sourcil en voyant sa proie lui échapper, mais un sourire triomphant revint froisser soudain sa lèvre mince. Il se faisait un bruit confus du côté de la maison de Hans Dorn, et la foule, riant, bavardant, se pressant, courait en masse dans cette direction.

Johann rattrapa le joueur d’orgue fugitif en deux enjambées ; il le saisit par le bras.

— Regarde ! dit-il en montrant du doigt la porte de Hans Dorn.

Jean regarda ; sa poitrine rendit un râle sourd. Ses jambes faiblirent, et il tomba sur ses deux genoux, comme foudroyé…

Dans la foule rieuse on criait :

— Oh ! hé, les autres, venez donc voir la bonne femme Regnault qu’on emballe (qu’on arrête) !…

Emballée la Regnault !




  1. Voir la deuxième partie, LA ROTONDE DU TEMPLE.
  2. Voir la deuxième partie, LA ROTONDE DU TEMPLE.
  3. Une femme qui parle bien.