Le Fire-Fly (Pont-Jest)/III

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CHAPITRE III


Ascension de l’Hamaled. — Le pied du Dieu. — Sonda-Bohadoor. — Les chasses de sir John. — Un gros homme et un petit éléphant.

Le plus facile seulement de l’ascension était fait ; le lendemain matin, nous fûmes effrayés du chemin qui nous restait à parcourir.

À partir de l’endroit où nous nous trouvions, la montagne se dresse en forme de pain de sucre et ressemble beaucoup au pic de Ténériffe. Elle ne présente plus à l’œil que des flancs nus, arides, sans végétation et d’une pente si rapide qu’il paraît impossible, au premier abord, qu’une créature humaine puisse jamais en atteindre le sommet. Les animaux des forêts eux-mêmes ne doivent pas dépasser les derniers arbres, les aigles et les vautours seuls sont les maîtres de ces hauteurs désolées.

Les renseignements et les indications du vieil Hindou nous devenaient vraiment indispensables. Le vieillard, pendant toute cette première partie de notre ascension, ne s’était pas une seule fois plaint de la fatigue. Rempli de respect pour le pèlerinage qu’il faisait à l’empreinte sacrée, il ne sentait ni la chaleur, ni le froid. Il supportait patiemment la faim et la soif, marchant droit devant lui malgré le poids des années, n’éprouvant ni crainte lorsqu’un danger se présentait, ni plaisir lorsque le moment du repos était venu.

Les instants que nous donnions au sommeil, il les employait, lui, à la prière. C’était un touchant spectacle, que le sceptique anglais lui même ne pouvait s’empêcher d’admirer, que ce triomphe de la volonté sur la matière dans ce vieux corps brisé, que cette énergie et cette force puisées dans la foi. Durant nos haltes, il nous avait appris qu’il appartenait à cette secte pure des bouddhistes, qui éloigne avec le plus grand soin les coutumes brahmaniques que certains prêtres de Bouddah admettent aujourd’hui dans leurs cérémonies religieuses, et il nous avait donné sur les moeurs indiennes les plus curieux détails.

Nous l’interrogeâmes sur le chemin que nous suivions, et nous le trouvâmes si calme, si sur de son fait, que nous reprîmes courage. Après quelques heures de repos, profitant d’un beau clair de lune, nous continuâmes notre ascension, en calculant notre temps de façon à arriver sur le sommet de la montagne avant le lever du soleil.

Nous primes par le flanc ouest, où, bientôt, nous rencontrâmes les vestiges d’un gigantesque escalier qui, suivant la tradition, commençait jadis au pied de l’Hamaled pour ne s’arrêter qu’à son sommet.

Malheureusement pour le bouddhiste, que nous fûmes souvent obligés de hisser après l’avoir élingué comme un colis, les marches disparaissaient souvent.

Les places où elles étaient en bon état nous les montraient creusées dans un schiste ardoise, fort dur et rougeâtre, et dans des roches primitives dont les blocs, en se détachant, avaient détruit en grande partie ce travail prodigieux. Là où ces marches manquaient, elles étaient remplacées par des chaînes de fer et par des cordes dont il fallait s’aider pour se rendre d’une plate-forme sur une autre. L’ascension rentrait alors dans les exercices ordinaires de notre métier. Canon et moi nous nous en tirâmes donc à notre honneur. Laissant sur les plateaux inférieurs ceux de nos hommes auxquels le courage manquait, nous eûmes bientôt escaladé les dernières roches.

Notre ascension avait duré plus de sept heures, depuis notre départ des limites de la forêt.

Je n’ose essayer de vous dépeindre l’impression profonde d’admiration qui s’empara de moi quand, ayant gravi les dernières roches et ayant fait quelques pas sur le plateau supérieur, je me retournai pour jeter les yeux sur les horizons qui s’étendaient devant ma vue.

L’aurore commençait son œuvre de résurrection en déchirant de ses doigts roses les pudiques voiles de vapeur étendus sur les vallées. Au-dessus de moi, rien que l’immense voûte du ciel avec des teintes sombres et des étoiles d’argent à l’Ouest, avec des nuages de pourpre et d’or au Levant, Autour de moi, l’espace incommensurable où se dessinaient, sur les premiers plans, les montagnes les plus élevées de l’île, au-dessus desquelles se dresse le pic de Pedrotallagalla, semblable à un géant veillant sur les trésors enfouis dans le sein de la vallée des Rubis. À mes pieds, à demi-cachés encore sous les ombres des montagnes, s’étendaient des bois, des jungles, des forêts vierges, des ravins sans nombre, puis des plaines luxuriantes de végétation et de richesse. On dirait alors, élevé que l’on est à de semblables hauteurs, qu’on est au-dessus des choses humaines et qu’on s’est rapproché de Dieu. On comprend toute la profondeur de la parole des Écritures : « Il alla prier sur la montagne. » — On reste anéanti, brisé, haletant, jusqu’à ce que le premier rayon de soleil vienne dire à toute cette nature endormie : — Réveillez-vous !

Comme un changement à vue s’opère !

Les sommets des montagnes, ainsi que des îles flottantes et enchantées, sortent doucement du sein de la mer brumeuse et sans bornes de l’atmosphère. Aussi loin que les regards peuvent atteindre, vallées, plaines et forêts apparaissent et se déroulent à vos pieds. Tout se transforme, tout renaît, tout s’éveille ! La brise elle-même, qui s’était endormie avant les premières lueurs de l’aurore, fait entendre ses murmures. Les cimes des géants des forêts frémissent sous ses premiers baisers. Le milan prend son vol, l’oiseau gazouille dans le feuillage, la gazelle et le léopard bondissent dans les jungles, la nature entière secoue sa torpeur. Puis, le soleil sort enfin de la mer et toutes les harmonies de la nature le saluent. Le bulbe entonne sa joyeuse chanson que la perdrix couvre de sa voix sonore, le paon offre aux premiers rayons la splendeur éblouissante de son plumage, l’aigle plane dans l’air. Il semble qu’on entend la voix de Dieu dire à tous ces mondes naguère dans les ténèbres : « Fiat lux ! »

Du sommet, duquel ma vue s’étendait sur ce panorama féerique et enchanteur, je pouvais suivre au loin, dans le nord, dans un horizon immense, le ruban argenté que déroule le Mohaville que nous avions remonté pour venir jusqu’à Candy. Je pouvais de nouveau le parcourir à travers les forêts, et la vieille ville des Singes[1] m’apparaissait avec les ruines de ses édifices bizarres comme une cité de la fable, comme un fantastique tableau du passé.

Quant au prêtre, il n’avait pas perdu un instant. Nous l’aperçûmes accroupi sur le bord du petit lac qui occupe le milieu du plateau, faisant ses ablutions, marmottant des versets en pâli, se mettant enfin en état de grâce pour paraître devant Bouddah. Nous, chrétiens auxquels ces préparatifs ne semblaient pas nécessaires, nous dirigeant directement vers la pagode, nous entrâmes sous une misérable construction, faite de quelques roches et de quelques poutres, et ne se composant guère que d’une toiture à demi-détruite par le temps et par les ouragans. Nous étions enfin en présence de cet objet si curieux de la vénération des Bouddhistes, nous avions devant nous l’empreinte sacrée que le Dieu laissa sur la terre, lorsque de son pied il frappa le sol pour s’élever vers Brahma.

En effet, dans une grande pierre noire horizontalement placée, mais inclinée un peu vers l’Orient, je vis une empreinte profonde affectant assez bien la forme d’un pied gigantesque, dont la grandeur, en suivant les lois générales des proportions humaines, permet d’accorder à Bouddah une taille de plus de dix mètres, ce qui me semble raisonnable, même pour un Dieu. La place des doigts surtout est parfaitement indiquée. On dirait, si l’on se laissait entraîner par la foi bouddhique, que le Dieu, en quittant la terre, a voulu prendre vigoureusement son élan vers le ciel.

Les dévotions du Boudhiste menaçaient de se prolonger indéfiniment, et la chaleur du soleil, des rayons obliques duquel la pagode ne nous abritait que trop peu, devenait intolérable. Nous que la foi ne soutenait pas, nous songions à fuir promptement la cime de l’Hamaled. Ce ne fut pas sans peine que nous arrachâmes à ses prières l’Hindou, qui ne se décida à nous suivre qu’après avoir recommencé ses ablutions.

Nous ne devions pas éprouver dans la descente moins de difficultés que dans l’ascension, au contraire ! Parcourant forcément des yeux, avant que de nous y engager, le chemin périlleux qu’il nous fallait suivre, nous avions en même temps alors à lutter contre les obstacles et contre la frayeur. La nuit ne nous cachant plus les gouffres que nous devions traverser, le danger nous apparaissait dans toute son effrayante vérité. Cependant, le soir même, avant le coucher du soleil, et sans accident, nous rejoignîmes nos hommes à la lisière des bois.

Le lendemain, au point du jour, nous nous remîmes en marche. Bientôt nous laissâmes derrière nous la forêt pour rentrer dans les plaines qu’il nous fallait traverser pour gagner Candy. Nous nous dirigions en droite ligne vers Ambégi, où nous devions prendre la route de Baghi qui nous conduirait alors directement vers notre but.

Nous abandonnions, sans les visiter, Palabaloulo et Ghilemilli.

La pagode du premier de ces villages était jadis aussi un lieu de pèlerinage, et savez-vous ce qu’elle renfermait, chers lecteurs ? Une dent de singe, pas autre chose ! Mais il est vrai que cette incisive n’était rien moins qu’un débris de la mâchoire de ce fameux général de Rama, Hanouman, dont le Ramayana raconte les exploits.

— Lors de l’occupation des Portugais, nous dit le prêtre, que nous interrogeâmes sur cette fable, la dent fut enlevée et transportée à Goa, et les autorités de Ceylan n’offrirent pas moins de 700,000 ducats au vice-roi, qui avait bien envie de la rendre, mais l’inquisition la fit brûler. Les Chingulais brahmanistes n’ont jamais pardonné aux étrangers ce sacrilège.

Nous fîmes encore quelques milles en compagnie de notre guide, dont nous avions obtenu tout ce que nous désirions en obtenir, et nous allions le quitter en prenant à l’ouest pour rejoindre la route de Candy lorsqu’il s’aperçut de notre dessein.

Sahib[2], dit-il, en s’adressant à sir John et en l’arrêtant par le bras, ne prenez pas de ce côté, ne vous enfoncez pas dans les jungles ; revenez plutôt sur vos pas, et quittez la vallée en suivant les rives de la Newerlia.

— Mais pourquoi ? demanda mon compagnon. Voilà là-bas, à deux portées de fusil, les cimes touffues d’un bosquet de cocotiers, c’est toujours l’indice certain de l’existence d’un village, ou tout au moins d’une habitation. Nous trouverons bien là-bas des vivres, je meurs de faim !

— Pourquoi ? reprit le prêtre, parce que Brahma a laissé tomber tout le poids de sa colère sur le malheureux village qui, il y a quelques mois à peine, existait encore sous ces ombrages. L’épidémie a tout moissonné, les huttes sont détruites, les oiseaux et les insectes ont ravagé les rizières. Vous ne rencontrerez plus que des léopards et des serpents, là où vous croyez aller chercher la vie.

— Diable ! murmura Canon, des léopards, c’est parfait, mais des serpents ! — Et pas une ferme, pas une habitation aux environs ?

— Pardonnez-moi, interrompit notre matelot de Trinquemale, qui, comprenant la cause de notre embarras, s’était rapproché de nous. En suivant le cours de la rivière pendant un mille à peu près, nous allons trouver la plantation de Sonda Bohadoor qui recevra volontiers les étrangers.

— Le khulasee[3] a raison, reprit le prêtre en s’adressant à nous, car il ne pouvait répondre à un paria.

— Hurrah ! alors, pour la maison de Sonda Bohadoor, s’écria joyeusement Canon, et en route !

— Moi, je vous quitte ici, nous dit le vieil Hindou lorsqu’il nous vit prêts à continuer notre chemin ; à deux milles, je vais rejoindre la route de Bintame. Allez, et que Brahma vous protège !

Nous laissâmes tomber quelques roupies dans la main décharnée du vieillard qui, ma foi, voulait les refuser ; nous le remerciâmes en lui souhaitant, au nom de Bouddah, tous les bonheurs et toutes les joies, et, sifflant nos chiens, qui tiraient la langue plus encore que leurs maîtres, nous nous remîmes bravement en marche vers l’habitation annoncée par notre nouveau guide.

Une heure après notre séparation, nous faisions notre entrée chez Sonda Bohadoor. L’Indien auquel nous devions d’être venus vers cette habitation nous ayant précédés, nous trouvâmes, sur le seuil de la maison, l’intendant chargé par le maître de nous recevoir.

C’était un bon gros homme tout habillé de blanc et d’une physionomie pleine de finesse et de bonté. S’adressant à sir John, il lui exprima tout le plaisir qu’avait son maître à nous ouvrir sa maison, et, son petit speech terminé, il nous précéda dans l’appartement qui nous était destiné ; appartement qu’avec un sentiment de joie bien naturelle, grâce à la façon dont nous vivions depuis douze jours, j’aperçus meublé à l’européenne. Mon ami ne me sembla pas non plus insensible à cette découverte ; je vis s’épanouir sur ses bonnes grosses lèvres un sourire de satisfaction.

Rien n’y manquait. Deux grands lits garnis de moustiquaires occupaient presque le tiers d’une vaste chambre qui était nôtre et qui, située au rez-de-chaussée, pour une assez bonne raison, c’est que la maison n’avait pas d’étage, donnait sur une cour plantée de mimosas. Les fenêtres fermées de fleurs grimpantes, ne laissaient pénétrer à l’intérieur qu’un demi-jour et un air frais et agréable, et des nattes fines comme des étoffes tapissaient le sol et les murailles. Je ne pus retenir un soupir de bonheur en me laissant tomber dans un grand fauteuil en rotins qui me tendait les bras.

Nos hommes déposèrent nos bagages dans une petite salle voisine, et nous songeâmes à réparer un peu le désordre de nos toilettes.

L’intendant, ou plutôt le khansaman, pour me servir de l’expression indienne, nous avait avertis, en nous quittant, que son maître nous recevrait dès que nous le voudrions.

Notre garde-robe n’étant pas assez complète pour que nous pussions être bien longs dans notre toilette, un quart-d’heure après notre arrivée, nous étions en présence de Sonda Bohadoor, qui nous attendait à la porte de son appartement, sous une varende occupant toute la façade du jardin.

L’habitation de notre hôte, ainsi que presque toutes les maisons indiennes, ne se composait que d’un corps de logis, dont, sauf une porte principale sur la cour d’entrée, toutes les ouvertures donnaient sur le jardin. À ce bâtiment, garnissant les deux côtés de la cour, venaient s’ajouter deux ailes, dans l’une desquelles se logeait son armée de serviteurs, tandis que l’autre abritait ses chevaux et ses éléphants. Au fond du jardin s’élevait une petite pagode ; sur les parterres s’étendait la varende, large et longue galerie, fermée le jour par des tentures, la nuit par des jalousies, et communiquant avec l’appartement du maître et celui des femmes.

Sonda Bohadoor, qui était propriétaire de presque toutes les plantations qui s’étendaient alors autour d’Ambégi, et qui descendait d’une des familles princières de l’île, était, à cette époque, un homme d’une soixantaine d’années, encore fort et robuste, et caressant orgueilleusement une grande barbe blanche qui lui descendait sur la poitrine. Il portait dans toute sa simplicité le costume indien.

Il s’inclina à notre entrée, et, nous accueillant avec la formule indienne de bienvenue : Sahib sulamut, toomhara mukan hy. — Que Dieu soit avec vous, messieurs ! ma maison est la vôtre, — nous fit signe de prendre place auprès de lui, sur les coussins qui couvraient les nattes. À chacun de nous un domestique apporta un gargouli chargé et allumé, dernière prévenance dont on aurait pu se dispenser à mon égard, mais que le bout d’ambre qui garnissait le tuyau rendait moins désagréable, et on approcha des plateaux couverts d’oranges et d’ananas.

Les mœurs indiennes voulant que les premiers moments de l’entrevue se passent dans le plus profond silence, pendant quelques minutes, la varende n’entendit pas d’autres bruits que celui des bouillonnements de nos pipes.

Ce tribut payé aux habitudes, la conversation s’engagea entre Sonda Bohadoor et nous.

Notre hôte, qui avait occupé, à plusieurs reprises, des positions importantes au service de la Compagnie, parlait fort bien l’anglais, heureusement pour moi qui ne savais alors de l’indoustani que ce que m’avait appris sir John depuis notre départ de Bourbon. La causerie, bientôt, devint intime.

Il nous raconta qu’après avoir perdu son fils unique dans la guerre de Lahore, il était venu se réfugier dans cette habitation dont il ne sortait que fort rarement. Ainsi que tous les riches indigènes, il avait fait construire une pagode, et un Brahmine était attaché à sa maison. Son temps se passait a fumer, à lire et à faire ses dévotions. Il connaissait parfaitement la littérature anglaise ; sa bibliothèque contenait, avec un choix parfait, les meilleurs auteurs modernes.

La conversation, habilement menée par Canon, roula bientôt sur la chasse.

— J’ai, nous dit-il, été moi-même jadis un grand chasseur, quoique notre religion défende ce plaisir ; mais, depuis longtemps, j’ai dû renoncer à cet exercice trop fatigant pour moi. Ce n’est pas sans regrets, car jamais je n’ai eu d’aussi bonnes occasions de m’y livrer. Tenez, — et il ne nous cacha pas un soupir, — si cela vous est agréable vous pourrez tuer demain dix éléphants, quoique l’introduction des armes à feu les ait rendus sauvages et méfiants.

Je vis la physionomie de mon compagnon s’épanouir. Il touchait à la réalisation de son rêve.

— À deux milles à peine de mon habitation, ajouta notre hôte, mes hommes vous indiqueront un étang dans lequel, tous les matins, un troupeau nombreux vient se baigner. Dans deux ou trois jours, lorsque vous serez remis de vos fatigues…

Sir John l’arrêta pour lui faire observer que nous ne pouvions user de son hospitalité plus de vingt-quatre heures et pour lui dire que, si cela était possible, il était prêt à se mettre en chasse dès le lendemain matin.

— Pour demain soit ! répondit Sonda Bohadoor ; je donnerai des ordres en conséquence, mais j’espère que vous reviendrez sur votre décision et que vous me resterez plus longtemps.

Il ne fallut rien moins que l’avertissement que notre dîner était servi pour nous faire quitter l’aimable vieillard, et, encore, je craignis un instant que mon ami ne sacrifiât la table à la causerie. Il se décida cependant.

La religion de l’Indien ne lui permettant pas de s’asseoir à la même table que nous, nous le quittâmes pour suivre le Khansaman qui nous conduisit dans une salle à manger charmante de fraîcheur et d’aspect, où nous prîmes place à un couvert fort élégamment servi. Les volailles, les viandes, les vins, rien n’avait été omis. Nous pûmes bientôt oublier toutes nos fatigues passées pour ne songer qu’à l’expédition du lendemain.

Vous savez qu’une chasse à l’éléphant était depuis longtemps le rêve de sir John, aussi ne parla-t-il guère d’autre chose pendant tout le repas. J’écoutai patiemment tout ce qu’il voulut dire, en me vengeant sur certaine cuisse de chevreuil admirablement apprêtée, dont mon palais a gardé dévotement la mémoire.

Le soir, nous prîmes avec notre hôte d’excellent café qui ne me fit pas regretter celui de Tortoni, et, seulement lorsque la nuit fut venue, nous rentrâmes dans notre appartement, sur un des lits duquel je m’étendis bien vite, en laissant mon intrépide compagnon à ses préparatifs de chasse.

Je suis sûr que, malgré son flegme, sir John ne dormit pas, ou ne dormit que d’un œil, car, avant le lever du soleil, sa grosse voix me réveillait en me traitant de paresseux. Ma paresse, puisque la chose doit être appelée par son nom, envoya bien un peu à tous les diables l’ami de son esclave, mais ma curiosité ranima mon courage. Je sautai en bas du meilleur lit que j’eusse eu à ma disposition depuis mon départ de France, pour ne pas faire attendre trop longtemps l’impatient chasseur.

Nous étions à peine habillés, que le Khansaman nous prévenait que nos hommes étaient prêts et n’attendaient plus que nos ordres. Nous trouvâmes, en effet, dans la cour, quinze ou vingt péons de Sonda Bohadoor, sous la conduite d’un vieux chasseur indien fort renommé dans l’île pour connaître les bons endroits.

Toute la plantation était dans la joie de nous voir partir pour cette expédition. Les éléphants que nous allions chasser détruisant chaque nuit les travaux d’endiguement destinés à maintenir les eaux d’un étang qui approvisionnait les rizières, les travailleurs espéraient que nous allions d’abord en tuer un grand nombre, et ensuite dégoûter à tout jamais du bain les survivants.

Notre hôte nous avait fait préparer des chevaux, grâce auxquels nous fûmes rendus sans fatigue sur le champ de bataille avant le lever du soleil.

L’étang, sur les rives duquel nous devions rencontrer les éléphants, n’avait pas moins de deux lieues de tour. Du côté des prairies et des rizières, Sonda Bohadoor avait fait élever une digue d’une dizaine de pieds de hauteur, fermée par des écluses qui lui permettaient d’avoir, à son gré, cette richesse si précieuse dans les régions tropicales : de l’eau pour ses plantations. En outre, afin que les eaux ne se répandissent pas dans la forêt et dans les jungles, il avait fait entourer le lac de levées en terre de cinq à six pieds. C’étaient ces levées, qu’en maints endroits, détruisaient les éléphants pour venir se baigner.

Nous suivîmes la digue jusqu’à l’extrémité qui s’appuyait sur la forêt. Mais, arrivés là, le chemin devenant des plus difficiles, nous fûmes obligés de laisser nos chevaux, dont les hennissements, du reste, eussent pu avertir notre formidable gibier. Des pluies torrentielles avaient occasionné une crue considérable, l’étang avait inondé tous les environs, nous nous trouvâmes bientôt dans un terrain marécageux et presque impraticable. Nous enfoncions souvent dans l’eau ou dans la vase jusqu’au-dessus des genoux ; il ne fallait rien moins, pour soutenir notre courage, que l’attrait que nous offrait cette chasse si nouvelle pour nous.

Nous marchions ainsi depuis une demi-heure en suivant la levée de terre, lorsque les péons envoyés en reconnaissance accoururent nous annoncer qu’un troupeau d’éléphants descendait des jungles vers le lac. En grimpant sur les branches feuillues d’un teck, nous les aperçûmes, en effet, entrer dans l’étang par une des coupures faites dans la digue, et se ruer dans l’eau avec des cris de joie. Ils étaient une vingtaine au moins, grands et petits, mâles et femelles. Inutile d’ajouter que Canon était radieux.

Le difficile maintenant était de les approcher. Nous ne pouvions songer à les tirer de la rive où nous nous trouvions. Outre que nous étions à une trop longue portée, le premier coup de fusil les eût mis en fuite.

Heureusement, notre guide avait bâti tout un plan de campagne qu’il nous communiqua et que nous adoptâmes à l’unanimité.

Laissant une partie de notre monde échelonné le long de la grande digue, nous suivîmes la rive, en nous cachant soigneusement derrière la levée de terre, jusqu’à la coupure qui avait livré passage à la redoutable phalange. Dès qu’ils nous sauraient à notre poste, les Indiens devaient monter sur la digue en poussant de grands cris, afin d’effrayer les éléphants qui, reprenant alors la direction des jungles, passeraient à portée de nos carabines.

Tout en marchant, souvent dans l’eau jusqu’à la ceinture, pour gagner l’endroit convenu, nous pûmes observer les éléphants qui, vraiment comme des écoliers en vacances, s’ébattaient dans l’étang en poussant des cris de joie. Nous remarquâmes une demi-douzaine de jeunes dont les mères semblaient avoir le plus grand soin. Elles jouaient en leur lançant de l’eau avec leurs trompes.

Non sans peine, car la levée de terre était en grande partie détruite, nous arrivâmes enfin à notre poste. Là, chacun de nous caché derrière un tronc d’arbre et la carabine armée, nous attendîmes qu’un de nos hommes eût averti les Indiens laissés à la digue qu’ils pouvaient chasser les éléphants de notre côté.

Dès qu’ils nous surent installés et prêts à faire feu, ils exécutèrent consciencieusement leur consigne. Des hurrahs impossibles à rendre troublèrent tout à coup le calme de la forêt.

Ce fut alors un curieux spectacle !

Les éléphants, d’abord moins effrayés que surpris d’être ainsi dérangés dans leurs jeux, se dressèrent sur l’eau, se groupèrent, eurent l’air de s’interroger ; puis, ils semblèrent comprendre tout à coup qu’un danger les menaçait. Ce fut alors une véritable déroute, un sauve-qui-peut général. Les Indiens qui couraient sur la digue, leur fermant la retraite vers la plaine, ils n’hésitèrent pas. Les mâles en tête, les mères chassant leurs petits, ils se précipitèrent de notre côté en poussant des cris qui se mariaient on ne peut mieux avec ceux de nos hommes.

Ils eurent bientôt atteint la rive. Je dois avouer qu’en entendant le sol résonner sous leurs pas pesants, et en les voyant accourir vers nous avec une rapidité égale au moins à celle d’un cheval au galop, je ne fus pas complètement rassuré sur l’issue de notre chasse. J’avais entendu raconter tant de fables à propos de l’intelligence des éléphants, que je pouvais supposer, avec quelque raison, que les colosses allaient peut-être nous faire tête, et je trouvais que nous n’étions pas vraiment pour eux des assaillants bien redoutables. Je craignais fort, en un mot, que de chasseurs nous ne devinssions chassés.

La conduite de ceux de nos péons qui nous avaient accompagnés n’était pas faite pour me rendre courage. À l’approche de la redoutable phalange, ils avaient tous grimpé dans les arbres, excepté toutefois celui qui portait ma carabine de rechange. Il est vrai que j’entendais le malheureux trembler de frayeur derrière moi.

Quant à sir John, le fusil à l’épaule, son bon gros sourire de satisfaction sur les lèvres, il attendait patiemment et avec calme, se promettant sans nul doute de faire un bon choix dans le troupeau et de ne tirer que sur le plus gros. J’étais bien décidé, moi, au contraire, à me contenter d’un jeune. Je trouvais cela fort joli pour la première fois. Je m’efforçais aussi, malgré mon émotion, de bien me souvenir de toutes les recommandations qui nous avaient été faites par le vieux chasseur chingulais.

« L’éléphant, nous avait-il dit, même pour une balle de fort calibre, n’est vulnérable qu’à la tête ; le mieux est de le viser au front, à l’œil, ou, lorsqu’il présente les flancs, à l’oreille. Une blessure dans toute autre partie du corps le rend furieux, et souvent il fond sur son ennemi contre lequel sa trompe devient alors une arme terrible. »

« Dans ce cas, avait-il ajouté, c’est avec le plus grand calme seulement qu’on peut échapper à son attaque. La masse énorme qu’il doit remuer et la force avec laquelle il prend son élan, ne le laissant pas maître de ses mouvements, un simple bond de côté suffit pour l’éviter. L’éléphant, si en colère qu’il soit, ne revient jamais plus d’une ou deux fois sur l’homme qui lui échappe ainsi. »

C’était donc en me rappelant de mon mieux tous ces détails que j’écoutais venir les monstrueuses bêtes.

La tête de colonne parut bientôt. Les éléphants se ruaient les uns sur les autres, se poussant, se bousculant, pressés en masse compacte, renversant les jeunes arbres sur leur passage, fouettant l’air de leurs trompes, et remuant d’une façon si grotesque leurs grosses têtes, en jetant de leurs petits yeux des regards effarés dans les fourrés, que, dans toute autre occasion, j’eusse certainement éclaté de rire ; mais ma situation, vous le comprenez bien, m’en ôtait l’envie.

Nous laissâmes passer les premiers, puis deux détonations retentirent. Je crus avoir tiré, lorsque je vis deux des énormes bêtes s’abattre en gémissant. Il n’en était rien ; les deux coups de feu étaient de sir John, qui avait fait coup double sur les colosses absolument comme sur deux perdreaux. Pour moi, tout étonné du spectacle que j’avais sous les yeux, j’avais parfaitement oublié que je devais être aussi un des acteurs du drame.

La grosse voix du commandant du Fire-Fly me fit bien vite revenir à moi.

— À vous, que diable, à vous donc ! me criait-il avec un accent furieux. Une balle à celui qui va passer devant vous. À l’oreille surtout, à l’oreille !

J’obéis, et je fus tout étonné de voir l’animal tomber en se roulant dans la vase, car, encore tout ému, j’avais à peine pris le temps de viser.

— Parfait ! parfait ! s’écria Canon quittant son poste, et enlevant au hasard tout l’honneur de mon coup de fusil pour en faire généreusement cadeau à mon adresse, mais à quoi donc pensiez-vous ? J’ai cru que vous ne feriez pas feu ?

— Je pensais, cher ami, répondis-je en franchissant l’espace qui nous séparait de nos trois victimes, que si j’avais été à la place d’un certain philosophe auquel son amphitryon présenta tout à coup un éléphant, j’aurais certainement perdu l’appétit.

— Ah, bah !

— Comme j’ai le regret de vous le dire.

L’intrépide chasseur, en écoutant mon aveu, ne me cacha pas une grimace qui me disait clairement toute la différence qui existait, dans son opinion, entre le courage du philosophe en question et le mien.

Nos hommes, en entendant les détonations, et surtout en voyant les éléphants disparaître dans les jungles, s’étaient mis à courir et à descendre, des arbres. Ils furent bientôt près de nous. Ils se préparaient à couper les défenses des vaincus, dont le plus gros avait nécessité un coup de ma seconde carabine pour l’achever, quand un grand bruit, venant de l’étang, nous fit retourner.

C’était un éléphant de la plus haute taille qui, resté en arrière, ou plus brave que ses compagnons, se précipitait de notre côté.

Ce fut un hurrah d’effroi parmi les Indiens. En moins de trente secondes, ils étaient tous sur les arbres, nous laissant de nouveau seuls, Canon et moi, en face de notre redoutable adversaire.

Je me sentis défaillir. Il n’y avait pas à être brave, ma carabine n’était pas chargée et je ne savais pas si mon compagnon était plus en état que moi de faire face à l’ennemi. Je dois avouer que si je ne suivis pas les Indiens sur les arbres, c’est que, pour mon honneur, mes jambes me refusèrent absolument leur service.

Je me remis en voyant sir John porter tranquillement sa carabine à l’épaule. Je chargeai rapidement la mienne.

L’éléphant n’était guère qu’à une douzaine de pas, il faisait jaillir la boue jusqu’à nous.

Mon ami ne bougeait pas plus que s’il eût été de granit. Il laissa l’animal faire encore deux ou trois bonds, puis, au moment où il baissait la tête, le coup partit, et il tomba comme foudroyé sans pousser un cri. La balle s’était logée dans son front et l’avait tué instantanément.

Je regardai sir John. Il n’était ni plus rouge ni plus pâle qu’à l’ordinaire, seulement le sourire ironique qu’il jetait de mon côté m’indiquait que décidément, comme chasseur, je ne faisais pas de grands progrès dans son estime.

Tout à coup nos hommes, qui avaient commencé à descendre des arbres, opérèrent avec effroi un mouvement de retraite : un petit éléphant se dirigeait de notre côté. Inquiet, effaré, le pauvre animal cherchait sa mère, et l’appelait avec des cris plaintifs.

L’occasion m’était offerte de reconquérir une partie de l’estime de mon ami. Je mettais en joue lorsque je l’entendis me crier :

— Ne tirez pas, ne tirez pas ! Il nous le faut vivant. Rangez-vous, laissez-le passer !

Sans me rendre bien compte de l’intention de mon compagnon, mais, me souvenant fort à propos des conseils de l’Indien, je fis un bond de côté pour ne pas me trouver sur la route de l’éléphant qui, si jeune qu’il était, m’eût parfaitement écrasé, et j’attendis.

Je ne me doutais guère de ce qui allait arriver.

Au moment où l’animal passait près de lui, sir John s’élança, et, le saisissant par la queue, tenta de l’arrêter dans sa fuite ; mais si rude que fût le poignet qui l’avait saisi, le jeune éléphant n’en continua pas moins sa course en traînant dans la boue, malgré tous ses efforts, le commandant du Fire-Fly, qui faisait des bonds comme une yole remorquée par une frégate, et qui poussait des hao et des goddem impossibles à rendre.

C’était d’un grotesque à faire éclater de rire !

L’éléphant faisait des sauts de côté pour tacher de se débarrasser de ce singulier supplément à son appendice. Il avait beau jeter des cris d’effroi, sir John tenait bon en nous appelant à son secours.

J’avais commencé tout d’abord par payer mon tribut au comique de la situation ; puis, comme je compris qu’elle pouvait tourner au tragique, je m’élançai à mon tour avec quelques-uns des péons. Bientôt nos efforts combinés nous rendirent maîtres de la bête, aux jambes de derrière de laquelle nous passâmes bien vite une forte corde pour la maintenir. C’était un petit mâle de quelques mois à peine que Canon se promettait d’offrir à notre hôte.

Nous ne pouvions songer à continuer la chasse. Nous étions, mon ami et moi, dans un état épouvantable, couverts de boue des pieds à la tête, le contrebandier surtout, grâce à son dernier exploit. De plus, les éléphants s’étaient dispersés, et les poursuivre dans les fourrés des jungles n’était pas praticable. Du reste, le résultat de notre expédition me semblait satisfaisant ; quatre éléphants n’étaient point un menu gibier. Il est vrai que sir John était insatiable. Il ne fallut rien moins que les conseils du vieux chasseur et mes instances, pour le décider à prendre le chemin de la plantation.

Les défenses enlevées aux vaincus, nous quittâmes le lieu du combat.

Deux heures après, nous étions de retour à la plantation où nous fîmes triomphalement notre entrée aux applaudissements de Sonda Bohadoor, qui nous attendait et qui parut très-touché de notre cadeau.

Inutile d’ajouter que notre premier soin, après nous être changés, fut de nous mettre à table. Nous mourions de faim, et de soif surtout, malgré les bandouras de la forêt[4].

Dès le lendemain, nous dûmes songer à notre départ.

Ce ne fut pas sans peine que nous résistâmes aux instances de Sonda Bohadoor, qui ne nous laissa partir que lorsque nous lui eûmes promis de revenir le voir à notre première relâche dans l’île.


  1. Le Ramayana, le célèbre poème indien de Valmic, dit que Ceylan fut d’abord habité par des singes et des géants sous l’autorité de Ravana, géant de 2,000 coudées de haut, et ayant dix têtes et dix bras.
  2. Monsieur, seigneur. — désignation dont se servent ordinairement les Indiens à l’égard des Européens.
  3. Matelot.
  4. Le bandoura est une plante qui ne se trouve guère qu’à Ceylan et dans certaines forêts du Centre-Amérique. Les naturalistes la nomment nephentes distillatoria. Ses feuilles sont terminées par une nervure en spirale portant une urne membraneuse, où la nature offre au malheureux égaré dans la forêt une eau limpide pour étancher sa soif.