Le Fire-Fly (Pont-Jest)/XIV

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CHAPITRE XIV


Les rives du Hougli. — Chandernagor. — Serampour. — Où le lecteur voit que souvent un revolver non chargé vaut mieux qu’une carabine à deux coups.

Quelques jours après cette curieuse soirée, nous disposâmes tout à bord du Fire-Fly pour notre départ pour Java.

Nous devions quitter la rade dans quarante-huit heures, lorsque James, très-souffrant déjà depuis un mois, tomba assez sérieusement malade pour que nous ne pussions songer à l’emmener. La dyssenterie dont il était atteint nécessitant le repos le plus complet et le séjour de la campagne, sir John prit le parti de l’envoyer à Chandernagor, cette pauvre petite colonie française, qui possède, ainsi que Bénarès, le climat le plus pur et le plus favorable aux malades. Je devais y conduire notre malheureux lieutenant, l’installer convenablement là-bas, et revenir le plus rapidement possible rejoindre le contrebandier.

Si peu agréable que dût être ce voyage de trente milles, sur le fleuve sacré, en compagnie d’un moribond, j’avais accepté assez volontiers cette corvée qui allait me faire trouver pendant quelques instants auprès de compatriotes. Nous louâmes un large bateau, à l’arrière duquel nous fîmes dresser un lit et une tente couverte de nattes, et un matin, avant le lever du soleil, nous nous préparâmes à partir.

J’étais dans la dunette où je recevais les dernières instructions de sir John, qui me recommandait de ne pas oublier des armes, quoiqu’il ne crût pas vraiment à un danger sérieux pour moi dans cette courte expédition, lorsque mon domestique, une espèce d’indien musulman qui répondait au nom de Soumdi, — quand il répondait, ce qui était assez rare, vu sa paresse, — et qui n’était à mon service que depuis une quinzaine de jours, vint me prévenir qu’une embarcation de M. Walmore, le banquier de sir John, allait accoster.

Sachant que je devais partir pour Chandernagor, il le priait de me faire prendre, en passant à Serampour, 3, 000 piastres chez M. d’Almeïda, son correspondant dans l’ancienne colonie danoise, et il m’envoyait une lettre pour ce négociant.

Je pris la lettre, et, conduit jusqu’au bas de l’escalier de commandement par le contrebandier qui semblait ne pas vouloir me laisser partir, je m’installai auprès du malade, puis je donnai l’ordre de pousser au large. Je n’emmenais de l’équipage du Fire-Fly que mon domestique et celui de James qui devait rester auprès de lui.

J’entendis, au moment où je passais sous le couronnement de notre gracieux smuggler, Canon qui me criait :

— Allons, bon voyage, soyez prudent, et à demain ! Je lui dis adieu de la main, et le bateau, poussé vigoureusement par ses six rameurs, s’élança à travers la flotte des bâtiments à l’ancre qu’il nous fallait traverser pour sortir de la rade. Le patron se servait à l’arrière d’un large et long aviron en guise de gouvernail, nos domestiques s’étaient couchés à l’avant ; moi, j’avais pris place sous la tente auprès de James qui semblait ravi d’aller se remettre à Chandernagor. Le pauvre diable ne devait jamais en revenir.

Jusqu’à Serampour, c’est-à-dire dans une course de cinq lieues, nous naviguâmes entre les rives les plus charmantes et les plus poétiques qu’ait jamais baignées grand fleuve aux flots écumants. Nous ne restions pas dix minutes sans croiser quelque bizarre embarcation du pays, descendant vers Calcutta ; çà et là, nous apercevions sur le rivage, alignées comme des guérites peintes en blanc, de petites pagodes abritant leurs dômes écrasés sous l’ombrage des tecks et des palmiers, et envoyant leurs larges escaliers jusque dans les eaux sacrées. Puis, nous passions sous d’épaisses voûtes de feuillage où gazouillaient mille oiseaux babillards aux éclatants plumages, et, des branches d’un banian tombant jusqu’au milieu du fleuve, s’élançaient parfois avec des cris perçants des écureuils de feu et des singes aux faces grimaçantes, pendant que, des racines du géant, se laissaient lourdement glisser sur la vase les caïmans réveillés par le bruit des avirons.

Vers le milieu du jour seulement nous laissâmes à gauche Serampour[1], sur les établissements duquel le pavillon anglais ne remplaçait que depuis fort peu de temps le pavillon danois, et le soleil se cachait déjà derrière les impénétrables forêts du Bahar lorsque j’aperçus la première maison de la colonie française, et l’emplacement où s’élevaient jadis ces forts construits par les ordres de Dupleix.

Nous abordâmes bientôt à un débarcadère qui me parut être un ancien escalier de pagode. Laissant James dans le bateau, je me mis en quête avec mon domestique d’une maison libre.

Hélas ! Chandernagor est de si peu d’étendue que j’eus bientôt parcouru ses rues sablées, qui ressemblent bien plus à des allées de jardin qu’à des rues.

Je découvris, au bout d’un quart d’heure, un appartement chez de braves Hindous à moitié Anglais, qui faisaient cette assez triste spéculation de louer des chambres aux malades. Il y avait ordinairement, dans ces chambres, juste ce qu’il fallait pour y mourir en paix : un lit garni d’un moustiquaire, quelques fauteuils de rotins, une table de teck et des nattes pour tapis. J’y installai mon pauvre lieutenant, avec lequel je fis dans la soirée une courte promenade dans les immenses plantations de pavots qui entouraient la maison. Le lendemain, avant le jour, le cœur serré du calme et de la tristesse de notre colonie, où je n’avais guère rencontré que des employés du gouvernement, je me rembarquai pour descendre au plus vite jusqu’à Serampour, afin d’arriver à Calcutta le même soir.

Tout se passa pour le mieux jusqu’à l’ancienne colonie danoise, que ses propriétaires ont vendue parce qu’elle était, comme Chandernagor, improductive pour la métropole, soumise à quantité de vexations de la part des douanes de Calcutta, et par conséquent fort près de la ruine.

Jamais mes hommes n’avaient paru si bien disposés et n’avaient ramé avec autant de courage ; en moins de deux heures, je franchis la distance qui sépare ces deux villes, et, comme le jour commençait à peine au moment de mon départ, je fis la plus charmante promenade.

Je déjeunai chez M. d’Almeïda, qui me reçut comme on sait encore recevoir dans ces pays fortunés où le soleil semble réchauffer le cœur ainsi que la terre, et je le quittai vers midi, en emportant les trois mille piastres de M. Walmore, en pagodes et en roupies d’or. Elles étaient renfermées dans deux sacs que j’avais fait porter au bateau par mon domestique et que j’avais enfermés dans une petite valise auprès de mon revolver.

J’avais, pendant ma promenade matinale, déchargé deux ou trois fois ma carabine sur des singes, qui avaient eu l’imprudence de venir se balancer jusqu’au-dessus de ma tête aux branches pendantes des banians ; j’étais parfaitement convaincu de l’inutilité des recommandations de sir John. Aussi, bercé par le mouvement de l’embarcation, fatigué peut-être aussi de l’assez mauvaise nuit que j’avais passée auprès de James, je m’endormis presque aussitôt notre départ de Serampour, après avoir laissé tomber les rideaux de la tente.

Il y avait peut-être une demi-heure que j’étais assoupi quand je m’éveillai, sans aucun doute à cause d’un changement dans le mouvement des avirons. Le sommeil du marin a cela de particulier qu’il résiste à certains bruits très-violents, et que certains autres, au contraire, l’interrompent immédiatement. Je demande bien pardon de l’expression, puisqu’il s’agit de moi en ce moment, mais je n’en connais pas d’autre pour rendre exactement ma pensée : le repos du marin est intelligent, quelque chose de l’esprit veille toujours en lui, si lourd que soit le sommeil auquel il a succombé. Dix coups de canon ne réveilleront pas s’ils partent de ses batteries, non plus que les manœuvres ordinaires ; mais qu’un mât se rompe, qu’une voile se déchire, qu’un événement important arrive sur son navire, sans même se traduire par un choc ou par un bruit retentissant, il est aussitôt debout. Un changement de direction dans la marche, le réveille plutôt que le mugissement de la tempête.

Je m’éveillai donc, et je soulevai le rideau qui me cachait les rameurs. Ils étaient tous à leurs bancs, excepté mon domestique qui s’était couché à l’arrière, mais il me sembla qu’il affectait de dormir d’un profond sommeil et que mes hommes étaient troublés de mon apparition subite. Je jetai un regard sur les rives du fleuve, je ne les reconnus pas. Uni comme un lac, le Gange roulait lentement et sans murmures entre des bords plus rapprochés que ceux que j’avais remontés pour gagner Chandernagor. En regardant à l’arrière, je me rendis compte de ce qui avait troublé mon sommeil.

Au lieu, de suivre le large bras qui descend directement vers Calcutta, mes rameurs avaient lancé leur bateau entre deux îles qui partagent le Hougli en dessous de Serampour.

J’eus subitement le pressentiment qu’un danger me menaçait ; mais je ne voulus laisser rien voir de mes craintes, je me retournai tranquillement vers le patron, tout en surveillant les Indiens.

— Pourquoi, lui dis-je, as-tu pris ce chemin au lieu de suivre la rive droite du Hougli ?

— Mais, sahib, me répondit-il, parce que nous gagnerons au moins deux milles de ce côté.

Cet homme mentait. En admettant que la route fût de deux milles plus courte par ce bras de fleuve, nous y avions le désavantage de ne pas être entraînés par le courant ; son changement de direction avait évidemment un autre but.

Nous étions dans un endroit isolé, les eaux traversaient un jungle dont j’aurais admiré le poétique décor dans toute autre circonstance, le calme le plus lugubre régnait autour de nous, et les rameurs ne maniaient que doucement les poignées de leurs avirons. Je compris que j’étais perdu ; aucune embarcation ne se montrait aux alentours, j’étais seul contre huit Indiens qui savaient que j’avais avec moi une somme assez importante pour les faire vivre tous riches et heureux.

Paraissant me contenter de l’explication que venait de me donner le batelier, je me glissai sous la tente, en ayant l’air de vouloir reprendre mon sommeil interrompu. Mon plan de défense ou plutôt d’attaque était fait.

En me laissant retomber sur les nattes, je sentis que l’embarcation reprenait sa course. Profitant alors du trouble où étaient mes hommes, je m’emparai de mon revolver, mais j’eus peine à retenir un cri de malédiction : ma cartouchière était vide. Le plan des assassins était bien préparé, mon domestique avait pris soin de me désarmer.

Je ne pouvais songer à charger ma carabine ; un mouvement de ma part dans ce but eût été pour les Indiens un signal de l’attaque. J’étais désespéré, et machinalement je passais la baguette dans les canons de mon pistolet, lorsque je vis que l’un des coups était chargé. L’infidèle serviteur, peu familiarisé avec cette arme, m’avait laissé au moins une balle pour le punir. Je n’hésitai pas alors à mettre mon projet à exécution ; j’étais maintenant convaincu qu’attendre était une mort certaine.

Le patron qui maniait un large aviron en guise de gouvernail était à la portée de ma main, il se tenait en équilibre tour à tour sur l’un des bords de l’embarcation. J’attendis le moment favorable, puis, bondissant tout à coup par les rideaux de l’arrière de la tente, je le poussai violemment dans le fleuve qui se referma sur lui. Saisissant alors son aviron d’une main pendant que l’autre menaçait les Indiens, je leur ordonnai de forcer sur leurs rames, jurant de tuer le premier qui n’obéirait pas.

Mon apparition fut pour les misérables un coup de foudre : leur premier mouvement fut de se courber sur leurs poignées d’aviron, qui, en dix coups, m’éloignèrent assez de celui que j’avais jeté à l’eau pour ne plus avoir à le craindre. Les caïmans du Hougli allaient en faire promptement bonne justice.

Je me croyais déjà vainqueur lorsque j’entendis Soumdi crier aux Indiens :

Ramundo ! tubunchu hy nuh een boj’ho ! ( Lâches ! le pistolet n’est pas chargé !)

Je sentis un frisson glacé me saisir au cœur. Les rameurs avaient abandonné leurs avirons sur les tolets, ceux de l’arrière escaladaient les bancs pour se jeter sur moi.

— Ah ! il n’est pas chargé, misérable ! m’écriai-je en abaissant mon arme à la hauteur de la tête de mon domestique et en pressant du doigt la gâchette.

Puis je compris que si je faisais feu, la vue du sang agirait sur les Indiens comme sur des bêtes fauves ; que je me vengerais, mais que je serais ensuite à leur merci, sans autre arme qu’un court poignard qui était à ma ceinture. Profitant alors du sentiment de frayeur qui s’était emparé d’eux à mon geste plein de résolution, je relevai lentement mon arme, et je la déchargeai en l’air en disant :

— Tu vois que mon pistolet est chargé ! Je ne veux pas te tuer, je te ferai pendre. À vos bancs tous ! J’ai là encore de quoi faire taire cinq d’entre vous. Malheur au premier qui n’obéit pas !

Et j’abaissais mon revolver à la hauteur de leurs poitrines nues, pendant que je manœuvrais l’aviron de queue, de façon à faire reprendre à l’embarcation une marche rapide.

Mon domestique fut consterné, mais il ne chercha pas à se défendre. Avec celle fataliste soumission aux événements qu’ont toujours les Hindous, il s’accroupit dans le fond de l’embarcation, en laissant tomber sa tête cuivrée dans ses deux mains. Quant aux rameurs, j’avais eu raison de compter sur leur lâcheté : chacun d’eux craignant pour soi la première balle, ils bondirent à leurs bancs, où, aussitôt, ils se courbèrent sur les poignées de leurs avirons en murmurant des paroles de malédiction contre Soumdi.

Je ne les quittais pas du regard, dirigeant mon arme vide, tantôt vers l’un, tantôt vers l’autre des misérables. L’embarcation volait sur la lame, j’entendais, répondant à chaque coup d’aviron, les battements de mon cœur, qui le soulevaient à le briser.

Cela dura près d’un quart-d’heure, qu’il nous fallut pour doubler la pointe de l’île et rentrer dans le bras rapide du Hougli.

Là, j’étais sauvé, mille bateaux se croisaient sur le fleuve. Je jetai un dernier regard vers ces eaux calmes où j’avais bien failli servir de pâture aux caïmans, puis je lançai l’embarcation au milieu du courant pour gagner plus promptement la rade.

Au moment où j’allais dépasser la pagode de Kâli, mon domestique sauta soudain dans l’eau, et se mit à nager vigoureusement vers la terre. Je ne voulais pas que le crime du misérable restât impuni ; je donnai ordre à mes hommes de le poursuivre. Le danghee n’avait pas viré de bord pour se diriger vers lui que je le vis lever la tête hors des flots, puis pousser un grand cri et disparaître dans une nappe rouge de sang qui colorait les eaux. Justice était faite, grâce à un caïman.

Dix minutes après, j’étais à bord du Fire-Fly et mes hommes étaient conduits à terre en prison. Soixante-douze heures plus tard on en pendait deux qui, suivant moi, étaient les plus coupables, et tout était dit. J’avais demandé en vain qu’une peine moins terrible leur fût infligée, sir John avait été impitoyable.

Voilà, chers lecteurs, comment un pistolet vide m’a été plus utile qu’une carabine à deux coups sur les rives poétiques et parfumées du fleuve sacré.

Pendant mon absence, mon gros ami avait couru, lui aussi, le plus sérieux danger. La veille au soir, au moment où il allait remonter à son bord, deux balles de pistolet, évidemment destinées à le tuer, étaient parties d’une embarcation qui s’était cachée sous les formes de l’arrière du Fire-Fly, et elles avaient blessé un de nos meilleurs matelots. La nuit avait empêché de poursuivre les assassins qui s’étaient enfuis dans le bas du fleuve.

Comme le contrebandier n’attendait que mon retour pour lever l’ancre, quelques jours après ces deux tentatives d’assassinat dont la coïncidence nous avait frappés, nous sortîmes toutes voiles dehors de la rade de Calcutta. J’avais officiellement remplacé James à bord. Morton, en voyant mon profond amour pour les excursions à terre, s’était pris pour moi d’une bonne et sincère amitié.

Nous quittâmes rapidement le Hougli et le golfe du Bengale.

Sir John avait d’abord eu l’intention de descendre par le détroit de Malacca pour se rendre à Batavia, mais il se décida à longer la côte ouest de la grande île de Sumatra. Le Fire-Fly mit alors le cap au sud pour gagner le détroit de la Sonde, et de là Java, où nous attendaient de nouvelles aventures.


  1. Le territoire danois fut vendu en 1845 aux Anglais, ainsi que Tranquebar, moyennant la somme de deux millions. Les Danois y étaient établis depuis 1676.