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Le Fils du diable/VII/1. La chambre de Zachœus

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Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 281-289).
Septième partie

CHAPITRE Ier.

LA CHAMBRE DE ZACHŒUS.

Dans cette même matinée, la majorité des associés s’était réunie dans une des chambres composant autrefois l’appartement de Zachœus Nesmer, l’intendant de Bluthaupt.

Cette chambre était située tout à fait à l’opposé de celle de Franz ; elle formait pour ainsi dire le pendant symétrique, séparée qu’elle en était par toute la longueur du château. Ses fenêtres donnaient l’une sur la cour d’entrée, l’autre sur la grande avenue de mélèzes qui descendait jusqu’à la traverse de Heidelberg.

Jadis, dans le bon temps de l’association, quand Mosès Geld, le prêteur de la Judengasse, et ses compagnons arrivaient, le soir, au schloss pour rendre visite à leur camarade Zachœus, la première lueur qui frappait leurs regards, en entrant dans l’avenue, partait de la fenêtre de cette chambre amie. L’intendant y faisait sa retraite favorite, et c’était là qu’avait eu lieu ce bon souper, si cordial et si joyeux, de la nuit de la Toussaint, en l’année 1824.

On avait bu entre ces vieilles murailles, on avait mangé de tout cœur, tandis que la comtesse Margarethe et le vieux Gunther agonisaient à l’autre bout du château.

C’était dans cette chambre que le doux Fabricius Van-Praët faisait sa demeure, depuis le commencement de la fête. — On l’avait choisie d’un commun accord, pour lieu de réunion, parce que, en l’absence de Mosès Geld, l’excellent Fabricius était maintenant le doyen d’âge des associés.

Un bon feu brûlait dans la vaste cheminée. — À l’un des coins du foyer, madame de Laurens, enveloppée dans une chaude douillette, mettait ses petits pieds sur la galerie de cuivre ciselé.

À l’autre coin, le bon Fabricius fourrait ses mains potelées dans les manches de sa robe de chambre, et digérait paisiblement son repas du matin.

En face du foyer, s’asseyaient le docteur Mira et le seigneur Yanos Georgyi.

José Mira était grave et austère comme de coutume ; mais il le cédait de beaucoup en ce moment à son voisin le Madgyar.

Le visage de celui-ci peignait une sorte d’apathie sombre ; sa joue, que le sang venait empourprer si souvent naguère, était pâle ; ses gros sourcils se fronçaient au-dessus de ses yeux éteints ; — il semblait souffrir.

Le jeune monsieur Abel de Geldberg et le chevalier de Reinhold manquaient à la réunion tous les deux ; — on attendait le chevalier, et le jeune Monsieur n’avait point été convoqué.

C’était assez l’habitude. — Depuis l’arrivée au château, la présence de Van-Praët et du Madgyar amenait souvent des discussions dans lesquelles le fils de Mosès Geld eût été de trop.

Il était bien l’un des chefs de la maison ; mais cet ostracisme ne pouvait point le blesser, parce que Victoria Queen, indisposée, réclamait ses soins affectueux.

En attendant la venue de Reinhold, on causait de choses et d’autres, et le valet Klaus desservait le déjeuner du Hollandais.

Il y avait déjà bien longtemps que Klaus était dans la maison ; c’était un homme de confiance, et l’on ne se gênait pas beaucoup devant lui.

Néanmoins, l’entretien languissait ; Mira était taciturne comme de coutume ; le Madgyar, absorbé dans une méditation lugubre, ne prononçait pas une parole.

Depuis le départ de France on ne l’avait pas vu s’égayer une seule fois ; à table, il buvait silencieusement, et trouvait une humeur plus sombre au fond de son verre. Entre les repas, il errait seul dans les bois, et s’enfonçait au plus profond des fourrés, si quelqu’un venait à croiser sa route, par hasard.

Chasses, bals, joutes, promenades brillantes, le laissaient toujours solitaire et morne.

La vue du château de Geldberg avait paru produire sur lui, dès l’abord, une impression sinistre. Reinhold, qui écoutait volontiers aux portes, prétendait l’avoir entendu parler seul, bien des fois, la nuit, dans sa chambre.

Sa voix était alors pleine de terreurs ; il prononçait le nom de Bluthaupt ; — il demandait pitié à Dieu…

Et il prononçait encore un autre nom, — un nom de femme : — c’était d’un accent plaintif et profondément désolé.

— Il s’est marié, disait Reinhold ; — il a été trompé comme le sont régulièrement tous ces grands gaillards à éperons et à moustaches… il n’y a que les hommes de taille moyenne pour fixer les femmes ! et il se frappe la poitrine comme un malheureux… et il croit que sa mésaventure est un châtiment direct de ses peccadilles d’autrefois…

Reinhold disait tout cela un peu au hasard, mais son hypothèse arrivait bien près de la réalité. — À part les souvenirs lugubres qu’éveillait en lui la vue de la demeure de Bluthaupt, Yanos était blessé au cœur.

Il avait mis tous ses espoirs dans l’amour d’une femme, et les quelques heures que le baron de Rodach avait passées à Londres avaient brisé d’un seul coup son bonheur.

Outre le remords, il n’y avait en lui qu’une seule pensée : la vengeance. — Il attendait le baron de Rodach.

Restaient, pour soutenir l’entretien, madame de Laurens et le bon Fabricius.

Mais Sara, ce matin, n’était pas d’humeur causeuse ; elle s’enfonçait paresseusement dans son fauteuil ; ses yeux, demi-clos, semblaient caresser une forme chère évoquée par sa rêverie ; — ses lèvres s’entr’ouvraient parfois pour sourire.

Son corps était là, faisant acte de présence, et son âme était ailleurs.

Par le fait, le digne Fabricius avait, lui tout seul, les charges de la conversation. — Et le fardeau n’était pas trop lourd pour un Hollandais si éloquent.

Il avait déjeuné ; il était en un de ces moments propices où l’on parle d’abondance, sans s’inquiéter trop de la disposition de l’auditoire.

Du reste, si ses associés ne l’écoutaient point, il avait du moins un auditeur attentif dans la personne de Klaus, qui prêtait l’oreille sans faire semblant de rien, et ne perdait pas une seule de ses paroles.

Klaus prolongeait sa besogne à plaisir.

Il desservait la table de cet air grave et lier que nous lui avons vu dans l’antichambre de Geldberg, lorsqu’il était revêtu du fameux habit noir.

Deux minutes auraient dû lui suffire à enlever la table où Van-Praët avait déjeuné seul, mais il travaillait déjà depuis un gros quart d’heure et il n’avait pas fini.

Personne n’avait remarqué jamais que Klaus fût un domestique curieux. — Sa lenteur n’excitait ni inquiétude ni surprise ; on n’y prenait point garde.

— C’est une chose extraordinaire, dit Van-Praët en chauffant ses pantoufles, — que la puissance des souvenirs !… Quand je m’éveille entre ces murailles connues et que je vois entrer le matin ce bon garçon de Klaus, je suis toujours tenté de lui demander des nouvelles de Zachœus. Klaus était déjà au château dans le temps… Vous vous souvenez bien de lui, docteur ?

— Oui, répondit Mira.

— Ah ! les bonnes soirées que nous avons passées ici ! reprit Fabricius ; — Nesmer n’était pas ce qu’on appelle un joyeux compagnon, mais il buvait comme une éponge, et il n’y paraissait pas… Ça fait toujours plaisir de voir un homme qui porte le vin comme il faut !… Ah ! ah ! docteur, vous ne buviez guère, vous, mais vous faisiez boire !… Je ne peux jamais penser sans rire à ce diable d’élixir de longue vie !…

La maigre figure du Portugais grimaça.

— Et mon laboratoire !… poursuivit Van-PraëL — Mes jambes se font roides et je n’ai pas encore eu le courage de monter les cent marches du donjon… Mais il faudra bien que j’aille revoir mon creuset et mes cornues !

— Je croyais que c’était déjà fait, murmura le Portugais. — Les paysans disent qu’ils ont vu de la lumière tout en haut de la Tour du Guet, ces dernières nuits…

— Vraiment ? s’écria le Hollandais. — On aura logé là, peut-être, quelque domestique…

— Je me suis informé… on n’y a logé personne.

Klaus tendait l’oreille et glissait vers le foyer des regards sournois.

Van-Praët se frotta les mains.

— Allons, dit-il, — cette histoire-là vous à une bonne odeur de maléfice !… qui sait si le diable n’a pas établi son domicile là-haut ?

Le Madgyar s’agita sur son fauteuil, et baissa les yeux en fronçant le sourcil davantage.

— Mais nous ne sommes pas réunis pour parler de ces sornettes, poursuivit Van-Praët. — Je m’étonne que Reinhold ne soit pas à son poste… c’était lui qui nous avait convoqués.

— Le motif de la convocation se devine, dit le docteur : — causer encore, causer toujours sur cet enfant qui glisse entre nos doigts comme une couleuvre !… Si l’on avait moins causé jusqu’à ce jour, peut-être aurait-on pu agir davantage.

— Parbleu ! répliqua Van-Praët, le petit bonhomme ne me gêne qu’indirectement, moi… mais je trouve que vous en parlez bien à votre aise, docteur ! Reinhold et notre chère Sara ont fait ce qu’ils ont pu.

Madame de Laurens releva sa tête pensive avec une certaine vivacité, en entendant prononcer son nom ; — Fabricius lui fit un petit signe amical.

— Qu’est-ce ?… demanda-t-elle.

— Nous parlons de ce jeune Franz, répondit le Hollandais, — et je dis, pour ma part, que je parierais volontiers un millier de florins de son côté… Nous l’appelons le Fils du Diable : je crois que ce nom-là lui porte bonheur, et que Monsieur son père s’occupe énormément de lui…

— Il a d’autres protecteurs que cela ! murmura madame de Laurens.

— Ah ! soupira le Hollandais, — si j’étais vaillant et fort comme notre brave ami le Madgyar, je ne laisserais pas ainsi l’association dans l’embarras !… Par le diable ! il y aurait longtemps que j’aurais cherché querelle au petit coquin, pour avoir un prétexte de l’envoyer en l’autre monde !

Cette sortie était si peu d’accord avec les mœurs habituelles du doux Fabricius, que Mira et Petite le regardèrent en même temps.

Il se prit à cligner de l’œil d’un air d’intelligence ; — son but évident était d’échauffer le Madgyar.

Mais celui-ci semblait ne point entendre, il demeurait immobile et plongé toujours dans ses noires pensées.

Le Hollandais haussa les épaules avec dépit.

— Quelqu’un de vous, demanda tout à coup madame de Laurens, a-t-il connaissance de l’arrivée de M. le baron de Rodach dans le pays ?…

Klaus, qui pliait la nappe avec une lenteur calculée, eut un tressaillement.

Van-Praët et Mira ouvrirent de grands yeux étonnés.

— Le baron de Rodach !… prononcèrent-ils tous les trois à la fois.

— Y pensez-vous, chère belle ? ajouta Fabricius ; — hier même la maison a reçu de l’argent et une lettre du baron datée de Paris.

— Qu’importe ? dit Sara.

— Il me semble…

— Les tours de force ne lui coûtent rien !… Avez-vous oublié cette étrange fantasmagorie qui est restée pour nous inexplicable ?…

— Paris, Londres, Amsterdam !… prononça d’une voix creuse le Madgyar, qui regardait toujours Sara en face.

— Si je ne m’étais pas assuré par moi-même, en passant à Francfort, murmura le docteur, de la présence des trois bâtards…

— Mais, vous vous en êtes assuré, interrompit Petite, vous, Reinhold, et moi… Il est moins difficile d’être à la fois à Paris et à Geldberg qu’en même temps à Londres, à Amsterdam et à Paris.

Yanos fit un signe de tête affirmatif et crédule.

— En bonne logique, dit Fabricius dont la sérénité se troublait pourtant un peu, on ne conclut jamais d’un miracle à un autre.

— Mais qui vous fait croire ?… commença le docteur en s’adressant à Sara.

Madame de Laurens avait perdu cet air de rêverie heureuse qui faisait sourire ses traits naguère. Son joli visage, dépouillant pour un instant sa grâce exquise, revêtait une apparence froide et ferme ; sa voix elle-même, se transformant soudain, prenait ces inflexions sèches et cette précision rapide qui faisaient d’elle, au besoin, un excellent avocat.

— Mon opinion, dit-elle en interrompant le docteur, est que M. le baron de Rodach nous a suivis à Geldberg, et qu’il n’a pas quitté les environs du château depuis notre arrivée.

— Mais quel intérêt ?… voulut dire encore José Mira.

Petite hésita durant un instant.

— J’ai balancé longtemps, répliqua Petite, et cette question que vous m’adressez, docteur, je me la suis faite moi-même bien des fois… Je n’y puis pas répondre, aujourd’hui, plus qu’hier… Il y a entre nous et ce jeune Franz un mystérieux bouclier, contre lequel viennent se briser tous nos efforts.

— Ne peut-on mettre sur le compte du hasard ?… voulut dire Van-Praët.

— Si fait, interrompit Petite ; le hasard joue son rôle dans tout, et ce jeune Franz a du bonheur, je le sais… Mais le hasard est pour tout le monde, et s’il avait seul présidé à la lutte, sur tant de parties jouées, nous aurions bien une partie gagnée… Écoutez ! s’il ne fallait qu’une preuve de l’intervention d’un protecteur puissant dans la lutte engagée, je vous citerais l’étrange spectacle auquel nous avons tous assisté, le soir du feu d’artifice… Est-ce le hasard, pensez-vous, qui a détourné le mortier pointé par des mains exercées ?… est-ce le hasard qui a produit cette apparition inattendue des trois Hommes Rouges ?

Van-Praët et Mira ne trouvaient point de réponse ; le Madgyar écoutait de toutes ses oreilles.

Klaus cherchait autour de lui quelque chose à ranger, un moyen quelconque de prolonger son séjour dans la chambre.

— Souvenez-vous, reprit Sara ; le coup d’épée donné à Verdier dans le bois de Boulogne coïncida parfaitement avec l’arrivée du baron à Paris… Ce duel eut lieu le matin du lundi-gras, et ce fut le lundi-gras vers midi que M. de Rodach se présenta pour la première fois à l’hôtel de Geldberg.

— C’est vrai, dit le docteur ; mais encore faudrait-il d’autres preuves… cet homme nous a servis si puissamment !…

— Nous autres femmes, répliqua Petite, nous ne classons pas les preuves de la même façon que vous… celles que vous méprisez, nous les mettons souvent au premier rang… et souvent encore, nous mettons avant toutes preuves ces inspirations soudaines, ces secrets pressentiments que vous vous faites un mérite de repousser avec dédain… Je n’ai rien pour vous convaincre… seulement, lorsque mes souvenirs me reportent à certaine entrevue qui eut lieu à Paris entre moi et M. le baron de Rodach, je me rappelle plusieurs circonstances qui ne me frappèrent point alors… nous parlâmes de Franz et nous parlâmes de Verdier.

— Comment cela peut-il se faire ? demanda le docteur avec soupçon.

— Cela se fit… et je me souviens que cet homme avait en lui quelque chose qui me donnait instinctivement de la frayeur… Il me promit de se battre contre Franz… Eh bien ! c’est cette promesse même et la manière dont elle fut faite qui fondent en grande partie ma certitude… N’y a-t-il pas d’ailleurs un fait certain : il nous a tous trompés, vous, docteur, vous, meinherr Van-Praët ; vous, seigneur Yanos !…

Le Madgyar baissa les yeux comme si une lumière trop vive les eût choqués tout à coup ; sa poitrine rendit une plainte rauque.

— Et le chevalier de Reinhold, reprit Sara, et mon frère Abel et moi !

Sa prunelle était un éclair de courroux.

— En sommes-nous à nous demander encore, s’écria-t-elle, si cet homme est notre ennemi ?

— Il espère être notre associé, dit le docteur.

— Notre héritier plutôt, répliqua Sara vivement. Il nous soutient pour que la succession soit meilleure… Écoutez, il se passe d’étranges choses dans ce pays… des bruits courent parmi les tenanciers de Bluthaupt ; et ces bruits, qui nous menacent de mort tous tant que nous sommes, ne sont pas sortis de terre… on les a fait naître.

— Qui les a fait naître ?

— Le chevalier sait ces choses aussi bien que moi… N’était-ce pas vous, don José Mira, qui disiez tout à l’heure que les paysans prétendent avoir vu de la lumière au haut du donjon nommé la Tour-du-Guet !

— C’était moi, répondit le docteur.

— Eh bien, vous qui êtes versé dans la connaissance de ces vieilles et absurdes traditions qui courent sur les anciens maîtres du château, vous ne pouvez ignorer la plus vieille et la plus absurde de toutes… cette lueur, c’est l’âme de Bluthaupt !