Le Fils du diable/V/9. Toilette de Petite

La bibliothèque libre.
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 55-62).
Cinquième partie

CHAPITRE IX.

TOILETTE DE PETITE.

À l’heure où le cabaretier Johann rassemblait son armée et la conduisit jusqu’à la cour des messageries, il ne faisait pas jour encore chez madame de Laurens. Elle était rentrée fort tard la nuit précédente, et ce sommeil prolongé réparait la double fatigue du bal Favard et de la maison de jeu de la rue des Prouvaires.

La pendule avait sonné midi depuis longtemps, mais la soie épaisse qui tombait le long des fenêtres faisait obstacle, aux rayons pâles du soleil et continuait le crépuscule par-delà le milieu du jour.

Il régnait dans la chambre un silence complet, qui n’était même pas troublé par cet inévitable roulement des voitures, courant sans cesse sur le pavé de Paris. L’agent de change de Laurens avait fait poser devant son hôtel un essai de pavage en bois, afin de protéger le repos de Sara.

C’était là une attention d’autant plus efficace, que la charmante femme faisait sa nuit, d’ordinaire, aux heures où la rue éveillée, s’emplit de mouvement et de fracas.

Les portes étaient closes ; il n’y avait personne dans la chambre ; mais un feu doux, qui brûlait dans la cheminée, disait que des soins attentifs veillaient sur le sommeil de Sara.

Elle dormait derrière ses rideaux entr’ouverts. Sa pose abandonnée indiquait cette fatigue molle qui suie l’agitation du premier sommeil. Elle avait la tête tournée du côté du jour ; sa coiffe de dentelle laissait fuir les boucles magnifiques de ses cheveux noirs qui ruisselaient, épars, sur l’oreiller blanc ; son bras nu, frais, ciselé, sortait du lit et pendait en dehors, sollicité par l’atmosphère chaude de la pièce.

Le demi-jour qui tamisait parcimonieusement l’étoffe opaque des draperies tombait d’aplomb sur son visage ou reposait, à cette heure, un sourire serein et heureux.

Son souffle égal glissait doucement à travers ses lèvres entrouvertes ; nulle ride à son front, nul pli autour de sa bouche. Quiconque n’eût point connu son âge aurait cru surprendre en ce moment le pur sommeil d’une vierge dont l’âme candide sourit à de beaux songes.

C’était, vous en auriez fait serment, une fleur de beauté que le soleil trop vif n’avait point touchée encore de son regard ardent. Tout était charme en elle ; la jeunesse rayonnait sur son front d’enchanteresse ; elle était la perfection exquise, et nulle imagination de poëte n’aurait pu ajouter à son irrésistible attrait.

C’était peut-être le demi-jour propice ; peut-être un décevant mariage, reflet d’un de ces rêves ailés qui remontent en se jouant le courant des années et vous couchent, rajeunis, au milieu des joies bonnes de l’adolescence ; mais, parmi cette beauté sans tache, il n’y avait rien, absolument rien qui trahit la femme expérimentée et cent fois ivre de fruit défendu, la femme qui a tout appris et tout éprouvé, la femme lasse de plaisirs et qui raffine sur le mal, comme un débauché vieux que le désir abandonne. Le vice avait glissé là sans laisser de trace, le vice et le temps ; ce sommeil souriait comme le repos d’un ange.

Auprès de ce lit, tout homme qui n’aurait point connu le passé de Sara se fût agenouillé pour l’adorer comme une sainte.

Mais, en dehors d’elle-même, les objets qui entouraient madame de Laurens étaient choisis de manière à détruire l’illusion bien vite. Sa chambre était ornée avec un goût parfait, mais dans un sentiment de lascive fantaisie ; tout y parlait à l’encontre de l’impression que nous avons essayé de faire naître, et après le premier regard, on oubliait toute pensée d’innocence : on s’étonnait presque d’avoir cru à la pudeur.

D’ordinaire, les femmes du monde cachent ce qu’elles aiment, et drapent un voile discret autour de leurs faiblesses. Il y a souvent des prie-Dieu dans les boudoirs, et telle alcôve facile est sanctifiée par une pieuse image. Mais Sara gardait son hypocrisie pour le dehors. Personne, excepté M. de Laurens, n’entrait jamais dans sa chambre ; elle en avait fait un petit sanctuaire, où le gracieux et le lascif se mêlaient en de ravissants caprices.

Les tableaux, peu nombreux et valant leur pesant d’or, représentaient de ces sujets aimables qui font la joie des célibataires, et devant lesquels un éventail féminin se change en écran de lui-même. C’était beau. Le nu frémissait sur ces toiles précieuses ; l’amour s’y étalait, luxurieux ou naïf. Les enchantements chevaleresques y faisaient assaut avec les raffinements de la poésie antique ; Anacréon y donnait la main au chantre d’Armide ; le génie de la peinture érotique semblait avoir effeuillé là toutes ses roses effrontément épanouies.

Alcibiade eût pris cette chambre pour un temple de sa chère Vénus.

De ces tableaux, les plus charmants et ceux qui dévoilaient les plus ardents mystères se suspendaient derrière les rideaux même de l’alcôve. Ils laissaient un espace vide, occupé par une large glace qui tenait la ruelle du lit. Dans cette glace se mirait en ce moment la couverture, soulevée et dessinant vaguement d’admirables contours.

C’était pour elle-même que madame de Laurens avait réuni cet étrange musée ; on ne pouvait l’accuser d’y avoir jamais introduit un homme en fraude des lois conjugales ; et, pourtant, ce n’était pas seulement un goût fantasque ou égaré qui l’avait portée à franchir ainsi audacieusement les limites les plus extrêmes de la réserve féminine. Elle avait des caprices, assurément ; mais, derrière chacun de ces caprices, on devait s’attendre à découvrir un but caché.

Elle avait paré le temple avec réflexion ; c’était quelques années après son mariage, à l’époque où M. de Laurens était jeune et fort.

Car il y avait bien longtemps que durait ce lent assassinat !

Petite avait calculé ses séductions froidement et mis au complet son artillerie d’amour ; sa chambre était la fournaise brûlante où le malheureux agent de change, brisé par la jalousie, venait rallumer sans cesse sa passion épuisée, et prendre la force de porter encore à ses lèvres la coupe toujours pleine de poison…

Petite resta durant quelques minutes dans ce calme sommeil où nous l’avons surprise ; puis son rêve changea et devint plus conforme à la réalité de sa nature. Sa joue pâle se couvrit de rougeur ; son souffle s’embarrassa et sortit chaud de ses lèvres rapprochées ; ses narines se gonflèrent et tout son corps frémit doucement sous les couvertures.

Elle se retourna, renversant sa belle tête parmi les masses de ses cheveux ; ses deux bras sortirent du lit et s’arrondirent contre son sein palpitant.

La passion était maintenant sur son visage ; ses lèvres pâlissaient, et des plaintes où perçaient le nom de Franz tombaient de sa bouche.

Elle était belle ainsi, plus belle peut-être que sous le masque trompeur, attaché naguère par la main du hasard.

La glace reflétait les lignes admirables de ses traits et ses formes trahies par la couverture agitée.

Quelques minutes encore s’écoulèrent ; puis son visage se transforma de nouveau.

La pâleur couvrit de nouveau sa joue ; ses sourcils, froncés violemment, se rapprochèrent ; des rides vinrent autour de sa bouche, dont les lèvres se serrèrent convulsivement.

Elle se retourna tout à fait, par une sorte de soubresaut vif et brusque. On ne la vit plus que dans la glace, où sa figure apparut décomposée tout à coup par la colère.

Il y avait un monde entre son sourire calme et pur et son voluptueux sourire, un monde encore entre son voluptueux sourire et l’expression de férocité soudaine qui ridait sa face maintenant, sans pouvoir lui enlever sa beauté. Ses mains s’agitaient au hasard ; ses doigts se refermaient sur la fine toile des draps qui restaient, après l’étreinte, froissés et comme tordus.

On eût dit qu’elle cherchait une arme…

Et c’est miracle qu’une même physionomie puisse exprimer tant de douceur sereine et tant de cruauté implacable !

Le boudoir gardait son aspect de mollesse lascive ; le jour suave et timide glissait sur les peintures amoureuses ; l’air chaud, où nul parfum vulgaire ne jetait ses douteuses délices, avait pourtant je ne sais quelles émanations capables d’enivrer, vagues, subtiles, pénétrantes, et qui semblaient s’exhaler de la femme elle-même.

C’était toujours le temple érotique, mais la déesse s’était changée en furie ; Vénus fronçait le sourcil et les serpents tragiques étaient à son front, au lieu de sa riante couronne de grâces.

Elle s’efforçait ; ses tempes se mouillaient ; ses lèvres crispées prononçaient à demi des paroles confuses.

Parmi ces paroles un nom revenait, toujours insaisissable à l’oreille : le nom d’un homme.

Et malheur à cet homme détesté ! Malheur ! car le rêve de Sara suait la haine, et sa bouche aride semblait demander du sang !

Elle s’agitait toujours de plus en plus ; son effort aveugle s’obstinait. Son cou se roidit ; sa tête se souleva lentement, vigoureuse, et terrible.

Elle joignit ses mains, dont les articulations craquèrent, avec la force qu’on met pour étouffer un ennemi. Le nom glissa une dernière fois entre ses lèvres plissées, mais distinct et nettement prononcé.

— Franz !… dit-elle encore.

Et ses sourcils se détendirent ; sa tête retomba mollement sur l’oreiller. C’était le repos après la lutte victorieuse.

La panthère aussi se couche indolente et gracieuse, quand sa proie tuée ne bouge plus…

C’était toute la vie de Petite qui se reflétait fidèlement dans les trois phases de son sommeil ; cette vie étrange, qui souriait au monde, innocente et tranquille, cette vie avide de voluptés derrière le voile et où le plaisir gracieux arrivait au crime par le vice.

Un masque de pureté, voilant la couronne de roses des bacchantes, et, sous les roses effeuillées, de l’or avec du sang !…

Elle s’éveilla. Son regard rencontra la glace, qui lui renvoya son visage, où il y avait maintenant de la fatigue ; elle se souleva et mit sa tête inquiète tout auprès du miroir.

Elle regardait, attentive, et un nuage de tristesse descendait sur son front : une ride, émue et perceptible à peine, plissait le poli de sa tempe.

Ses yeux, prirent de l’effroi et se baissèrent, humiliés. Elle demeura un instant comme interdite et n’osant plus regarder la glace accusatrice. Puis sa joue reprit un incarnat léger ; on eût dit qu’elle se révoltait contre l’insulte du miroir ; elle jeta un coup d’œil de défi ; la ride avait disparu.

Sa bouche s’épanouit en un sourire d’orgueil ; elle repoussa en arrière les boucles prodigues de sa chevelure noire et se mit sur son séant.

— Nina ! dit-elle.

Il semblait que ce nom, prononcé presque à voix basse, dût s’étouffer entre les rideaux ; pourtant la porte de la chambre s’ouvrit à l’instant même, et une camériste, jeune, accorte, empressée, traversa le boudoir sans produire aucun bruit. Son pas, souple et léger, se taisait sur la toison épaisse du tapis.

Un peignoir, garni de dentelle, couvrit les épaules de Sara, qui mit ses pieds nus dans de petites mules de velours.

Sa toilette commença. L’eau tiède coula le long de son beau corps et retomba dans le bassin parfumé.

Nina, vive et adroite, semblait se jouer autour de sa maîtresse ; sa main glissait, rapide, laissant partout après soi la jeunesse et la fraîcheur.

Madame de Laurens n’avait pas besoin encore de cet art précieux et frisant la magie qui efface les rides, teint les cheveux et sait rendre un incarnat tout neuf aux joues flétries. Mais les années s’accumulaient ; le jour venait où l’utile talent de Nina ne pourrait point se payer trop cher.

Aussi Nina était-elle une favorite ; sa maîtresse la traitait avec une confiance flatteuse et lui disait absolument tout ce qu’il ne lui importait point de cacher.

Nina devinait peut-être le reste.

Elle présida seule aux premiers détails de la toilette, puis, quand un nouveau peignoir eut arrondi son tissu chaud sur les épaules rafraîchies de Petite, Nina mit en mouvement une sonnette, et une autre jeune fille entra dans la chambre à coucher à son tour.

Celle-ci, camériste du second ordre, n’était point initiée aux intimes mystères du petit lever ; elle n’avait jamais aperçu cette ride ennemie que Nina, entrant à l’improviste, avait plus d’une fois constatée.


TOILETTE DE PETITE
LE FILS DU DIABLE

Sara s’assit, enveloppée chaudement dans les plis de son peignoir. Les deux jeunes filles prirent à pleines mains les masses lourdes de sa chevelure, dont le peigne alerte lustra les anneaux étages. Deux nattes brillantes, longues, épaisses, s’enroulèrent derrière sa tête, laissant sur le devant une double grappe, noire comme le jais, et formant comme un gracieux cadre au plus joli visage du monde.

Sara, nonchalante et comme affaissée, cachait ses mains frileuses sous le peignoir ; ses yeux étaient clos à demi, ramenant sur ses joues la frange soyeuse et longue de ses cils ; elle semblait prolonger avec paresse le repos de sa nuit.

Quand les deux caméristes eurent achevé leur tâche, elle jeta vers la glace qui se penchait au-devant d’elle un regard distrait. La glace lui renvoya la radieuse beauté de son visage.

Les deux caméristes attendaient. Elle fit un petit signe de tête content, et les deux jeunes filles sourirent, récompensées.

Puis elle se leva comme à regret. Le peignoir tomba : un étroit corset dessina la souplesse fine de sa taille.

Par dessus le corset, une robe du matin agrafa ses plis harmonieux, dont la pudeur coquette laissait deviner les contours délicats d’une gorge de sylphide.

La toilette était achevée ; Petite eut encore ce sourire orgueilleux qu’elle avait accordé à sa beauté sans parure.

— Suis-je bien ?… murmura-t-elle.

Les deux caméristes firent assaut de flatteries ; mais la glace, qui ne flattait pas, en sut dire plus long qu’elles.

Sara était charmante, et la conscience qu’elle avait de son charme mettait autour de son front comme une éblouissante auréole.

La toilette avait duré une grande heure, et pendant tout ce temps madame de Laurens n’avait point parlé.

Ce ne fut qu’au moment où Nina drapait sur ses épaules un riche et moelleux cachemire des Indes qu’elle demanda enfin des nouvelles de son mari.

— M. de Laurens est bien malade ! répondit Nina.

— Et vous ne me le disiez pas ! s’écria Petite, en mettant bas tout à coup son sourire pour prendre un grand air d’inquiétude ; a-t-il donc passé une mauvaise nuit ?

— Très-mauvaise, répliqua la jeune fille, dont le visage espiègle copiait de son mieux celui de sa maîtresse.

— Mon Dieu, mon Dieu ! murmura Petite, que ne donnerais-je pas pour lui rendre la santé !

Nina baissa les yeux, comme si elle eût craint leur franchise indiscrète. L’autre camériste, moins initiée, fut émue de bonne foi et plaignit de tout son cœur l’inquiétude douloureuse de madame de Laurens.

— Les deux médecins sont là, reprit Nina, depuis ce matin… et le valet de Monsieur dit qu’ils ont l’air bien embarrassés !

— Il faut que je le voie, s’écria Petite, qui avait dépouillé sa gracieuse nonchalance ; pauvre Léon !… Et moi qui dormais tranquille !

Elle s’élança, empressée, vers la porte qui conduisait à la chambre de l’agent de change ; mais avant de franchir le seuil, elle appela du geste Nina, qui s’approcha aussitôt.

— Fais atteler, dit-elle à voix basse.

— Le coupé ? demanda la jeune fille.

— Le coupé.