Le Fils du diable/VII/2. Conciliabule

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Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 290-297).
Septième partie

CHAPITRE II.

CONCILIABULE.

À ce mot : « l’âme de Bluthaupt, » le valet Klaus laissa échapper encore un mouvement.

Yanos écoutait, l’oreille tendue et la bouche ouverte.

— Je me souviens, murmura Van-Praët ; on disait cela de mon temps.

— On le dit encore, poursuivit Petite ; et je ne vous ai pas appris ce qui est plus grave peut-être… on a vu dans les bois et dans le village des gens de Paris.

— Ah !… fit le docteur.

— Des gens du Temple ! reprit madame de Laurens ; de ces Allemands émigrés qui avaient quitté le Wurzbourg autrefois, pour ne point servir les meurtriers de Bluthaupt !

Par un mouvement instinctif, Mira, Van-Praët et le Madgyar lui-même tournèrent la tête, pour voir s’il n’y avait personne à portée d’entendre.

Klaus venait de quitter la chambre.

Aucun des associés ne remarqua que la porte restait légèrement entre-baillée.

— Ces gens de Paris, poursuivit madame de Laurens, d’après le dire de Johann, sont tous dévoués corps et âme à la mémoire de leurs anciens seigneurs… et je crois, moi, que le baron, changeant de partie, s’est ligué avec ce jeune Franz pour partager nos dépouilles après la victoire.

Van-Praët tira ses mains des manches de sa robe de chambre ; le docteur eut recours à sa tabatière d’or.

Le Madgyar était redevenu impassible en apparence.

— Mais alors, dit Mira, le jeune homme saurait son origine ?

— Je le crains, répliqua Petite.

— Et nous n’avons pas pu !… soupira Van-Praët.

— Nous essaierons encore, répondit madame de Laurens, dont l’œil avait des rayons intrépides ; si j’étais homme, nous n’essaierions qu’une fois !

Van-Praët prit la main du Madgyar.

— Yanos, mon brave camarade, murmura-t-il, vous entendez tout cela !… Songez que vous êtes aussi menacé que nous !

Yanos releva la tête et regarda de nouveau madame de Laurens.

— Mais j’attends, moi, dit-il en contenant sa voix qui voulait éclater ; je suis prêt… j’attends qu’on me dise où est cet homme !

— Bravo, Yanos ! dit le Hollandais, je vous reconnais là, mon vaillant ami !…

— Vous demandez où il est, reprit Sara ; mais vous vous trouvez côte à côte avec lui tous les jours… l’autre soir, vous n’étiez séparé de lui, à table, que par ma jeune sœur, Lia.

Les traits d’Yanos, qui tout à l’heure rayonnaient de farouche fierté, vinrent à exprimer la répugnance et le dédain.

— Vous me parlez encore de cet enfant ?… murmura-t-il.

— Et de qui donc parlerais-je ?

— Moi, je songeais à un autre.

Yanos croisa ses bras sur sa poitrine, et garda le silence un instant. Son visage mâle et régulier avait en ce moment un reflet inusité de pensée ; il semblait dominé par d’entraînants souvenirs.

— J’ai tué, dit-il enfin, tandis qu’un sombre orgueil brillait dans son regard ; je ne m’en repens pas !… Mais demandez à Fabricius Van-Praët, Madame, et demandez à José Mira, si celui que j’ai tué n’était pas capable de se défendre !… C’était un homme dans toute la force de l’âge, un homme robuste, brave comme un lion, et l’Allemagne entière connaissait son adresse à manier l’épée.

» On vous a dit peut-être, Madame, que nous étions six, cette nuit-là, dans la chambre du comte Ulrich de Bluthaupt… on vous a menti !… Derrière moi, il y avait cinq bras paralysés par l’épouvante… Demandez à José Mira et demandez à Fabricius Van-Praët… ils étaient là tous les deux, mais ils tremblaient ! »

Ni le docteur ni le Hollandais ne jugèrent à propos de protester.

— Seul à seul, poursuivit le Madgyar ; un contre un !… une forte épée vis-à-vis de mon sabre… C’est comme cela que j’assassine, moi, Madame ; mais je ne tue pas les enfants !

Van-Praët et Mira échangèrent un coup d’œil sournois, qui était la condamnation de cette doctrine romantique en fait de meurtre.

Sara contemplait le Madgyar en femme qui s’y connaît ; il y avait, autour de la tête d’Yanos Georgyi, comme une auréole de sauvage grandeur.

— Seigneur Georgyi, dit-elle après un court silence, ce n’est pas d’aujourd’hui que je connais votre intrépidité… J’ai entendu bien souvent parler de vous, et pour mettre en doute votre bravoure, il faudrait que je ne fusse point la fille de mon père.

La figure d’Yanos s’éclaira et le rouge lui monta au front, tant il était sensible à cette flatterie de femme…

— Vous ne voulez pas combattre plus faible que vous, reprit Petite ; c’est pousser peut-être un peu loin la générosité… mais à cela ne tienne !… d’autres pourront se charger de Franz… le baron de Rodach est aussi notre ennemi.

Yanos se leva et repoussa son fauteuil en arrière.

— Pour celui-là, dit-il, tandis que la pâleur revenait à sa joue, ce ne sera jamais trop tôt… Pouvez-vous me dire où il se cache !

— J’espère le pouvoir, répliqua Petite.

— Un instant ! s’écria Van-Praët, il ne faut pas aller à l’aveugle… cet homme a contre nous d’autres armes que son épée.

— La cassette ! murmura le docteur.

Le Madgyar haussa les épaules ; Sara fit elle-même un geste d’impatience.

— Aucun de nous n’y peut rien, Madame, dit le docteur, répondant à ce geste ; vous le savez, la cassette est déposée en mains sûres à Paris… elle contient de quoi nous perdre !

— De quoi vous perdre, vous ?… répliqua Sara.

— Chère belle, dit Van-Praët, doucement, nous et votre respectable père, Moïse de Geldberg…

Sara baissa la tête et ses sourcils se froncèrent.

— Que m’importe tout cela ! s’écria le Madgyar en frappant son pied contre la terre ; ce Rodach m’a insulté… il a fait de moi un misérable !… Quand même cette cassette contiendrait une sentence de mort…

— Il y a bien quelque chose comme cela, brave Yanos, interrompit la voix flûtée du chevalier de Reinhold, qui se fit entendre du côté de la porte ; mais ne vous désolez pas trop… votre sentence de mort comme la nôtre est désormais en bonnes mains.

Tout le monde se retourna ; on vit entrer monsieur le chevalier de Reinhold, dont la figure plâtrée triomphait au plus haut degré.

Il portait un paquet assez volumineux sous les revers de son paletot blanc.

Monsieur le chevalier de Reinhold était d’humeur ravissante. En passant par l’antichambre où Klaus s’obstinait à ranger une foule de choses qui étaient parfaitement à leur place, il avait pincé, ma foi, l’oreille du grave Allemand, comme font les professeurs aux espiègles de collège.

Mais il ne s’était point arrêté, parce qu’il avait entendu de l’autre côté de la porte la voix de son terrible ami le Madgyar.

Ce dernier et meinherr Van-Pract, depuis leur arrivée au château, faisaient contre fortune bon cœur, et ne parlaient plus des énormes créances qu’ils avaient sur la maison de Geldberg.

Cette question était réservée jusqu’à la fin de la fête, et cédait la place à une affaire plus pressante, qui regardait le jeune Franz. De celle-là le seigneur Yanos ne voulait point s’occuper ; cependant, les mesures prises par la maison de Geldberg avaient si admirablement réussi ; son crédit, ébranlé, se rétablissait sur des bases si larges, que le seigneur Yanos ne concevait plus guère de craintes au sujet du payement de ses lettres de change : il avait vraiment bien autre chose en tête.

Mais, tout en donnant trêve à la maison de Geldberg, il gardait une rancune dédaigneuse au malheureux chevalier de Reinhold.

À part la soustraction des lettres de change, Yanos, on s’en souvient, avait subi un outrage personne). : c’était avec l’aide de sa propre femme que le baron de Rodach était parvenu à le tromper.

Yanos aimait cette femme avec passion. Il considérait le chevalier de Reinhold comme l’auteur indirect de sa honte.

Dieu sait que le pauvre chevalier avait tenté tous les moyens de fléchir cette rancune. Il n’y avait point de caresse qu’il n’eût essayée, point de flatteries timides qu’il n’eût mises en usage ; rien n’y faisait ; le Madgyar restait froid, dédaigneux, hostile.

Et Reinhold sentait, qu’au moindre cas de guerre, il aurait à supporter le poids de ce courroux à grand’peine contenu.

Il redoublait d’efforts : la peur lui avait donné de l’esprit et des ressources.

Et comme dans son opinion, rien n’était plus dangereux que l’apparence de la crainte, il gardait de son mieux cet air de suffisance éventée que nous lui connaissons.

Sa conduite changeait, du reste, comme tournent les girouettes, au moindre souffle de vent : tantôt il descendait aux complaisances les plus exagérées, il était obséquieux, servile, rampant ; d’autres fois, il essayait le rôle de bouffon, il tâchait d’amuser et de plaire ; d’autres fois encore, singeant l’homme indispensable, il travaillait à faire croire que son génie seul avait sauvé la maison.

Enfin, à de longs intervalles, la velléité de regimber lui venait ; il prenait la prétention de se draper dans sa double qualité de gentilhomme et de chef de maison d’une banque millionnaire. C’était alors une curieuse lutte entre ses prétentions et sa peur ; il recevait des rebuffades d’un visage hautain et se redressait devant le mépris avec cette fierté poltronne des gens qui lèvent le front en baissant les yeux.

Mais ce matin, il n’était nullement embarrassé de son maintien ; la joie le débordait, et toute sa personne exprimait la plus complète satisfaction.

Il entra ; la porte, qu’il ne se donna pas le soin de refermer, resta entr’ouverte derrière lui.

Il s’arrêta un instant auprès du seuil.

— Mille excuses pour mon retard, belle dame et chers messieurs, dit-il, j’espère que vous me pardonnerez, car je n’ai pas absolument perdu mon temps.

— Que parliez-vous du contenu de la cassette ? demandèrent à la fois Van-Praët et Mira.

— J’ai parlé du contenu de la cassette ?… prononça négligemment le chevalier, ma foi ! c’est bien possible.

— Sauriez-vous ?… commença madame de Laurens.

— Belle dame, interrompit Reinhold, un instant de répit, je vous prie !… si vous saviez tout ce que j’ai fait ce matin, vous auriez pitié de moi !…

Il tira de sa poche un mouchoir de batiste pour s’éventer avec toute la grâce nonchalante d’une jolie femme.

— Mais vous disiez ?… insista Van-Praët.

— Mon excellent ami, je vous demande grâce !… je disais que le brave Yanos peut se battre désormais en toute sûreté de conscience avec ce triple coquin de Rodach.

Il se sourit à lui-même et ajouta complaisamment : Je pense que triple est le mot…

Il se détermina enfin à traverser la chambre d’un pas de danseur et 8’approcha du foyer.

— Par grâce. Monsieur, dit Sara, expliquez-vous !

Le Madgyar avait dressé l’oreille et interrogeait Reinhold d’un œil avide.

— Pas avant de vous avoir présenté mes hommages, belle dame, répliqua ce dernier en dessinant un merveilleux salut ; veuillez me donner des nouvelles de votre chère santé ?

Sara fronça le sourcil avec impatience, le sourire de Reinhold n’en devint que plus joyeux.

— Bonjour, meinherr Van-Praët, reprit-il ; comment vous portez-vous, seigneur Georgyi ?… cela va bien, docteur ?

Il inséra l’index et le pouce dans la boîte d’or ouverte de Mira et fit mine de prendre une prise de tabac, afin d’avoir occasion de secouer ensuite son jabot, avec l’impertinence traditionnelle des acteurs qui représentent les gens de cour.

Il avança un fauteuil entre Petite et le docteur.

Tous les yeux étaient fixés sur lui et il jouissait au plus haut degré de cette attention excitée. Cela flattait l’enfantillage qui entrait dans sa nature à si forte dose.

Les associés, qui le connaissaient sur le bout du doigt, se taisaient ; ils savaient que le plus sûr moyen de le faire parler était de ne point l’interroger.

— Ma foi, dit-il, mes bons amis, je crois avoir fait ce matin une excellente besogne… c’est-à-dire, je ne crois pas ; je suis sûr !

Il fit le geste de s’asseoir, puis il se ravisa brusquement ; une idée venait de traverser sa cervelle.

Il voûta son dos, il ramena ses épaules en avant et se prit à marcher dans la chambre en faisant des contorsions bizarres.

Tout en marchant, il fredonnait d’une voix assourdie :

Le père Hans a mis la petite boîte,
Tout en haut de l’armoire, tout en haut…

Les associés se regardèrent.

— Que signifie cela ? murmura madame de Laurens.

— Il est fou ! dit Van-Praët.

Le chevalier éclata de rire.

— Hue ! bourrique !… s’écria-t-il.

— Par le ciel ! gronda le Madgyar, cet homme voudrait-il se moquer de nous ?

L’étrange gaieté du chevalier tomba comme par enchantement.

— Je vois bien, belle dame, dit-il en évitant les regards courroucés d’Yanos, que vous n’êtes pas en humeur de plaisanter…

Ce disant, il prit définitivement place entre Mira et madame de Laurens.

— Soit, poursuivit-il, ne plaisantons plus !… aussi bien il s’agit d’une chose très-sérieuse… mais vous me pardonnerez un accès d’innocente gaieté quand vous saurez mon histoire… ma parole d’honneur ! voyez-vous, c’est fantastique et ces choses-là n’arrivent qu’à moi.

— Nous vous pardonnons, repartit Sara, si vous ne nous faites pas attendre davantage.

— Belle dame, je suis à vos ordres… Figurez-vous que j’étais sorti ce matin… pour aller prendre langue avec Johann et gourmander un peu nos gens ; car la situation se prolonge d’une façon déplorable, et si nous laissons le petit drôle retourner à Paris, Dieu sait quand nous le rattraperons !

— Mon bon ami, interrompit Van-Praët, nous savons cela aussi bien que vous… après ?

— Patience !… Johann avait pris la clef des champs ainsi que Mâlou et Pitois, qui sont deux bavards, parlant beaucoup et agissant peu… Il n’y avait là que ce pauvre diable de Fritz qui était en train de s’enivrer… je l’ai laissé avec sa bouteille d’eau-de-vie et je suis descendu vers le village, pensant trouver quelqu’un de nos hommes en chemin.

» Comme j’arrivais à moitié route, j’aperçus, au travers du brouillard, à une vingtaine de pas devant moi, sur le bord de la perrière, un être d’aspect si étrange que je refusai de croire au témoignage de mes yeux.

» C’était un enfant de douze à treize ans, vêtu à la mode des ouvriers de Paris ; tout à l’heure, j’ai essayé d’imiter devant vous sa démarche gauche et dégingandée.

» Je l’entendais murmurer de loin ce monotone refrain que je répétais naguère :

» Le père Hans a mis la petite boîte, etc. »

— Je ne devine pas, interrompit le docteur, ce que tout cela peut avoir d’intéressant pour nous, monsieur le chevalier.

Reinhold mit une nouvelle dose de satisfaction dans son sourire.

— Vous allez voir ! répliqua-t-il.