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Le Fire-Fly (Pont-Jest)/VI

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CHAPITRE VI


Un rendez-vous à la grande pagode. — Les amours d’une bayadère.

Le lendemain, avant huit heures, sir John tambourinait à ma porte. L’amour l’avait éveillé de bonne heure. Depuis longtemps il était prêt, n’attendant plus que moi pour partir. Il était évident que le souvenir de sa belle conquête de la veille ne l’avait pas quitté d’un instant, et que les songes les plus agréables l’avaient bercé.

Plein de pitié pour ses souffrances amoureuses, dix minutes après je descendais dans la cour de l’hôtel.

Sir John s’était procuré deux petits chevaux tattoo qui avaient été sellés tant bien que mal, mais plutôt mal que bien, et il était déjà en selle, s’en prenant à sa pauvre monture, qui n’en pouvait mais, du retard où il croyait être.

L’hôtelier nous avait donné pour guide un de ses Indiens, l’amoureux commandant n’ayant pas voulu entendre parler d’emmener son domestique. Il est probable que ses principes sur la dignité anglaise ne lui permettaient pas de rendre son serviteur témoin des faiblesses du maître.

Je sautai à cheval, et nous sortîmes bientôt de la ville.

En une heure, nous franchîmes la distance qui séparait l’hôtel de la pagode.

C’était, et c’est encore aujourd’hui, une immense construction renfermée dans deux enceintes. Je pus du premier coup-d’œil compter dans le bâtiment principal, dans la pagode proprement dite, quatorze étages terminés par un dôme s’élevant à plus de deux cents pieds de hauteur.

À la porte de la première enceinte se pressait une foule nombreuse de fidèles de toutes les sectes et de tous les rangs. La place qui précède et qui entoure la pagode ressemblait à s’y méprendre à une halte, à un campement de bohémiens. D’un côté, de riches marchands venus à cheval et étalant avec orgueil les présents qu’ils apportaient au temple, auprès d’eux, des pèlerins les pieds nus et la tête rasée ; de l’autre, des fakirs se mettant en état de grâce, pour paraître devant leur Dieu, par des dévotions préliminaires, et des mendiants exposant aux regards des plaies hideuses. Ici, des musiciens, des jongleurs, des charmeurs de serpents ; là, les montures des brahmines et les palanquins des bayadères, véritables bijoux autour desquels se couchaient les bahîs[1] fatigués.

Le saïc[2] qui nous avait accompagnés nous apprit que toute cette foule venait là pour la beero-pooja en l’honneur de Wischnou.

Les beero-pooja sont les fêtes accompagnées d’offrandes. Celles qui ordonnent des jeûnes et des abstinences se nomment oupo-pooja.

Nous fûmes bientôt entourés de la partie la plus déguenillée de la foule. Heureusement nous nous étions munis de cauris[3] et de sapeks. Grâce à une distribution généreuse dans toutes ces mains décharnées qui se tendaient vers nous, nous fûmes bientôt débarrassés des mendiants.

J’allais mettre pied à terre et je venais de jeter au saïc la bride de mon cheval, lorsque je m’aperçus qu’un Indien, que je reconnus pour un des houkabadars de la maison où nous avions passé la soirée la veille, se glissait au milieu de la foule et cherchait à s’approcher de sir John.

Il parvint à le joindre et se mit à lui parler avec volubilité et animation.

Le commandant du Fire-Fly s’était penché sur sa selle. Avec des sourires de satisfaction, que je devinais plutôt que je ne les voyais, il écoutait très-attentivement ce que lui disait l’Hindou, émissaire évidemment de la belle bayadère, lequel, la main étendue vers la pagode, lui donnait à voix basse des explications accompagnées de gestes.

Je n’entendais pas, d’où j’étais, ce dont il était question, mais je vis Canon laisser tomber une roupie dans la main du houkabadar, et je surpris sa réponse à une dernière recommandation que lui faisait, en s’éloignant, son mercure indien.

Juld jake ; myn hoon hat’ha sat’h tubunchu mera, avait-il dit, en me faisant signe de mettre, ainsi que lui, pied à terre.

Je savais assez d’indoustani pour traduire ces quelques mots par : « Ne crains rien, j’ai sur moi des pistolets chargés ».

Nous avions, ou plutôt sir John avait donc un danger à courir, puisque l’envoyé de la bayadère lui demandait s’il était armé ! Toutes ces précautions me faisaient supposer que les amours de l’Indienne et du contrebandier d’opium pourraient bien tourner au dramatique, surtout si mes yeux ne m’avaient pas trompé quand, à plusieurs reprises, il leur avait semblé reconnaître au milieu de la foule, mais cherchant à se cacher, le rival de Canon, le Malabar de Tanjore, l’amant malheureux de la folle fille de l’Inde.

Je me faisais la promesse de ne perdre de vue mon ami que le moins possible et de surveiller activement ses amours indiennes, lorsqu’il me prit le bras pour me raconter ce qu’était venu lui dire le houkabadar.

Aussitôt après les danses devant l’idole, Goolab-Soobhe devait retourner à son palanquin, qui était caché derrière la pagode entre la première et la seconde enceinte. Là, elle attendrait son amant.

La cérémonie de la beero-pooja ne devait pas durer moins d’une heure, que nous ne pouvions pas mieux employer qu’à assister à la fête et à visiter la pagode. Les cloches et les gongs nous indiquaient par leurs bruits sonores que le sacrifice allait avoir lieu. Nous nous mêlâmes à la foule pour franchir les deux enceintes.

Je pus alors faire cette remarque que les Hindous sont certainement les hommes les plus tolérants en matière de religion. Loin de trouver mauvais la présence d’étrangers au milieu d’eux dans leurs fêtes, ils s’empressent toujours de les y admettre. La foule s’ouvrit si complaisamment devant nous, que nous fûmes bientôt au premier rang dans l’intérieur du temple, après avoir dépassé ces deux enceintes où les fidèles faisaient leurs ablutions.

Nous nous rangeâmes contre un des deux ou trois cents piliers sculptés qui soutiennent la voûte de ce remarquable édifice, et nous donnâmes alors toute notre attention à la cérémonie qui venait de commencer.

Au milieu du temple s’élevait la statue de Vischnou, statue taillée dans une grande pierre noire, représentant le Dieu avec quatre bras et assis sur le garouva, monstre moitié homme et moitié oiseau. D’une main il tenait une massue, de l’autre une coquille, de la troisième un chakra ou faux recourbée ; et de la quatrième une fleur de lotus. Vischnou est considéré là, sous cette forme, comme le dieu dans lequel tout doit s’absorber à la fin du monde, c’est le Jupiter conservateur, le Juvans pater des Latins, et c’est celui dont le culte est le plus répandu parmi les brahmines, tous ses actes étant d’amour et de bienveillance pour les hommes.

La foule des fidèles s’étant répandue dans les innombrables corridors de la pagode, de tous les côtés, nous n’entendions que murmurer des versets de Védas. Les brahmines, couverts de leurs longues robes jaunes, offraient au Dieu des fleurs et des fruits pendant que d’autres prêtres brûlaient, dans des cassolettes d’or, les encens préférés. Les chanteurs faisaient retentir l’air de leurs incantations sacrées ; sur des nattes étendues au pied de l’idole, les bayadères attachées au service du temple dansaient en l’honneur de Vischnou.

Il va sans dire que les regards de sir John ne quittaient pas le groupe des bayadères, et que, pendant que mes yeux, commençant à s’habituer à la demi-obscurité de la pagode, cherchaient à en saisir tous les détails, ceux de l’amoureux commandant ne vivaient que pour Goolab-Soohbee, qu’il avait bien vite reconnue parmi ses compagnes.

La jeune fille était peut-être encore plus jolie que la veille. Elle avait mis pour venir au temple ses plus splendides vêtements, ses plus riches parures, et elle empruntait vraiment à cette situation poétique dans laquelle nous la montrait, à nous autres Européens, cette cérémonie religieuse de l’Inde, quelque chose de romanesque bien fait pour charmer l’esprit et les sens.

Avertie de notre arrivée par le houkabadar, elle nous avait promptement découverts dans la foule. Souvent de ses grands yeux noirs partait un long regard qui disait mille choses que j’eusse volontiers arrêtées au passage, sans pitié pour mon ami.

Afin de ne pas trop me laisser tenter, je cessai de m’occuper des deux amoureux et je me mis à examiner la statue de Laschmi, une des femmes de Vichnou, qui, adossée à un des murs de la pagode, semblait un peu oubliée des fidèles ainsi que sa compagne, Sarassouati, la seconde épouse du Dieu, dont l’idole était placée, en face, du côté opposé.

L’examen que je faisais là et les réflexions auxquelles il pouvait m’entraîner étaient du reste parfaitement de circonstance, car la statue me rappelait les malheurs du Dieu à propos de ses femmes, dont l’une parlait toujours, tandis que l’autre ne restait jamais en place ; si bien que Vischnou, tout Dieu qu’il était, finit par en être si malheureux qu’il devint sec comme un morceau de bois, forme sous laquelle on l’adore à Jaggernaut.

Le poète hindou conclut peu galamment que le plus grand malheur est d’avoir deux femmes, surtout sous le même toit, et que Vischnou eût dû se contenter d’une de ses deux épouses, attendu qu’une seule femme suffit souvent pour faire le malheur d’un homme.

Mes regards allaient d’une idole à l’autre et je me demandais laquelle des deux, si j’avais été Vischnou, j’aurais choisie, de Laschmi au teint jaune, couchée sur des feuilles de lotus et tenant dans ses mains des guirlandes de fleurs, ou de Sarassouati au teint pâle et jouant du luth, lorsque, derrière la statue la plus proche de moi, celle de Laschmi, j’aperçus, se glissant dans l’ombre et cherchant à se rapprocher de nous sans être vu, le rival de sir John.

Le pilier contre lequel j’étais appuyé empêchait le Malabar de me reconnaître, tandis que moi je pouvais l’observer. Je le vis qui désignait à un Hindou sale et déguenillé le commandant du Fire-Fly ; puis ils disparurent tous les deux, l’amant de Goolab-Soohbee rentrant dans la foule des fidèles, le mendiant se glissant le long des piliers et se dirigeant vers la porte de la pagode.

Je me retournai vers sir John.

Avec une extase qui ne le cédait en rien à celle d’un Hindou, il dévorait des yeux la bayadère qui venait, en terminant un pas, de s’agenouiller dans une pose adorable de grâce et de pudeur devant la statue de Vischnou. Il ne se doutait guère, qu’en ce moment même, un complot, où peut-être sa vie était en jeu, se tramait contre lui.

Je connaissais assez mon compagnon pour savoir que toute confidence ou toute observation à l’égard du péril qui le menaçait serait de ma part parfaitement inutile. Je me promis donc de veiller seul sur ses dangereuses amours.

Le sacrifice terminé, du moins en ce qu’il pouvait nous offrir d’intéressant, nous nous dirigeâmes vers la porte de la pagode, par les sombres couloirs de laquelle Goolab-Soohbee, « nourrie dans le sérail et en connaissant les détours », avait disparu.

Je marchais derrière sir John qui, pressé de se rendre à son rendez-vous, bousculait un peu les fidèles, quand, au moment de franchir le seuil du temple, je reconnus de nouveau, derrière un pilier, nous suivant toujours du regard, le Malabar qui cette fois m’aperçut et se cacha bien vite derrière la foule.

Grâce aux solides poignets de mon ami, nous sortîmes promptement du temple. Laissant la foule se diriger vers les portes des enceintes, nous tournâmes à gauche pour nous rendre derrière la pagode à l’endroit du rendez-vous.

Après avoir suivi pendant une centaine de pas le mur latéral, nous aperçûmes en face de nous un palanquin soigneusement fermé, autour duquel étaient couchés des bahîs. Ce ne pouvait être que celui de la bayadère.

C’était une charmante petite bonbonnière mystérieusement entourée de draperies et de jalousies, ornée de filets d’or, et paraissant si légère qu’elle ne devait rien peser sur les épaules des porteurs.

Mon heureux compagnon ne fit qu’un bond jusqu’au palanquin. J’entendis une douce voix qui en sortait en disant :

Samne turuf ka, Sahib ! (De l’autre côté, seigneur).

Sir John pour se conformer à cet ordre, fit le tour des bains, et disparut derrière le nid de la bayadère.

Je jetai un coup d’œil d’observation autour du palanquin et le long du mur. Les porteurs dormaient ou causaient, quelques pèlerins inoffensifs se promenaient seuls dans cette partie de l’enceinte ; l’amant de Goolab-Soohbee ne courait donc aucun danger, momentanément du moins. Je m’éloignai alors par discrétion, et, tout en surveillant de temps à autre du regard les deux amoureux, je me mis à examiner les murs extérieurs de la pagode.

Ce temple, ainsi que je l’ai dit plus haut, est consacré à Vischnou, mais les Hindous ne se sont pas contentés de représenter le Dieu à l’intérieur de l’édifice. Les murs que je pouvais parcourir, sans trop m’éloigner de mon compagnon, étaient chargés de sculptures représentant la seconde divinité indienne dans tous ses avatars ou transformations.

Je m’étais arrêté à un des angles du monument, et je me demandais quels moyens étaient employés jadis par les Hindous pour soulever ces énormes monolithes qui forment le couronnement de tous leurs édifices, lorsqu’une main se posa sur mon épaule.

Je me retournai.

Sir John était derrière moi.

— Déjà ! m’écriai-je, surpris de voir mon amoureux commandant si promptement séparé de sa ravissante maîtresse, et sans réfléchir que je venais de passer plus d’une heure à examiner la pagode.

— Oui, déjà ! répondit-il ; nous n’avons pas de temps à perdre. Venez, retournons vite à l’hôtel pour tout faire préparer pour notre départ.

— Ah ! çà, qu’avez-vous donc ? repris-je en lui prenant le bras et en m’apercevant que son visage, ordinairement si souriant et si ouvert, était devenu grave et sérieux.

Nous nous dirigions vers nos chevaux.

— Ce que j’ai, cher ami, c’est que je sens que je suis fort amoureux de cette charmante fille, et mon amour et les confidences qu’elle vient de me faire me mettent dans un singulier embarras.

— Comment cela ?

— Goolab-Soohbee est depuis longtemps poursuivie par ce Malabar que vous avez remarqué hier ; elle craint tout de cet homme, à la passion duquel elle n’a pas voulu céder ; il la suit partout.

— Jusques ici, repris-je, car je l’ai aperçu deux ou trois fois, vous surveillant évidemment et prêt avons faire un vilain parti.

— Et vous ne m’avez pas prévenu !

— Non ! vous savez bien que cela eût été inutile ; il a fallu les craintes de la bayadère pour vous donner l’éveil. Mais je ne vous perdais pas de vue. Si attentif que je fusse aux avatars de Vischnou, personne de suspect ne se serait dirigé de votre côté sans que je le visse. Du reste, ce Malabar n’est pas un personnage bien dangereux. Comme après tout, nous sommes deux, je ne le crois pas disposé le moins du monde à s’attaquer franchement à nous.

— Non, mais il agira par la ruse et tout cela pourrait finir assez mal. Le mieux est de partir le plus tôt possible.

— Et Goolab-Soohbe ?

— Je l’emmène avec moi.

— Comment, vous l’emmenez avec vous ! Elle va nous suivre jusqu’à Pondichéry ?

— Peut-être même plus loin encore !

— Commandant, commandant ! m’écriai-je, en regardant fixement sir John et en l’arrêtant par le bras, vous n’y pensez pas, cela n’est pas sérieux ?

— Très-sérieux, au contraire ! Cette fille m’aime, moi j’en suis fou. Je ne la laisserai pas en face de la vengeance de son amoureux éconduit. Tout est convenu avec elle ; ce soir même nous partirons. En arrivant à l’hôtel je vais me mettre en quête de palanquins de voyage.

— Vous êtes bien décidé ?

— Parfaitement. N’en feriez-vous pas autant ?

— Je ne sais ! Là n’est pas la question. Seulement j’ai bien peur que nous n’arrivions pas à Pondichéry assez à temps pour rejoindre le Raimbow.

— Nous nous en irons par terre jusqu’à Calcutta, voilà tout ! Mais je ne reculerai pas devant cette face cuivrée qui veut me disputer ma belle.

— Allons ! tout est pour le mieux, alors ; disposez de moi. Après tout, je ne suis pas fâché d’être votre second dans la partie que nous allons jouer. Où avez-vous donné rendez-vous à la bayadère ?

— Le houkabadar qui l’a accompagnée viendra ce soir prendre mes ordres. Je puis avoir, m’a-t-elle dit, entière confiance en cet homme qui lui est tout dévoué et qui nous accompagnera.

Nous sortions des enceintes de la pagode, lorsque Canon me disait ces dernières paroles. Notre saïc en nous apercevant accourut au devant de nous avec nos chevaux. Nous sautâmes en selle et, vingt minutes après, sans avoir échangé deux phrases, nous étions de retour à l’hôtel. Sir John donna l’ordre de faire venir immédiatement le maître.

L’Israélite fut bientôt près de nous.

— Il nous faut, lui dit Canon, pour ce soir même, trois palanquins de voyage avec six jeux de porteurs. Vous veillerez vous-même à ce que rien ne manque à leur emménagement. Assurez-vous bien des bahîs : qu’autant que possible ils ne soient pas Malabars. Nous les garderons assez longtemps. Allez, que tout soit prêt pour huit heures. Nous voyagerons jusqu’au coucher de la lune ; il faut qu’après-demain nous soyons à Karikal.

— Dans deux heures vous aurez vos palanquins, répondit l’hôtelier. Quant aux porteurs, qu’ils soient Malabars ou Télingas, Bengalis ou Indoustanis, vous pourrez avoir en eux toute confiance. Il est sans exemple que des bahîs aient jamais mérité des reproches sérieux. Ce sont les seuls Indiens sur la probité desquels on puisse compter. Reposez-vous donc sur moi, vous serez satisfait.

L’hôte sortit après ces quelques mots pour aller exécuter les ordres de sir John.

— Qu’avez-vous donc dit tout à l’heure, mon cher ami ? lui demandai-je lorsque nous fûmes seuls. Vous avez parlé de Karikal où vous voulez arriver dans quarante-huit heures.

— J’ai parlé de Karikal, répondit l’amant de la bayadère, parce que je ne veux pas que notre hôtelier lui-même sache de quel côté nous nous dirigeons. Nous ne saurions être trop prudents.

— Très-bien ! et nos bahîs ne nous trahiront pas ?

— C’est peu probable ! Ce sont vraiment d’honnêtes gens. Du reste, nous les surveillerons.

Sir John appela son domestique et lui commanda de tout préparer pour le départ.

Nous sortîmes, nous, pour aller aux renseignements et nous apprîmes, des officiers anglais que nous interrogeâmes, que, pour nous rendre a Madras, la route la plus sûre à prendre était celle qui partait de Tritchinapaly. Mais nous apprîmes aussi une chose peu rassurante, c’est que les tugs, chassés du centre de la presqu’île par plusieurs expéditions anglaises, avaient fait invasion dans le Dekan méridional et que les routes en étaient infestées.

Ce dernier renseignement sembla n’inquiéter que médiocrement mon compagnon, qui ne croyait guère à ces sectateurs de Kâli. Il traitait les étrangleurs de mythes et de fantômes bons à effrayer les Indiens. Nous rentrâmes à l’hôtel bien décidés à partir.

Laissant mon ami à ses rêves amoureux, je m’étais retiré chez moi pour mettre un peu d’ordre dans mes idées et je fumais derrière ma jalousie, lorsque j’aperçus un mendiant qui, étalant les plaies hideuses dont ses bras et ses jambes étaient couverts, venait tendre la main, en psalmodiant, à toutes les fenêtres du rez-de-chaussée. Le malheureux ne semblait plus pouvoir se traîner. Une lèpre affreuse avait dévoré ses chairs ; ses jambes gonflées par l’éléphantiasis étaient informes et ne le soutenaient qu’avec peine ; chacun de ses pas paraissait lui causer d’affreuses douleurs. Rempli de pitié pour une aussi profonde infortune, j’avais mis ma main à ma poche et j’allais jeter à l’Hindou quelques sapeks, lorsque je fus étonné de la clarté de son regard. Cet œil vif et brillant n’était pas celui d’un lépreux ; ce regard incisif s’était déjà croisé avec le mien !

Je laissai tomber alors une à une les pièces de monnaie dans la main décharnée du mendiant en le forçant à lever la tête vers moi. Au dernier sapek, j’étais fixé. Cet homme, qui demandait l’aumône en gémissant et qui semblait à moitié mort, n’était pas autre chose que l’Indien auquel le Malabar avait, dans la pagode, désigné sir John. C’était un espion qui nous surveillait, dont il fallait nous débarrasser à tout prix. S’il voyait arriver les palanquins, il courrait prévenir son maître. Tout alors serait perdu.

Sans quitter ma fenêtre et tout en surveillant l’Hindou, j’appelai Canon.

— Commandant, lui dis-je lorsqu’il fut près de moi, vous voyez cet homme là-bas qui se traîne en gémissant le long de la varende ?

— Oui, répondit-il, eh bien ?

— Eh bien ! il faut que votre domestique, que votre brave Roumi le suive, l’empoigne, le serre un peu à la gorge pour qu’il ne puisse pousser un cri, le serre plutôt plus que moins, et nous l’apporte ici autant que possible sans être vu.

— Que diable voulez-vous faire de ce malheureux paria qui ne peut faire deux pas de suite ?

— Rapportez-vous-en à moi et donnez immédiatement des ordres à Roumi. Ce malheureux paria est un oiseau de fort mauvais augure, qui va s’envoler tout à l’heure si nous ne mettons pas la main sur lui.

— Bah !

— Comme j’ai l’honneur de vous le dire. Vite, ne perdons pas un instant ; le voilà qui se dirige vers la porte.

— Roumi, Roumi ! se mit à appeler sir John ; et, à voix basse et rapidement, il donna quelques ordres à son domestique qui, en deux bonds, fut dans la cour.

Nous nous remîmes à la fenêtre.

L’Hindou finissait sa tournée ; il allait franchir le seuil de l’hôtel, lorsque Roumi le rejoignit. La conversation s’engagea entre eux, mais il était bien évident pour nous que le mendiant pressentait quelque chose de fâcheux. Le domestique voulait l’entraîner de notre côté, mais il résistait et continuait toujours à se traîner le long de la porte. Tout à coup se croyant sans doute assez près de la rue, il fit un bond, et, sans souci pour ses blessures, se laissa retomber de tout son long avec une agilité de singe, afin de passer entre les bras de Roumi qui s’étaient ouverts pour le saisir. Nous crûmes un instant qu’il allait échapper, mais le brave domestique était un solide Bengali duquel il n’était pas facile de se jouer, aussi ses bras se refermèrent-ils à temps sur l’Hindou, qu’ils saisirent, l’un à la taille et l’autre à la gorge, sans qu’il pût pousser un cri.

Deux minutes après, sans que personne dans l’hôtel se fût aperçu de ce qui venait de se passer, l’espion était auprès de nous.

Quant à ses plaies, inutile de dire qu’elles avaient disparu. Il n’en restait que les peintures. Ses jambes si gonflées, il n’y avait qu’un instant, ne portaient plus d’autres traces de l’éléphantiasis que les bandages noircis à l’aide desquels il avait simulé cette horrible infirmité.

Nous avions fermé la porte de ma chambre. J’expliquai alors à sir John ce qu’était cet homme qui m’avait reconnu et qui tremblait, comprenant que toute résistance et toute négation étaient inutiles.

Il nous avoua que le Malabar l’avait chargé de nous surveiller, mais il nous jura par Brahma qu’il ne savait rien des projets de notre ennemi et que, si nous voulions le laisser aller, il ne nous trahirait pas.

Ce n’était pas là notre avis, mais nous étions fort embarrassés de ce que nous pouvions faire de cet homme, lorsque nous aperçûmes notre hôte qui rentrait dans la cour de l’hôtel en compagnie de trois grands gaillards d’Indiens bien découplés, qu’à leurs pagnes blancs pour tout costume, nous reconnûmes pour des chefs de bahîs.

Nous lui dépêchâmes Roumi. Quelques minutes après, il était auprès de nous.

Nous lui contâmes de nos rapports avec l’Hindou ce qu’il fallait qu’il en sût pour qu’il nous aidât à nous en débarrasser. Bientôt le faux mendiant était enfermé dans un des celliers de l’hôtel, sous la surveillance d’un domestique de la fidélité duquel nous répondait l’hôtelier, et surtout notre générosité.

Délivrés de cet obstacle qui pouvait être des plus graves pour nos projets, nous n’avions plus qu’à nous occuper de nos palanquins.

Tout fut bientôt convenu avec les chefs des bahîs. Sir John était trop pressé pour songer à marchander. Au moment où nos futurs porteurs nous quittaient, le houkabadar de la bayadère se présentait de la part de sa maîtresse pour prendre les ordres de départ.

Il fut convenu que Goolab-Soohbee et lui nous rejoindraient au lever de la lune à la porte de Tritchinapaly, que la bayadère sortirait dans son palanquin comme si elle allait à la pagode, et que, seulement lorsque, sur la route, elle rencontrerait nos palanquins de voyage, qui iraient lentement en avant, elle quitterait le sien pour prendre place dans celui des trois nôtres qui lui était destiné.

Tout cela bien décidé, le houkabadar nous quitta pour aller prévenir sa maîtresse. Une heure après, nos palanquins étaient à notre porte. La nuit commençait à se faire ; il était temps de quitter l’hôtel.

Avant de partir, nous voulûmes jeter un coup-d’œil sur notre prisonnier. Hélas ! il était écrit quie toutes nos mesures ne devaient nous servir de rien. Le domestique préposé à sa garde veillait bien à la porte du cellier, mais le mendiant s’était enfui. Par où, comment ? Ni promesses, ni prières, ni menaces ne purent rien tirer du geôlier, qui nous jura par tous ses Dieux que la porte n’avait pas été ouverte un instant, et qu’il fallait que le mendiant fût un sorcier pour avoir pu s’échapper.

Sorcier, fakir ou mendiant, l’espion était peut-être en ce moment même en train d’instruire le Malabar de ce qui se passait : c’était là pour nous une raison sérieuse de presser notre départ.

Nous prîmes place, sir John et moi, chacun dans un des palanquins, et, donnant l’ordre au troisième de nous suivre, nous quittâmes l’hôtel en nous dirigeant vers la porte de Tritchinapaly, et en recommandant aux massalchi de ne pas allumer leurs torches, afin de passer autant que possible inaperçus dans les rues de-Tanjore.

Pour la longue route que nous allions avoir à parcourir nos chiens eussent été pour nous un embarras sérieux. Nous fîmes cadeau de deux des pauvres bêtes à notre hôte, ne gardant qu’une chienne danoise à laquelle Canon tenait beaucoup et mon grand lévrier, avec lequel elle faisait le meilleur ménage.


  1. Porteurs de palanquins.
  2. Domestique qui a pour fonctions de courir auprès du cheval.
  3. Coquillages qui se tirent des Maldives et qui, dans le sud de l’Inde, servent de monnaie à la classe pauvre.