Le Fils du diable/VI/15. Gaieté de Johann

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Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 264-271).
Sixième partie

CHAPITRE XV.

GAIETÉ DE JOHANN.

Quand le matin, Franz était sorti du château de Geldberg, il se croyait seul ; mais il avait un invisible compagnon, qui déjà, plus d’une fois, avait épié sa promenade solitaire.

Johann, le cabaretier de la Girafe, l’avait suivi de loin, depuis le haut de la montagne, et ne s’était arrêté qu’en le voyant au seuil de la maison de Gottlieb.

Il avait alors remonté la rampe de toute la vitesse de ses jambes et regagné le château.

Mâlou et Pitois étaient en vacances sans doute avec leurs épouses, car Johann, qui avait besoin d’aide, ne trouva ni l’un ni l’autre.

Quand les vétérans manquent, on se rabat sur les conscrits.

Quelques minutes après, on aurait pu voir Johann redescendre de la montagne, accompagné de Regnault.

Chacun d’eux portait sur l’épaule un fort levier de fer.

En arrivant aux environs de la perrière dont Franz avait fait le tour, ils ralentirent leur course et commencèrent à prendre des précautions. Johann prit les devants, et au lieu de suivre le sentier à pic qui conduisait à la cabane de Gottlieb, il se glissa de roche en roche jusqu’à la Tête-du-Nègre.

— J’avais marqué cet endroit-là, grommela-t-il en appuyant son épaule contre l’énorme pierre qui se prit à osciller comme elle faisait toujours au moindre effort ; avance ici, Jean, mon fils… tu vas gagner ton argent à bon marché !

Jean Regnault ne se fit pas attendre ; il allait comme un automate sur les traces du marchand de vins.

Il était maigre et défait ; ses traits étaient à peine reconnaissables ; il y avait en lui un aspect de misère qui faisait compassion.

Ses yeux ternes avaient tout à coup des éclairs hagards ; sa physionomie changée peignait le sommeil de l’intelligence.

Rien qu’à le voir, on devinait l’état de son âme. C’était un pauvre être que la souffrance avait anéanti, un enfant trop faible contre le malheur et qui tâchait de s’engourdir pour échapper aux élancements de son agonie.

Ceux qui connaissaient sa famille auraient pu penser que la main de Dieu l’avait frappé comme son jeune frère, et qu’il était devenu idiot.

Il avait sa raison pourtant ; et la preuve, c’est que durant les cinq ou six premiers jours de son arrivée à Geldberg, il avait passé son temps dans les bois, vivant, Dieu sait comme, et fuyant d’instinct l’exécution du sanglant contrat qui le liait au marchand de vins Johann.

En Allemagne, comme à Paris, il se disait : Je mourrai, mais je ne tuerai pas…

Et pourtant, cette pensée de tuer était en lui à toutes les heures du jour et de la nuit.

Il y avait pour lui, en ce monde un être abhorré ; l’idée de cet homme le mettait en fureur et lui arrachait le reste de sa raison.

Cet homme était son mauvais génie, cet homme lui avait enlevé l’amour de Gertraud, son unique espoir de bonheur ; ne l’avait-il pas vu, charmant et joyeux, coller sa bouche entr’ouverte sur la main de la jeune fille !…

Et quelques heures après, dans la maison de jeu, alors que le hasard avait amassé devant lui la somme qui devait sauver son aïeule, il l’avait retrouvé, ce beau jeune homme à la figure de femme !

Et au moment où il reconnaissait ces traits doux et souriants, la chance tournait, les louis d’or et les billets de banque disparaissaient comme par magie.

La mère Regnault, qui allait être sauvée, retombait au plus profond du malheur !

Et le lendemain Jean vendait sa conscience.

C’était lui, c’était l’adolescent maudit qui le poussait vers le crime, après lui avoir arraché ses beaux espoirs !

Jean ne voulait pas remplir sa promesse, gagner son argent, comme disait Johann ; sa main frémissait d’horreur à l’idée de toucher le poignard.

Mais c’était seulement lorsqu’il s’agissait de la victime inconnue, poursuivie par le maître de la Girafe. Quand la pensée de Jean se tournait vers son rival, quand son rêve éveillé lui représentait la scène du lundi-gras dans la chambre de Hans Dorn : la main de Gertraud effleurée, le bruit d’un baiser, le sourire vainqueur de l’étranger, ses doigts frémissaient encore, mais c’était d’aise, et le poignard détesté, il eût voulu cette fois le tenir !

Oh ! point de grâce, sa haine était mortelle, il avait tant souffert !

Pendant cinq ou six jours, il supporta le froid et la faim, perdu dans les grands bois qui entouraient le château de Geldberg. Le soir, il frappait à la porte de quelque cabane, demandant un morceau de pain et l’hospitalité.

Des esprits plus robustes que le sien n’eussent point résiste peut-être à l’effet accablant de cette longue solitude, toute pleine de visions sombres et de cruelles pensées.

Sa nature morale fléchit. Au bout de six jours, il n’avait plus ni volonté, ni force. Johann le rencontra et l’emmena prisonnier sans résistance.

Ce matin, il venait là sur les pas de Johann parce qu’on le lui avait commandé ; le seul effort dont il fût capable, c’était de mettre un voile sur sa pensée, afin de se cacher lui-même le fond de sa conscience.

Et pourtant parmi ces ténèbres où s’endormait sa pauvre âme réduite à l’inertie, il y avait une résolution vague, mais obstinée : Jean ne voulait point tuer.

Johann le plaça derrière la Tête-du-Nègre et mit son levier sous la roche.

— Fais comme moi, dit-il.

Jean n’hésita pas, il ne demanda point le but de ce travail étrange ; la nuit qui emplissait son cerveau ne lui laissait point la faculté de raisonner et il n’avait nul désir de savoir.

Les leviers agissant d’accord, poussaient imperceptiblement la roche vers le bord de la plate-forme.

Johann riait dans sa barbe.

Au bout de quelques minutes, il cessa de travailler pour essuyer son front en sueur.

— Ça va ! murmura-t-il, ça va, il y aurait de quoi en écraser trente comme lui !…

Jean laissa tomber son levier, et regarda le marchand de vins en face.

Il avait compris par hasard.

— Il y a donc un homme là-dessous ? demanda-t-il d’une voix sourde et paresseuse.

— Prends ton levier, mon petit, répliqua Johann au lieu de répondre ; nous n’en avons pas pour deux minutes désormais !…

Jean ne bougea pas.

— Je ne veux plus, dit-il.

— Comment ! s’écria Johann en colère ; tu recules ?

— Je ne veux plus, répéta Jean avec ce calme imperturbable des cœurs découragés ; je crois qu’il y a un homme là-dessous… il faut que je voie.

Du côté où se trouvait Jean Regnault, la Tête-du-Nègre dépassait de beaucoup le bord de la plate-forme ! c’était à dessein que Johann lui avait choisi ce poste.

Pour pouvoir jeter les yeux en bas, il fallait que Jean changeât de place avec le cabaretier.

Il l’essaya ; Johann le poussa sans effort.

— Écoutez, dit le joueur d’orgue que cet incident ne pouvait émouvoir, si vous ne me laissez pas faire ce que je veux, je vais crier.

— Et moi, je vais te tuer ! répliqua Johann en brandissant sa lourde barre de fer.

— Tant mieux, dit Jean avec fatigue.

Les bras du cabaretier tombèrent ; il se rangea.

— Regarde donc, mulet ! dit-il, je ne peux pas faire la besogne tout seul… et si tu es cause que l’affaire manque, il sera toujours temps de t’arranger !

Jean mit sa tête en dehors de la roche, et son regard descendit jusqu’au seuil de la maison de Gottlieb.

Il ne vit ni Gertraud ni Hans Dorn, qui étaient cachés derrière le montant de la porte.

Il vit Franz.

Sa joue pâle devint rouge comme du feu.

Il se rejeta en arrière et resta les bras pendants devant Johann.

Sa physionomie n’exprimait rien, sinon une stupéfaction morne. Mais un combat terrible se livrait au fond de son cœur.

Deux ou trois fois sa joue amaigrie redevint pâle, puis pourpre.

Sa bouche s’ouvrait comme s’il eût voulu parler ; mais sa gorge se refusait à laisser sortir un son.

Johann l’avait poussé de côté pour qu’on ne pût pas le voir d’en bas ; il n’avait point opposé de résistance.

— Eh bien ! dit le cabaretier, impatient de reprendre sa besogne, as-tu vu ?…

Jean fit un signe de tête imperceptible.

— Y sommes-nous ? demanda encore Johann.

Les sourcils de Jean se froncèrent ; un éclair de fureur brilla dans son œil ; puis deux larmes roulèrent lentement sur sa joue.

Johann ne savait plus que croire et pensait que le pauvre diable devenait fou.

Jean serra son front à deux mains.

— C’est lui ! murmura-t-il, je l’ai reconnu !…

— Qui ça ? demanda le marchand de vins.

Au lieu de répondre, Jean leva vers le ciel ses yeux humides et prononça le nom de Gertraud.

Johann resta un instant, la bouche ouverte et plongé dans un étonnement joyeux.

Puis il éclata de rire au risque d’éventer son embuscade.

Il se souvenait de sa conversation avec Jean, sur la place de la Rotonde, à la suite de l’orgie du cabaret des Fils-Aymon.

Cette folle idée, qui était venue à l’ivresse du pauvre joueur d’orgue, était-elle donc la réalité ?

— Comment ! reprit-il, abondant avec intention dans le sens du joueur d’orgue, tu ne savais pas encore ça, mon petit !… mais je te l’avais dit là-bas, sur le Carreau !…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmurait Jean, si loin de Paris !… est-ce possible ?

— Tu n’as qu’à voir, mon fils… ce qui est sûr, c’est que la petite Gertraud en tient pour lui de la bonne manière… et qu’il la fait aller, la pauvre mignonne, il faut voir !

— Il la trompe ? balbutia Jean.

— Un peu, mon fils… Y sommes-nous ?

Jean saisit le levier qui était à terre et redressa brusquement sa taille courbée ; il avait à cette heure la force d’un athlète.

Un cri sourd sortit de sa poitrine, et il enfonça le levier sous le roc.

Johann ne le laissa pas en arrière.

La Tête-du-Nègre, qui ne tenait plus à rien, perdit son équilibre et tomba.

Au moment où elle quittait sa base, Johann saisit le joueur d’orgue à bras-le-corps et le coucha par terre.

On entendit un cri du côté de la vallée, puis un profond silence se fit. Jean voulut regarder, mais les bras robustes du marchand de vins l’enchaînaient au sol.

— Ce n’est pas pour te faire du mal, mon petit, disait ce dernier, tu as travaillé comme il faut… mais si nous l’avons manqué, il va lever la tête en l’air, et il ne ferait pas bon pour nous d’être aperçus en ce lieu !

Après quelques efforts impuissants, Jean demeura immobile ; sa conscience parlait ; il était écrasé sous les remords.

Johann ne le lâcha qu’au bout de plusieurs minutes ; pendant tout ce temps, le marchand de vins avait tenu l’oreille au guet ; aucun son n’était parvenu jusqu’à lui du bas de la montagne ; il acquérait tout doucement la certitude que la chose était faite

— Si le cœur t’en dit, mon fils, murmura-t-il enfin, avance un petit peu et regarde… mais pas d’impression ! ne montre que le bout de ton nez !…

Pour toute réponse, Jean se mit à ramper sur la plate-forme et pencha sa tête au-dessus de la saillie.

Ses yeux avides tombèrent sur le seuil de la maison de Gottlieb ; il n’y avait plus personne.

Jean se sentit un poids de glace sur le cœur. Cet enfant qui souriait là, naguère, si heureux et si beau, n’était plus maintenant qu’un cadavre broyé par le passage du roc, et qui n’avait pas même laissé de traces !

Jean s’accrochait des deux mains à la saillie de la plate-forme ; un vertige le poussait en avant.

Il avait oublié sa grande haine ; cette fièvre qui le tenait naguère avait disparu pour le laisser abattu et brisé.

— Eh bien ? demanda Johann.

— Je ne vois rien, répondit le joueur d’orgue.

— Pas un petit peu de rouge devant la maison ?

Jean frissonna et se recoucha par terre. Johann avança la tête à son tour.

— Comme ça vous a nettoyé l’endroit ! grommela-t-il. La Tête-du-Nègre aura emporté le petit bonhomme jusque dans les taillis… Eh bien ! Jean, mon fils, en voilà un qui n’embrassera plus jamais la petite Gertraud !

Jean se souleva sur le coude, tandis que le marchand de vins revenait en arrière.

— On ne voit rien, balbutia-t-il, pas une goutte de sang !… n’y a-t-il pas espoir qu’il a pu se sauver ?

Johann éclata de rire.

— Farceur de petit Jean ! s’écria-t-il, est-il gai avec ses espoirs !… Allons, allons, fiston, cette besogne-là m’a donné un appétit du diable… viens-tu déjeuner ?

— Je n’ai pas faim, murmura Jean.

Johann se leva sur ses genoux, puis sur ses pieds, et se glissa entre deux roches pour regagner le sentier à pic qui conduisait à la perrière.

— Je vais m’en aller tout doucement pour te donner le temps de me rejoindre, dit-il. N’oublie pas ton levier ; moi, j’emporte le mien.

Il fit un signe de tête à Jean qui restait couché sur la terre, et disparut dans l’étroit passage.

Il y avait des années que son revêche visage n’avait exprimé tant de bonne humeur. Avec mille écus de rentes on tient une place dans le monde, et Johann venait de se compléter mille écus de rentes.

Pendant qu’il remontait vers le château, Jean restait plongé dans une sorte d’engourdissement. Ses yeux grands ouverts et mornes regardaient fixement le vide ; il ne bougeait pas.

Il ne sentait pas le froid du sol qui roidissait ses membres, n’eût été le souffle pénible qui soulevait à intervalles inégaux sa poitrine oppressée, on l’aurait pu prendre pour un homme mort.

Le temps passait ; au bout d’un quart d’heure, un bruit léger se fit dans le passage par où Johann avait rejoint le sentier de la perrière.

Jean n’entendait pas.

Mais, tout à coup, il se souleva, galvanisé par une terreur soudaine : un doigt venait de toucher son épaule. Il poussa un cri sourd, pensant que l’homme assassiné sortait de terre…

Il glissa un regard épouvanté entre ses paupières demi-closes.

Puis son corps se rejeta en arrière, tandis que ses mains jointes s’appuyaient contre sa poitrine qui haletait.

— Gertraud !… murmura-t-il comme en un rêve, oh ! Dieu me punit… je suis fou !

Gertraud était là près de lui, si pâle et si changée, qu’il croyait être le jouet d’une vision.