Le Fils du diable/V/6. Drame en plein vent

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Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 28-35).
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Cinquième partie

CHAPITRE VI.

DRAME EN PLEIN VENT.

C’était une chose curieuse et digne d’être vue. Tous ces gens, vendeurs, acheteurs, râleuses et compères, avaient motif vraiment de se déranger ! On ne se trouve pas tous les jours en face de tant de souffrances, et, pour regarder de près une si amère détresse, il est bien permis de faire quelques pas.

Les théâtres pleureurs n’ouvrent que le soir ; quand on peut attraper, dès le matin, un petit bout de drame, c’est une excellente aubaine. La journée commence bien ; ce peuple, amoureux de calamités, court après les sanglots et paierait sa place volontiers aux fêtes matinales de la guillotine. Il regarde avec intérêt le malfaiteur qui passe entre deux gendarmes ; il se loge dans la Cité, pour avoir plus voisines les joies du pilori et de la cour d’assises. Son cœur bat tout doucement au seuil froid de la Morgue. Au milieu de ces luttes honteuses qui passent de plus en plus dans nos mœurs populaires, quand un couteau s’ouvre lâchement, quand un homme éventré tombe et crie, la rue s’encombre, on arrive, on se hâte ; la curiosité heureuse enflamme le visage des commères, et, pendant huit jours, on viendra en pèlerinage voir si le pavé garde quelque bonne petite tache de sang.

Nous sommes la plus tendre nation qui soit au monde, fi des corridas espagnoles, où l’on massacre de pauvres taureaux ! fi du pugilat britannique ! fi de ces combats cruels, où deux malheureux coqs, armés d’éperons tranchants, se déchirent à outrance ! nos âmes sont trop douces pour ces atrocités. Mais s’il était possible, en notre âge lumineux, de brûler quelqu’un comme aux temps de barbarie ; si un bûcher, qu’on nous passe cette absurde hypothèse, pouvait s’élever au milieu du Champ-de-Mars, et s’entourer de places réservées, depuis deux louis jusqu’à deux sous, on ferait des millions de recette !

Nous sommes bons, civilisés, compatissants ; mais voir griller un homme !…

Sur la place de la Rotonde, ce n’était rien de pareil ; mais les spectacles ont leur degré d’intérêt, et le théâtre ne chôme point, bien que les succès soient rares. Il s’agissait d’un drame intime en quelque sorte, d’un martyre silencieux et obscur ; mais le peuple est éclectique dans ses instincts cruels : il aime presque autant les larmes que le sang.

Il venait voir deux hommes, exécuteurs impassibles de la loi commerciale, traîner en prison une pauvre vieille femme, à demi morte de douleur, et qui s’étouffait dans ses sanglots.

Elle était faible et si pâle, qu’on l’aurait crue à l’agonie. On pouvait deviner qu’elle n’avait point su conserver, au moment suprême, la dignité calme du malheur ; elle était si vieille et son esprit usé avait subi des chocs si rudes !…

Cela se voyait : la pauvre femme avait dû résister et se roidir contre la main des recors ; sa coiffe était arrachée, ses cheveux gris tombaient en mèches éparses sur sa face terreuse, rejoignant les lambeaux de sa robe déchirée, ses yeux hagards et comme aveuglés indiquaient de la folie ; elle se laissait traîner par les recors, et, de temps en temps, elle essayait une résistance vaine.

Et sa poitrine rendait des plaintes sourdes qui donnaient froid au cœur, comme le râle d’un mourant.

Un fiacre attendait au coin de la rue Dupetit-Thouars, juste en face de la pauvre échoppe que la mère Regnault avait occupée durant trente années.

De la porte au fiacre la route était bien courte, mais la vieille femme allait si lentement ! La foule avait le temps de jouir…

— Ce que c’est que de nous ! disait une des doyennes du marché, j’ai vu ça rouler sur les pièces de six francs du temps de Louis XVIII.

— On a des haut et des bas, répondit sentencieusement madame Huffé ; moi qui vous parle, j’ai occupé des positions… Et je suis maintenant chez les autres !

— Comme elle a l’air malade !

— Tiens ! tiens ! sa robe noire qu’on lui connaît depuis quinze ans est finie pour le coup ! dit l’époux Batailleur.

— Ça voulait être plus honnête que tout le monde, reprenait une fripière de la Forêt-Noire.

— Ça faisait des épates (embarras) ! nasillait le gros neveu Nicolas ; ça gâtait le métier.

— Est-ce vrai, demanda Mâlou, qu’elle a levé le bausse et qu’il est le bœuf pour huit cents francs, le cher homme ?

— Huit cents francs et les frais.

— Eh bien alors ! il n’y a pas de risque qu’elle sorte en vie du bloc !

— Mais pleure-t-elle, au moins, pleure-t-elle !

— Et Victoire donc !

— Et jusqu’à Geignolet !… s’écria Blaireau ; il se lâche du blavin (mouchoir), ma parole !…

— Il n’y a que Jean, le joueur d’orgue, qui a pris de l’air pour ne pas voir tout ça…

— Pas bête !

Et le chœur reprenait, coupant ces mille bavardages par son refrain solennel :

— Voilà ce que c’est que de faire des épates !

Derrière la mère Regnault, venait en effet sa bru. Victoire, qui joignait les mains avec angoisse et tâchait de fléchir par ses prières le cœur sourd des recors. De temps en temps son regard, voilé de larmes, se tournait vers la foule et cherchait son fils, sans doute ; mais elle ne voyait rien.

Derrière elle venait Geignolet, l’air étonné, le corps demi-nu, qui regardait cela d’un œil stupide.

Il avait à la main un lambeau de toile dont il frottait ses yeux secs, par esprit d’imitation.

— Oh ! oh ! oh ! grommelait-il, c’est pour son mardi-gras ! Maman Regnault ne reviendra plus !…

C’était ce spectacle que le cabaretier Johann avait montré du doigt au joueur d’orgue.

Jean était brisé d’avance. Sa vie s’était écoulée jusqu’alors triste, mais tranquille. Le malheur du jour était le même que celui de la veille ; l’habitude s’était faite et l’espoir qui sourit à la jeunesse lui rendait sa pauvreté supportable. La vraie souffrance était venue pour lui au moment où il avait reconnu la position désespérée de son aïeule ; il avait voulu combattre ; ses efforts avaient redoublé ; son orgue, éveillé dès le point du jour, avait chanté dans les quartiers riches jusqu’au milieu de la nuit : peine inutile ! son offort ressemblait à celui du pauvre matelot, demi noyé dans la cale submergée, et qui pompe encore, et qui lutte en vain contre la voie d’eau victorieuse.

C’était un enfant doux et bon, plein de courage, tant qu’il restait de l’espérance ; mais faible, mais sans armes contre le désespoir. Sa nature mélancolique et tendre, où dominait une sorte de rêveuse poésie, n’avait point de résistance ; les tortures de ces derniers jours l’avaient comme affolé. À cet affaissement moral s’ajoutait maintenant l’atonie lourde, produite par les fatigues de la nuit précédente, où l’orgie avait suivi les furieuses émotions de la maison de jeu.

Depuis son réveil, Jean n’avait dans la tête que des idées vacillantes et comme voilées ; son intelligence était dans un sommeil fiévreux, et il ne se sentait vivre que par les blessures aiguës de son cœur.

La vue de son aïeule entraînée par les recors, fut pour lui comme le dernier coup qui achève le soldat couvert de blessures ; il tomba sur ses genoux, accablé, incapable de se mouvoir ; le souffle lui manqua, il se sentit mourir.

Durant quelques secondes, il resta sur le pavé, immobile et comme anéanti ; les quelques pas qu’il avait faits pour fuir l’avaient porté jusqu’au bâtiment de la Rotonde, et un pilier du péristyle le protégeait contre les regards de la foule.

Il était seul avec Johann. Johann l’examinait d’un œil curieux où il y avait un peu d’inquiétude, mais point de pitié. Pendant que le joueur d’orgue gisait à ses pieds, il tourna la tête plusieurs fois pour voir si la besogne des recors s’avançait. Il s’était servi de ce tableau navrant comme d’une arme ; mais le voisinage de la vieille marchande lui donnait à craindre maintenant : il redoutait le réveil de Jean ; il ne savait pas s’il était son maître encore. L’heure arrivait où il avait promis au chevalier de Reinhold de lui fournir son contingent d’hommes de bonne volonté pour la fête de Geldberg ; cette négociation, entamée dans un moment d’ivresse et poursuivie d’abord avec assez d’indifférence, devenait sérieuse. Plus le jour avançait, moins Johann avait de temps pour se retourner ; la récompense promise à son zèle était trop forte pour qu’il fût prudent de fournir le plus léger prétexte à rupture. Les hommes de la trempe du chevalier sont sujets à se raviser, et il s’agissait pour Johann d’une fortune.

En somme, que lui fallait-il ? un homme sachant l’allemand et partant pour Geldberg. Quant à ce que ferait plus tard cet homme, on avait du loisir…

Jean ne se relevait point ; la vieille femme, malgré ses efforts, était entraînée vers le fiacre. Les bavardages qui couraient dans la foule envoyaient jusque sous le péristyle un murmure criard et railleur.

Jean se redressa enfin à moitié, l’oreille blessée par ce bourdonnement ennemi. Il se prit à écouter comme au sortir d’un rêve. Il entendit le nom de son aïeule avec le mot prison, qui se répétait sur tous les tons dans la cohue.

Sa joue, naguère si pâle, devint pourpre ; son œil rougi s’égara. D’un bond, il fut sur ses pieds, et ses mains rapides comme la pensée, se nouèrent autour du cou de Johann.

Celui-ci essaya de crier ; mais Jean, qui avait la vigueur de la folie, l’étranglait : la voix du marchand de vin s’étouffait dans son gosier.

Et Jean disait, en mettant toujours ses doigts plus avant dans la chair :

— Ah ! tu veux que je tue !… eh bien je vais te tuer !… Ma mère Regnault va mourir en prison… mais tu mourras avant elle !

Jean riait et sa lèvre écumait. Il tenait Johann écrasé contre le pilier. Tous les regards étaient dirigés vers le fiacre, et cette scène n’avait point de spectateurs.

Johann, la face violette et les yeux gonflés déjà, ne se défendait plus. Jean serrait, serrait de toute sa force.

En un moment où les bavardages de la foule faisait une courte trêve, Jean crut entendre la voix plaintive de son aïeule ; son regard quitta Johann, pour s’élancer dans la direction du fiacre.

Il vit, au milieu d’un cercle de têtes agitées qui allaient se rétrécissant, l’aïeule dont les doigts roidis se cramponnaient aux vêtements des recors.

Johann se ressentit de cette vue ; ses yeux s’enflèrent pleins de sang et sa langue pendit hors de ses lèvres bleues…

Une minute de plus et la menace de mort eût été accomplie. Mais Jean lâcha prise soudain et mit ses deux mains sur les épaules du cabaretier.

Il n’y avait plus de courroux sur son visage. Parmi le trouble de son cerveau, une idée nouvelle avait surgi et dominait tout le reste.

Tandis que Johann reprenait haleine péniblement, le joueur d’orgue fixait sur lui ses yeux brillants et soudainement agrandis.

— Voisin Johann, dit-il en composant son air et son accent avec une sorte de naïve diplomatie, si je vous promets d’aller là-bas, me donnerez-vous de quoi sauver ma grand’mère ?

Johann, saisi à l’improviste, n’avait pu opposer aucune résistance ; il eût accepté des conditions bien plus dures. Il fit un signe de tête affirmatif.

— Eh bien ! voisin Johann, reprit Jean, qui le tenait toujours solidement appuyé contre la colonne, j’irai !… Le diable est le plus fort… Sur ma parole sacrée, j’irai !

— Est-elle partie ? demanda Johann, qui était comme enchaîné au pilier et ne pouvait plus voir.

Sa voix était rauque, étouffée, à peine intelligible.

Les marques des doigts de Jean restaient autour de son cou.

— Non ! non ! voisin Johann, s’écria le jeune homme ; elle n’est pas partie… Si elle était partie, vous seriez bien près, vous, de descendre en enfer.

Ses sourcils se froncèrent, et il ajouta rudement :

— Le marché est fait : payez !

Johann avait sur lui le billet de banque que le chevalier de Reinhold lui avait donné la veille au soir comme arrhes de leurs conventions.

Il le prit dans sa poche. Les forces et la présence d’esprit lui revenaient à la fois. Il était beaucoup plus vigoureux que le joueur d’orgue, et tandis que celui-ci lorgnait avidement le billet, il eut un instant la pensée d’user de représailles.

Mais il se contint, parce que son intérêt parlait plus que sa rancune.

— Tu m’as caressé rudement, mon garçon, dit-il avec un sourire contraint ; mais je crois que tu es encore un peu ivre, et je ne t’en veux pas.

— Donnez… donnez ! s’écria Jean qui bouillait d’impatience.

Johann le repoussa d’un effort vigoureux.

— Minute, mon petit ! reprit-il ; il n’est plus temps de jouer des mains, et si je te donne les mille francs, c’est que ça me conviendra… posons nos faits !

Jean fit le geste de s’élancer de nouveau.

— La paix ! dit Johann froidement, ou je te casse la tête contre le pilier !

Tout en parlant, il s’était emparé des deux bras du joueur d’orgue, qui craquaient sous son étreinte.

Jean, réduit à l’impuissance, se débattait en grinçant des dents.

— Calme-toi, mon petit, poursuivit Johann ; tu vas avoir ton argent, nous sommes d’accord… seulement, je veux te dire que, dans une heure, je t’attendrai ici pour te conduire à la voiture… tu pars à midi pour l’Allemagne.

— Si tôt !… murmura Jean.

— C’est comme ça… Refuses-tu ?

— J’accepte… mais donnez, donnez !…

Johann tendit le billet ; mais au moment où le joueur allait le saisir, il le retira une seconde fois.

— Pas de bêtise ! reprit-il encore en fronçant le sourcil et d’une voix plus basse ; rien ne me répond de toi, sinon ton serment… j’en veux un bon.

— Je jurerai tout ce que vous voudrez ! s’écria Jean, qui se démenait avec folie.

— Tu aimais bien ton père, dit Johann en le regardant fixement ; promets-moi de partir dans une heure, par la mémoire de ton père !

— Par la mémoire de mon père, je le jure !

Johann lâcha le billet ; Jean se précipita dans la foule tête baissée.

— J’ai juré de partir, pensait-il, ivre de joie cette fois ; mais je n’ai pas juré de tuer !…

Johann le suivait d’un regard sardonique, et tâtait les meurtrissures vives de son cou.

— Je pense bien qu’il y en aura plus d’un à rester là-bas, grommela-t-il ; l’affaire est faite, en tous cas, et j’ai fameusement gagné mes rentes !

La foule avait suivi pas à pas la mère Regnault, et les recors étaient maintenant sur le point d’atteindre le fiacre. La scène entre Johann et le joueur d’orgue n’avait pas duré plus d’une minute.

Et, tout en s’approchant, la cohue s’était épaissie peu à peu au point de former une barrière compacte et circulaire.

Jean avançait lentement, bien que tout le monde fit effort pour lui livrer passage. Sa venue tardive était un coup de théâtre ; elle fouettait la curiosité qui commençait à languir ; on avait lieu maintenant d’espérer du scandale : le drame marchait à souhait.

— Laissez passer ! criait-on sur les derrières du cercle ; laissez passer le petit camaro qui va crosser un peu les corbeaux !

— Hardi ! Jean, mon mignon. Si tu tapes, n’oublie pas le coup de poing sous le menton… ça coupe la langue !

— Et le talon dans le jarret… ça casse la jambe !

— Laissez passer, vous autres ! laissez passer !…