Le Fire-Fly (Pont-Jest)/VII

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CHAPITRE VII


Le palanquin. — De Tanjore à Tritchinapaly. — La pagode de Séringham. — Les avatars de Vischnou — Les yoles.

Le palanquin est bien, lorsqu’on y est habitué, le plus délicieux moyen de locomotion. Avec lui, pas de cahots, pas de chutes, pas de secousses, pas de relais, pas de conducteurs surtout, rien enfin de ce qui rend si insupportables les voyages dans nos contrées.

Le palkee de route renferme, dans un espace de sept pieds de longueur sur trois de largeur et quatre de hauteur, tout ce qui est nécessaire, même pour un long voyage. C’est une chambre à coucher en miniature, chambre, par exemple, dans laquelle on est presque toujours forcé de rester étendu ; mais on s’y fait, et cela finit par paraître charmant. Une fois qu’on est fait à son mouvement de roulis, qui, les premiers jours, donne bien quelque chose comme le mal de mer, et à la chanson monotone des porteurs, on peut travailler, lire et écrire dans son palanquin, comme si l’on était chez soi. L’on peut faire comme cela deux ou trois cents milles sans fatigue et très-rapidement.

Les bahîs qu’on nomme en indoustani, les kuhar, ou plus communément encore les beras, du mot anglais bearers (porteurs), sont vraiment infatigables. L’attelage, — je ne vois pas d’autre nom pour désigner la chose, — l’attelage de chaque palkee se compose de douze hommes qui, tour à tour, portent le palanquin sur leurs épaules, ou qui courent à côté de lui. Un treizième personnage fait partie de la même troupe, c’est le massalchi ou porteur de torche qui, dans le cas de maladie d’un des bahîs, est là aussi comme cheval de renfort.

Lorsque le moment du départ est arrivé, les porteurs de service se relèvent jusqu’à la taille, en la faisant passer entre les jambes, la grande pièce de mousseline qui est tout leur costume, et qui ainsi leur fait un pantalon court qui ne peut les gêner ; ils serrent leur ceinture afin que la respiration soit plus libre, et ils déposent leurs babouches dans les fils de fer du palanquin. Puis, le soulevant, trois à l’avant et trois à l’arrière, par les forts bambous qui y sont solidement attachés, ils le placent avec un léger mouvement de tangage sur leurs épaules. Celui des bahîs qui est en tête donne le signal par un son guttural et intraduisible, et la marche commence, lente d’abord, pour gagner bientôt la rapidité d’un petit trot de cheval. Une aspiration bruyante et cadencée leur facilite l’introduction de l’air dans les poumons, et entretient une telle harmonie dans leurs mouvements que, quoique les six porteurs se touchent, jamais ils ne trébuchent, ni ne font un faux pas. Un des six coureurs prend sur ses épaules les paniers à provisions, qui sont suspendus aux extrémités d’un long bambou, et quatre ou cinq lieues se font ainsi sans un moment de repos.

Si les coureurs doivent prendre la place des porteurs, le changement a lieu sans que vous vous en aperceviez. Le bahîs qui est en tête, à l’avant, cède, sans que le palanquin s’arrête, sa place à son successeur, qui la prend toujours en trottant ; le second, le troisième sont remplacés de la même manière, chacun à son tour, et le même changement de bahîs s’opère de la même façon à l’autre extrémité du palkee.

C’est donc dans ce genre de voiture que nous partions, sir John et moi, pour faire les 200 milles qui nous séparaient de Pondichéry.

Roumi, le domestique de Canon, s’était débarrassé de tout ce qui pouvait gêner sa marche, et, tout comme un porteur, quoique cet exercice ne parût lui plaire que médiocrement, il courait à côté du palanquin de son maître.

Nous arrivâmes bientôt sur la route de Tritchinapaly.

Là, nos hommes, ainsi qu’il leur avait été ordonné, cessèrent de trotter ; nous, nous sautâmes à bas de nos palanquins, afin de veiller à l’arrivée de la bayadère. Nous fîmes aussi allumer les massais, ou torches composées de chiffons enduits de résine, et nous nous mîmes, en suivant le bord du chemin, à causer un peu de nos affaires et à prendre nos dernières dispositions pour la route.

J’étais convaincu, ainsi que sir John, que, s’il était prévenu à temps de notre départ, le Malabar se mettrait à notre poursuite. Nous devions bien penser que l’espion ne s’était pas pour rien enfui de l’hôtel, d’où il était sorti ayant, en même temps, à rendre compte de sa mission à son maître et à se venger de nos mauvais traitements.

Nous nous proposions donc la plus grande surveillance pendant notre voyage. Il y avait un quart-d’heure à peu près que nous marchions lorsque la lune, en dépassant les massifs qui bordaient la route, vint éclairer de ses blancs reflets les anciens mausolées des derniers radjahs de Tanjore.

C’était à cet endroit que devait nous rejoindre la bayadère. Bientôt, en effet, nous pûmes apercevoir sur la route, venant au trot, un palanquin que nous reconnûmes immédiatement, grâce aux massalchis qui l’escortaient, pour celui de Goolab-Soohbee.

Le fidèle houkabadar courait auprès de sa maîtresse.

Quelques instante après, la jeune femme était dans les bras de sir John.

Elle donna rapidement à ses bahîs l’ordre de retourner à la ville ; le houkabadar leur fit en notre nom une distribution de roupies, en leur recommandant de ne dire à personne la route qu’avait prise leur maîtresse et ils nous quittèrent pour rentrer à Tanjore.

Nous n’avions pas un instant à perdre. La lune était assez brillante pour que nous pussions nous passer de torches, nous les fîmes éteindre, et nous disposâmes notre cortège. Le palanquin de sir John ouvrait la route, celui de Goolab-Soohbee venait ensuite ; le mien était l’arrière-garde. Tout décidé ainsi, nos bahîs reprirent leur fardeau. Bientôt nous laissâmes derrière nous Tanjore, la pagode et les mausolées, en nous dirigeant vers Tritchinapaly.

Au bout d’un instant, on n’entendait plus sur la route que la chanson monotone et cadencée des porteurs, qui nous faisaient faire près de deux lieues à l’heure.

Tout en fumant et en rêvant à la singulière aventure dont je me trouvais ainsi un des acteurs, je m’amusai pendant quelque temps à suivre sur le chemin les ombres des coureurs, mais le mouvement du palanquin ne tarda pas à m’endormir. Il me berça si bien que, lorsque je m’éveillai, le jour commençait déjà à paraître.

Je fus d’abord quelques instants sans pouvoir bien me rendre compte de ce que je faisais dans cette longue boîte, qui me balançait comme l’eût fait une embarcation sur la lame, et je fis machinalement glisser un des rideaux de mon palkee.

Je me souvins alors. Près de moi couraient toujours les bahîs. Je passai la tête à la portière, — si je puis m’exprimer ainsi ; le palanquin de sir Canon et celui de la bayadère précédaient toujours le mien ; devant nous, à l’extrémité de la route poudreuse de laquelle nos porteurs soulevaient des flots de poussière, se dessinaient déjà les dômes de la grande pagode de Tritchinapaly.

Nous avions fait près de dix lieues pendant la nuit.

Pour remplir mon rôle d’arrière-garde, je jetai les yeux derrière moi. Le long ruban gris de la route de Tanjore se déroulait jusqu’à l’horizon parfaitement libre, taché çà et là seulement, fort loin de nous, par quelques troupeaux de bœufs, ou par quelques pèlerins qui, comme nous, avaient voyagé de nuit.

La matinée promettait d’être si belle et j’étais si fatigué de la position horizontale que je venais de garder toute une nuit sur ce lit de palanquin, si nouveau pour moi, que je sautai à terre pour me dégourdir les jambes. Nos bahîs harassés ne trottaient plus que doucement, je pouvais facilement les suivre en marchant. Je pressai le pas pour rejoindre le palanquin de sir John. En passant auprès de celui de la bayadère, je m’aperçus qu’il était soigneusement fermé ; la pauvre enfant reposait encore et le fidèle houkabadar veillait sur le sommeil de sa jeune maîtresse.

Je trouvai mon gros ami s’éveillant à peine ; les plus fortes émotions n’étaient pas faites pour le priver de sommeil. Il m’avoua qu’il avait parfaitement dormi. Puis, donnant l’ordre à nos hommes d’aller au pas, il descendit, lui aussi, de son palanquin, à la grande satisfaction de ses bahîs qui semblaient encore plus fatigués que les miens.

Il est vrai qu’ils avaient à porter une cinquantaine de kilogrammes de plus.

Quant à ceux de la bayadère, ils paraissaient frais et dispos : la ravissante fille ne devait pas peser plus qu’un oiseau sur leurs robustes épaules.

Le premier regard de sir John avait été pour les palkee de sa maîtresse, mais, s’apercevant qu’elle dormait encore, il s’était discrètement retiré. Nous marchions depuis près d’une heure en causant de nos projets, lorsqu’une douce voix nous fit retourner.

Goolab-Soohbee venait de se réveiller et nous appelait.

En deux bonds, nous fûmes auprès d’elle.

La gracieuse enfant, entr’ouvrant de sa mignonne main le rideau de son palanquin, offrait à la fraîcheur du matin son visage encore un peu appesanti par le sommeil. Dans le désordre de ses vêtements, elle était plus jolie encore que nous ne l’avions jamais vue.

Après nous avoir reçus, son amant avec un baiser, moi avec un sourire, elle s’était assise sur le bord de son coussin. Ses cheveux dénoués tombaient en boucles brunes et mutines sur ses épaules à demi nues, ses voiles détachés ne cachaient qu’à peine les trésors de sa taille, et elle laissait se balancer aux mouvements du palkee ses petits pieds roses chaussés de babouches brodées d’or et de perles. Elle essayait bien de ses doigts si finement sculptés, de réparer tout ce désordre ; mais la brise, le balancement du palanquin, l’émotion, tout cela la gênait. Cette lutte de sa pudeur et de sa maladresse était une charmante chose.

Nous marchâmes ainsi auprès d’elle jusqu’aux premières maisons de Tritchinapaly. Sir John était fou de sa conquête, il ne la quittait pas du regard, il était rempli pour elle de ces mille prévenances que l’on n’a que pour la femme aimée, il me serrait la main à me la briser ; vraiment, il m’inquiétait. Le joyeux et sceptique commandant du Fire-Fly, avait fait place à un chevalier français, tout feu et tout flamme.

Afin de ne point éveiller les soupçons, Goolab-Soohbee se cacha dans son palanquin pour traverser les faubourgs de la ville, que nous laissâmes à gauche sans y entrer. Suivant les indications du houkabadar qui connaissait parfaitement le pays, nous allâmes camper sous un bosquet de palmiers à deux portées de fusil de la grande pagode. Nos hommes n’en pouvaient plus, nous avions décidé que nous ferions là une halte de quelques heures.

Dix minutes après notre arrivée, notre tente était dressée, appuyée contre les palanquins autour desquels nos bahîs avaient disposé des nattes pour se coucher après leur repas. Le houkabadar s’était chargé de préparer le riz et le poisson qui étaient la nourriture ordinaire de la bayadère, et, après moins d’une demi-heure, Roumi nous servit, sur une des tables de palanquin fichée en terre sous la tente, un repas de viandes froides auquel les fatigues et les émotions de sir John ne l’empêchèrent pas plus que moi de faire honneur.

Comme rien ne me retenait à notre petit camp, je voulus mettre à profit la courte halte que nous faisions à Tritchinapaly. Laissant donc les deux amoureux en tête-à-tête, ce qui d’ailleurs leur était fort agréable, j’en suis convaincu, je pris avec moi Roumi et je me dirigeai vers la pagode. J’étais aussi bien aise de faire une reconnaissance aux environs pour voir si rien n’y était suspect.

Nous fûmes bientôt sur le bord du Kavery. C’est dans une petite île que forme le fleuve en face de la ville qu’a été construit le célèbre temple de Seringham. Quand, ayant traversé la rivière sur un assez mauvais pont qui joint l’île au rivage, je me trouvai à quelques pas de la pagode, je restai saisi d’admiration à la vue de cet immense et imposant édifice.

Il était malheureusement de trop bonne heure et je ne pus pénétrer dans l’intérieur, mais je comptai sept enceintes entourant le saint lieu. En face de moi était la porte principale, dont l’ouverture me parut être de cent cinquante pieds de largeur environ, sur une profondeur presque égale. Le temple est consacré à Schiba. Il y est représenté avec cinq têtes argentées, un troisième œil au milieu du front, un croissant sur chaque tête, quatre bras et quatre mains. Des deux mains droites il tient un daim et un parassou[1] ; la troisième est ouverte comme pour répandre des grâces, et la quatrième fait un geste comme pour éloigner la crainte. Il est assis sur des feuilles de lotus et couvert d’une peau de tigre.

En parcourant une autre partie extérieure de la pagode, je rencontrai une statue qui le représentait sous un tout autre aspect. Il était là, tout nu, le regard enflammé, monté sur un taureau furieux, et tenant dans une main une corne, dans l’autre un tambour. Il est bien vraiment ainsi le pouvoir destructeur, l’époux de la terrible Kâli, et c’est cette forme sous laquelle il est le plus souvent adoré par les Hindous dont il est la principale et la plus redoutée divinité.

Un des côtés du temple le montre encore sous les traits d’un jeune homme noir avec trois yeux et des vêtements rouges. Sa chevelure est hérissée, son ventre énorme et son cou orné d’un collier de crânes humains.

Ainsi que Vischnou à Tanjore, Schiba ou Siva est représenté dans toutes les parties de son temple sous une forme ou sous une autre. Grâce à ses nombreuses transformations, le Dieu a permis à ses fidèles de sculpter toutes les corniches, toutes les parois, tous les piliers intérieurs et extérieurs de son immense pagode de Seringham.

Si nous étions arrivés un mois plus tôt c’est-à-dire dans les premiers jours de mars, nous aurions pu assister à la fête de Schiba, qui se célèbre depuis le premier jusqu’au treizième jour de la lune de ce mois ; mais je n’avais pas tout perdu pour être arrivé trop tard. En quittant le temple, j’aperçus quatre ou cinq personnages, parfaitement nus, qui n’étaient rien moins que des yogis s’imposant des tortures horribles en l’honneur de la troisième personne de la Trimourti indienne.

Je veux faire grâce à mes lecteurs de la description de ces supplices volontaires, dont l’usage remonte aux premiers temps de l’Inde, puisque Pline, et Porphyre après lui, en ont fait mention et les croyaient déjà fort anciens.

Je ne veux raconter que la plus extraordinaire de ces folies auxquelles sont à chaque instant poussés les sectateurs de Siva. C’est certainement celle qui prit un jour à un fakir de Calcutta. Il résolut de mesurer avec son corps, en s’étendant sur la terre, la distance qui sépare Jaggernaut de Benarès. Seulement, et cela est fâcheux, M. Crawfurd, qui rapporte ce fait, a oublié de dire combien l’Hindou géomètre avait mis de temps pour exécuter son arpentage et quelle était sa taille. Ce serait pourtant intéressant à savoir.

J’arrachai Roumi à l’admiration où le plongeait le spectacle des pénitences des yogis, et j’en détournai bien vite les yeux pour reprendre le chemin de notre campement. Sir John et Goolab-Soohbee, si l’amour leur en laissait le temps, devaient commencer à être inquiets de moi.


  1. Arme de guerre.