Le Fils du diable/VI/16. Jean et Gertraud

La bibliothèque libre.
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 272-280).
Sixième partie

CHAPITRE XVI.

JEAN ET GERTRAUD

Gertraud était debout auprès de Jean ; ses mains se joignaient tombantes ; toute cette gaieté insoucieuse et vive, qui souriait naguère sur son charmant visage, avait disparu : une pâleur mate et uniforme remplaçait le joyeux vermillon de sa joue.

À ceux qui l’avaient vue dans la maison de son père, si alerte et si heureuse, il eût fallu plus d’un coup d’œil pour la reconnaître.

En ce moment, il semblait que des mois entiers, peut-être des années, avaient passé sur cette figure d’enfant ; elle était belle autant que jadis, mais sa beauté s’était transformée.

Au lieu de ce limpide et radieux regard, reflet charmant de bonheur et de jeunesse, sa prunelle avait comme un voile ; ses yeux ne riaient plus : ils se baissaient tristes et sévères.

Et tout le reste de sa personne avait changé, comme ses traits. Au lieu de son pas leste et bondissant, c’était maintenant une démarche lente ; sa taille souple s’affaissait ; son front s’inclinait sous un fardeau de douleur.

La souffrance est un fier niveau ! Ces pauvres filles que nous voyons trotter sur le pavé de Paris, ces petites ouvrières qui ont eu le malheur de défrayer, sous leur nom de grisettes, tant de romans pitoyables et tant de niais vaudevilles, peuvent devenir, à l’heure de l’angoisse, belles et tragiques comme des reines.

Il ne faut pas se les représenter toujours essuyait leurs yeux rouges avec un coin de leur tablier de coton écossais. Tout martyre est noble. Quand son cœur se brise, la grisette devient femme, et M. Paul de Kock n’a plus le droit de lui pincer le menton…

Jean resta longtemps devant Gertraud, silencieux et la tête baissée. La jeune fille le regardait avec une mélancolie sévère, sous laquelle perçait encore sa tendresse sans bornes.

— Jean, dit-elle enfin d’une voix basse et lente, vous m’aviez promis de ne jamais être criminel !

Le joueur d’orgue cacha son front entre ses deux mains.

— Ce n’est donc pas un rêve ! murmura-t-il. Mon Dieu ! mon Dieu !…

— Tous ceux que vous aimiez autrefois sont ici, reprit Gertraud. Cache-t-on la nouvelle d’un malheur ? Votre mère et votre aïeule ont fait la route d’Allemagne, afin de vous retrouver.

— Savaient-elles donc ? murmura Jean dont les mains retombèrent le long de son flanc.

— Elles savent tout.

La physionomie abattue du joueur d’orgue exprima une nuance d’étonnement.

— Qui a pu leur dire ?… balbutia-t-il.

— Moi, répondit Gertraud.

Jean releva sur elle ses yeux timides et indécis.

— Et vous ?… dit-il encore.

— Moi, je vous aimais bien, Jean ! répliqua Gertraud dont la voix tremblait ; je n’ignorais jamais rien de ce qui vous regardait… Quand vous me quittâtes après cette conversation que je n’oublierai point et qui me laissa la mort dans l’âme, je vous suivis… ne pouvant courir après vous dans les rues de Paris, je pris un aide qui s’attacha à vos pas et qui vous épia depuis le Temple jusqu’à la cour des Messageries… Cet aide était votre pauvre frère Joseph… il revint me dire votre entretien avec Johann sous les piliers de la Rotonde… il avait tout entendu.

— Tout !… murmura machinalement le joueur d’orgue.

— Tout !… répéta Gertraud. Vous alliez en Allemagne, pour gagner une somme d’argent, dont le prix devait être un meurtre…

Un sanglot souleva la poitrine de Gertraud, mais ses yeux restèrent secs. Jean se tordait les mains.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! répétait-il sans avoir la conscience de ce qu’il disait, si vous saviez !…

— Ce meurtre, poursuivit Gertraud d’une voix qui s’étouffait de plus en plus, je ne voulais pas y croire… Je priais Dieu pour vous et pour moi, Jean… Mais Dieu n’a pas écouté mes prières… J’ai vu ce qu’une longue vie n’effacera point de ma mémoire !…

— Oh !… oh !… fit le joueur d’orgue en un gémissement, ayez pitié de moi, Gertraud ! si vous saviez ! si vous saviez !…

Un sourire amer plissa la lèvre pâle de la jeune fille.

— Je sais, répliqua-t-elle, je ne sais que trop !…

Elle s’interrompit ; la voix lui manquait.

Jean avait sous la paupière des larmes de sang qui ne voulaient point jaillir.

— Oh ! c’est toujours ainsi, poursuivit Gertraud, dont l’œil sec jeta vers le ciel un regard de reproche ; il y avait un enfant qui s’était intéressé à notre misère et à notre amour, Jean… Un seul être dans tout ce grand Paris ! Il était bon, franc, généreux… Il était le fils d’une noble famille, et il avait pour ennemis des hommes puissants qui voulaient le tuer après lui avoir volé son héritage…

— Oh !… oh ! fit Jean qui tourmentait de la main son front en feu.

— Ils sont riches, reprit Gertraud, ils ont de quoi payer des assassins !…

Jean fit un geste de supplication.

— Gertraud ! Gertraud ! dit-il avec un accent de douleur déchirante ; j’avais promis pour sauver ma mère !… ma pauvre grand’mère qu’on emmenait en prison ! Oh ! si vous l’aviez vue pleurer et se débattre !… ses cris me perçaient le cœur et je devins fou ! je promis… mais, sur mon salut, Gertraud, et sur le nom saint de Dieu ! je vous jure que je ne voulais point tenir ma promesse…

Gertraud secoua la tête d’un air incrédule.

— Croyez-moi ! croyez-moi, par pitié ! reprit Jean, les mains jointes, vous qui savez le fond de mon cœur, pensez-vous que je fusse capable d’un crime ?

— J’ai vu… dit Gertraud.

Jean pressa des deux mains ses tempes amollies et tremblantes.

— C’est vrai, dit-il tout bas, tandis que ses yeux s’égaraient ; je suis un meurtrier et je n’espère plus ! mais il faut que vous m’écoutiez, Gertraud… Vous auriez pu me sauver d’une parole, et si vous m’aviez dit, alors que je vous quittai, la moitié seulement de ce que je viens d’entendre, le pauvre jeune homme vivrait encore et je ne serais pas un criminel !

Il s’interrompit pour respirer ; la jeune fille attendait.

— J’étais bien pauvre, reprit Jean ; j’étais bien malheureux déjà… et quand on n’a sur la terre qu’un seul bien, Gertraud, on a grand’peur de le perdre !…

» J’étais jaloux !… oh ! je ne le suis plus ! et, au prix de mon sang, je voudrais lui rendre la vie !

» J’étais jaloux !… je me sentais si éloigné de vous et si indigne !

» Un soir, ce soir où je vous empruntai des habits, vous me laissâtes dans la pièce d’entrée en me donnant l’ordre de ne pas regarder derrière moi.

» Je vous aurais obéi, Gertraud, comme toujours, mais j’entendis dans la chambre de votre père le bruit d’un baiser.

» Je me retournai malgré moi ; je vis la figure de ce jeune homme penchée sur votre main… »

— Sur ma main ?… répéta Gertraud étonnée.

— La veille, je l’avais vu déjà causer avec vous dans la cour.

— Mais il y avait une autre femme que moi dans la chambre de mon père ! interrompit Gertraud.

Jean s’appuya contre une roche, parce que ses jambes défaillaient, mais il y avait un sourire autour de sa lèvre.

— Ce sera une consolation pour ma dernière heure, murmura-t-il, et ce sera un châtiment cruel de mon crime… Gertraud ! ma Gertraud ! vous n’aviez pas cessé de m’aimer !

— Et Dieu sait que je n’aurais jamais aime que vous ! répliqua la jeune fille dont la joue prit une teinte rosée.

Jean avait fini son explication ; il ne parla même pas de la scène de la maison de jeu et de cette colère délirante qui l’avait saisi en reconnaissant, dans l’homme qui lui enlevait son or, l’amant prétendu de Gertraud.

Cette colère avait passé ; c’était la jalousie seule qui avait entraîné son bras.

— On m’a conduit ici, ajouta-t-il seulement avec une sorte de calme qui étonna Gertraud, et l’on m’a mis en main cette barre de fer… je vous l’ai dit, j’aurais mieux aimé mourir que de tuer… Mais c’était lui, je l’ai reconnu !… il y avait si longtemps que je souffrais !…

» Je ne sais ce qui s’est passé en moi, et je me fais horreur quand j’y songe…

Il s’arrêta encore ; son front se releva ; il regarda en face la jeune fille, qui se sentit trembler.

— Vous êtes bonne, Gertraud, reprit-il ; quand je serai mort, je suis sûr que vous me pardonnerez… Je vous laisse mes deux mères à consoler… la pauvre aïeule est bien vieille ; ne lui dites pas pourquoi je suis mort !

Gertraud ouvrit la bouche ; sa voix s’étouffa dans son gosier.

Elle ne put que saisir la main de Jean.

Celui-ci l’attira sur son sein et la baisa au front comme une sœur.

Puis il se dégagea de son étreinte et fit le signe de la croix.

— Adieu ! dit-il en marchant d’un pas ferme vers le bord de la plateforme.

Ce fut pour la jeune fille un moment d’angoisse que nulle parole ne saurait peindre.

Elle n’avait qu’un mot à dire pour arrêter Jean, et sa gorge étranglée refusait passage à toute parole.

Elle ne pouvait pas même s’élancer pour le retenir.

Elle était comme pétrifiée.

Durant une seconde, elle souffrit mille fois la mort ; elle s’efforçait avec désespoir, et ses facultés paralysées la clouaient, muette et immobile, à sa place.

Jean allait se précipiter ; elle voyait la résolution farouche peinte sur son visage, un instant encore, et il allait être trop tard !

Son cœur se brisait, car elle pensait qu’elle seule était cause de cette mort ; elle lui avait laissé croire que Franz avait succombé…

Et Jean se tuait parce qu’il ne pouvait supporter l’idée de son crime imaginaire.

C’était une torture inouïe.

Jean fit le dernier pas ; il s’arrêta au bord de la plate-forme, et mesura d’un œil froid la profondeur du précipice.

Son corps se pencha en avant ; au moment où il allait s’élancer, un cri d’agonie s’échappa enfin de la poitrine de Gertraud.

Jean s’arrêta en équilibre.

À ce moment même, une voix jeune et gaillarde monta du fond de la vallée.

Elle chantait gaiement la chanson favorite de la jolie brodeuse.

Jean écouta ; cet air était le plus aimé de ceux que jouait son orgue.

Comme il écoutait, Gertraud le vit tout à coup frémir de la tête aux pieds et se rejeter en arrière.

Il venait de voir Franz sortir de la maison de Gottlieb et poursuivre son chemin, le fusil sur l’épaule, en chantant comme un bienheureux.

Jean restait là, bouche béante et les yeux sortis de la tête ; il n’en voulait point croire le témoignage de ses sens.

Gertraud s’était traînée jusqu’à lui ; elle était agenouillée à ses pieds.

— Je ne pouvais pas ! Oh ! je ne pouvais pas !… balbutiait-elle.

Puis elle s’arrêtait pour remercier Dieu avec passion.

Le regard de Jean l’interrogeait toujours.

— Je ne pouvais pas ! reprit-elle, une main de fer étreignait ma gorge… Oh ! Jean, sait-on comme on aime !… Écoutez ! la pierre a passé tout auprès de lui… Si elle l’avait tué, je ne serais pas là pour vous le dire, car j’étais derrière lui avec mon père…

Jean, dont la joue s’était colorée légèrement, redevint plus pâle à la pensée de ce danger horrible qu’il n’avait point soupçonné.

Il tomba sur ses deux genoux, auprès de Gertraud agenouillée. Leurs bras s’entrelacèrent, leurs prières muettes montèrent unies vers le ciel.

La voix, rauque de Johann se fit entendre au loin, du côté du château.

— Jean ! petit Jean ! criait-elle.

La lèvre du joueur d’orgue effleura le front de Gertraud, puis il se releva.

— Est-ce que vous allez encore avec cet homme ?… demanda la jeune fille effrayée.

— Oui, répondit Jean.

Sa taille s’était redressée, et une intrépide volonté brillait dans son œil.

— Jean ! petit Jean ! criait de loin le cabaretier Johann.

— J’ai ma tâche désormais, poursuivit le joueur d’orgue, en aidant la jeune fille à se relever. Adieu, Gertraud !… Je réparerai ma faute, ou vous ne me reverrez plus…

Il disparut entre les roches, après lui avoir jeté de loin un dernier baiser.

Jean était parti déjà depuis plusieurs minutes que Gertraud restait encore sur la plate-forme, immobile et pensive.

Depuis une demi-heure à peine, tant de choses s’étaient passées ! Tous ces événements, étroitement enchaînés, se mêlaient dans son cerveau trop plein. Malgré ce qu’il y avait d’heureux dans le dénoûment de son entrevue avec Jean Regnault, son cœur se serrait.

Elle était là, tout près du bord de la plate-forme où elle avait vu le pauvre joueur d’orgue se pencher en équilibre entre la vie et la mort. Elle était à la place même où se dressait naguère la Tête-du-Nègre, cette arme gigantesque à l’aide de laquelle Jean, frappé de folie, avait voulu commettre un assassinat.

Elle avait à se réjouir, puisque Franz et Jean vivaient ; mais elle avait à se désoler, puisque Jean était coupable.

Elle s’appuyait à l’une des grandes pierres qui faisaient autrefois comme une ceinture à la Tête-du-Nègre. Une larme perlait encore sous sa paupière demi-close, et son front rêveur s’inclinait sur sa main.

Au milieu de sa méditation triste, une douce pensée vint et mit un sourire à sa lèvre.

— Pauvres femmes ! murmura-t-elle ; depuis hier, elles cherchent en vain… je vais les rendre bien heureuses !

Elle songeait à Victoire et à la mère Regnault, qui, arrêtées en route par des recherches inutiles, n’étaient arrivées dans le pays que la veille.

La vieille femme s’était rendue tout de suite au château de Geldberg ; elle avait demandé son petit-fils Jean, mais personne n’avait voulu lui répondre.

Tout ce qu’elle avait récolté, c’étaient les railleries lâches d’une valetaille toujours prête à insulter le faible.

Gerlraud l’avait vue dans la soirée de la veille et lui avait rendu un peu de courage.

Ce qui mettait maintenant un sourire sur le visage abattu de la jolie fille, c’était l’idée de consoler la mère de Jean et d’aller lui porter l’espérance.

Madame Regnault habitait une des cabanes du village ; Gertraud, au lieu de redescendre vers la maison du paysan Gottlieb, qui était la demeure de son père et la sienne, remonta le sentier à pic et prit le chemin du village.

Au moment où elle longeait les bords de la perrière, entourée de broussailles, elle entendit sur sa droite une voix monotone et cassée qui chantait un air familier à ses oreilles.

C’était ce chant bizarre inventé par Geignolet, l’idiot, et auquel il adaptait les paroles improvisées de sa chanson.

Gertraud s’arrêta et s’approcha de la haie, dont elle écarta les branches épineuses.

L’idiot disait :

Le père Hans avait mis la petite boîte
Dans l’armoire ; tout en haut, tout en haut…

Puis, il s’interrompait pour rire avec fatigue comme un homme ivre.

Gertraud, intriguée et ne saisissant qu’imparfaitement le sens brisé de la chanson, parvint après bien des efforts à glisser son regard au travers de la haie.

Elle vit l’idiot assis par terre, de l’autre côté, auprès d’un tas de gros sous qu’il caressait d’une main amoureuse.

Son autre main tenait une bouteille dont le goulot disparaissait fréquemment dans sa large bouche.

Sa figure blême avait pris des teintes pourpres ; il était ivre.

Quand il cessait de boire, il revenait à ses gros sous et il chantait en balançant sa tête difforme :

La petite Gertraud m’en a donné,
J’en ai volé à la Galifarde ;
Mais j’en ai eu bien davantage
Avec le vieux Monsieur
Qui porte un faux toupet.
La bonne aventure, ô gué !

Il se coucha par terre à plat ventre et mit sa tête sur les sous.

Puis il se retourna pour boire encore.

Sa bouteille était vide ; il la lança dans la perrière avec indignation.

— J’ai soif ! grommela-t-il en rampant à quatre pattes, comme une bête fauve.

Il mit dans la poche de sa veste neuve une poignée de sous, et fit un trou en terre pour enfouir le surplus de son trésor.

Tandis qu’il travaillait, des paroles confuses tombaient de sa bouche, parmi lesquelles Gertraud distinguait souvent le nom de son père.

Quand il eut achevé sa besogne, il franchit la haie d’un seul bond, et Gertraud le vit courir vers le village, chancelant, tombant, se relevant et criant à tue-tête :

— Tant que j’en voudrai, j’aurai de l’eau-de-vie… Hue ! bourrique !