Le Fire-Fly (Pont-Jest)/XV

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CHAPITRE XV


De Calcutta à Batavia. — Le détroit de la Sonde. — Batavia. — l’Hôtel de Hollande. — La vie à Java. — La route de Buitenzorg.

Le Fire-Fly, trouva par le travers du royaume d’Achem des calmes et des petites brises qui le conduisirent jusqu’à la pointe Betuah, extrémité sud de la grande île de Sumatra. Canon connaissait si bien toute cette côte que nous la longeâmes dans toute sa longueur, naviguant à petites journées entre elle et ces innombrables îles qui la suivent à vingt lieues de distance, mouillant le soir si le vent ne nous était pas favorable, non pas sur le rivage de Sumatra qu’on a surnommé avec justice la Côte de la Peste, mais à l’abri de l’une des îles du large.

Cette traversée est un de mes plus agréables voyages.

Le Fire-Fly était, ainsi que vous le savez, disposé à l’intérieur avec cet amour, du confortable que possédait si complètement son commandant. Même à la voile, des tentes, dont les rideaux tombaient jusqu’aux bastingages, le couvraient dans toute sa longueur ; des manches à vent apportaient un air frais jusque dans les moindres recoins de ses chambres ; ses provisions de vin, de rhum et de café étaient dignes de la cave d’un ministre ; rien ne manquait enfin. Une bibliothèque fort bien choisie était à ma disposition, sir John semblait avoir entièrement oublié les aventures dramatiques de la côte de Coromandel, mon amitié pour lui se resserrait chaque jour, et nous faisions les plus splendides plans de campagne pour l’avenir. Nous ne parlions de rien moins que de nous lancer un peu à la découverte.

C’est dans ces dispositions qu’un beau soir, après avoir laissé à bâbord, sur cette côte marécageuse et malsaine de Sumatra, tous ces petits États soumis aux Hollandais ou indépendants, mais en tous cas à demi barbares, nous aperçûmes, par tribord devant, l’île Engano avec sa ceinture de récifs. Le lendemain matin, la brise ayant fraîchi et les courants portant rapidement à l’est, nous étions réveillés par les parfums du détroit de la Sonde.

À droite, nous laissions l’île du Prince, devant nous se dressait Crokotoa avec les riches verdures qui s’élèvent jusqu’à son sommet.

Aucune description ne saurait donner une idée de la richesse et de la poésie de ces rivages. Dès que nous eûmes dépassé le détroit, notre navigation devint une promenade au milieu de jardins flottants. Au bout de quarante-huit heures, le Fire-Fly cherchait sa route à travers ces innombrables îles, qu’on nomme les Mille-Îles pour venir mouiller, à quelques encablures de la longue jetée de Batavia, dans une baie profonde, abritée par des myriades de petits îlots à l’ouest et au nord, et, à l’est, par la pointe Karawang et ses luxuriantes forêts.

Plus de cent cinquante bâtiments étaient en rade ; toutes les nations étaient représentées dans le port de la capitale des possessions hollandaises. Nous croisâmes avant d’arriver à terre, c’est-à-dire, une heure à peine après notre arrivée, car, sir John et moi, nous ne pouvions tenir à bord dès que la terre était en vue, nous croisâmes, dis-je, en gagnant la jetée, des embarcations de tous les pays du monde.

Au milieu des yoles, des gigues, des baleinières, laissant flotter au vent le yac anglais, les étoiles des États-Unis, les trois couleurs françaises, bondissaient légers, gracieux comme des mouettes de tempête, les proas à l’avant recourbé, les longs tambangans avec leurs nombreux passagers, puis des bateaux de forme étrange, si étroits et si légers sur la laine qu’ils ne s’y soutenaient qu’à l’aide d’un contre-poids composé d’un étroit radeau de bambous, que les matelots plaçaient du côté opposé à la brise.

Nous arrivâmes bientôt par le travers du phare qui termine la jetée, très-beau travail en pierres qui s’avance à un millier de mètres dans la rade, et nous débarquâmes à l’entrée du port, dans la ville basse qui, sous l’Empire encore, était tout Batavia.

Il est curieux de remarquer que presque toutes les villes des pays tropicaux se divisent en deux parties distinctes. Indépendamment, de ces divisions ordinaires que font naître les races et les coutumes, on y trouve toujours, si l’on peut s’exprimer ainsi, la ville du travail et la ville de la paresse, la ville du mouvement et du bruit et la ville du calme et du repos.

L’homme construit d’abord sa demeure sur le bord de la mer, le plus près possible de l’endroit où ses navires viendront apporter dans sa nouvelle patrie les souvenirs et les richesses de l’ancienne. Il ne s’inquiète pas alors, dans son amour pour le gain, du climat ni de la température ; c’est seulement lorsque plusieurs générations ont payé un tribut funeste à l’insalubrité, qu’il pense à s’éloigner du danger.

C’est ce qui est arrivé à Batavia, qui est peut-être une des plus malsaines stations du monde. Ce n’est que pendant le laps de temps si court que l’île a été administrée au nom de la France, qu’on vit s’élever une nouvelle ville, à Weltevreden, tandis que l’ancienne ville, fondée sur les ruines de Jacatra, restait habitée seulement par les naturels et par les Chinois. Les négociants européens n’y gardèrent que leurs comptoirs. Une visite de quelques heures pendant la journée, suffit souvent pour leur donner ces fièvres endémiques qui déciment les équipages des navires sur rade.

Cette ville basse s’étend au bord de la mer, au milieu de marais infects, le long du port et de mille canaux. Je me gardai bien de la parcourir ; je sautai bien vite avec mon compagnon, pour gagner le quartier européen, dans un de ces véhicules de forme impossible, mais attelé de fort bons petits chevaux, dont les cochers indigènes s’arrachent les voyageurs à leur débarquement. Cependant nous parvînmes à entrer à peu près complets, Canon et moi, dans la même voiture : l’équipage tourna le dos au port. Quelques minutes après, nous gravissions au galop la pente assez rapide de la large avenue sablée et ombragée de grands arbres qui sépare les deux villes.

En une heure, nous gagnâmes les premières maisons ou plutôt les premiers palais du nouveau Batavia. Nous n’étions plus en Malaisie, nous étions dans l’un des plus beaux quartiers de l’une des plus belles capitales de l’Europe.

Construite par les ordres et d’après les plans du général Dœndels, embellie sous l’administration intelligente et active du baron Van Capellen, la nouvelle ville est aujourd’hui une des cités du monde le mieux disposées pour la vie orientale. Nous dépassâmes de magnifiques hôtels environnés de vastes jardins, puis, en suivant toujours l’avenue qui nous avait amenés, nous trouvâmes, sur notre droite, à peu près au milieu de la ville, un superbe bâtiment s’élevant au fond d’une cour profonde.

Notre automédon lança au grand galop ses chevaux entre les montants d’une porte auprès de laquelle se tenait une armée de serviteurs noirs, rouges, cuivrés, enfin fort laids, et notre voiture s’arrêta au perron de la varende de l’Hôtel de Hollande, où sir John était depuis longtemps fort honorablement connu.

Le gérant de l’hôtel, — car le propriétaire en était un personnage fort important et fort riche qui habitait noblement le délicieux séjour de Buitenzorg, — le gérant de l’hôtel, donc, nous introduisit dans une charmante salle d’attente et nous demanda fort humblement nos ordres.

Parmi ses nombreuses questions, une phrase surtout vint me surprendre.

— Combien de voitures et de chevaux dois-je disposer pour ces messieurs ? demanda-t-il à sir John.

— Mais deux voitures et huit chevaux, répondit mon compagnon en m’interrogeant du regard ; je crois que cela nous suffira.

J’approuvai de la tête sans bien comprendre ce à quoi le contrebandier destinait un aussi nombreux équipage, mais me doutant bien que j’allais encore faire connaissance avec de nouvelles mœurs.

Lorsque nous eûmes pris possession de notre appartement qui donnait sur la cour, mon ami m’expliqua que la voiture à Batavia était aussi indispensable que le palanquin dans l’Inde, et qu’à l’hôtel de Hollande l’appartement était en rapport avec le nombre de chevaux et de voitures que l’on demandait. En effet, un des côtés de la cour de l’hôtel était pris par d’immenses écuries, où plus de cent cinquante petits chevaux rentraient chaque soir. Du reste, tout cela n’était pas cher. Nous avions fait prix d’avance : moyennant douze ou quinze florins, nous avions un appartement très-confortable, deux repas à une table luxueusement servie et deux voitures nuit et jour à notre disposition.

Je n’eus vraiment qu’un reproche à faire au service de l’hôtel pendant tout le temps que j’y restai, ce fut la parcimonie avec laquelle les bendharis[1] distribuaient le pain. En véritable Français je n’avais pas encore pu m’habituer à remplacer ce compagnon indispensable des viandes, par les pommes de terre ou le riz.

Je fis donc une assez singulière grimace lorsque le soir, à mon premier repas à une table d’hôte qui était une réunion bizarre de toutes les nationalités, — on se serait volontiers cru assis au milieu des ouvriers de la tour de Babel, après la confusion des langues, — je ne trouvai, sous, ma serviette, qu’une petite tranche de gâteau fort appétissante à l’œil, mais fort peu rassurante pour les besoins de mon estomac. Je n’en fis qu’une bouchée et j’appelai un des domestiques. Il accourut vers moi tout étonné, et me présenta une mignonne corbeille pleine de petits morceaux du même petit pain doré, mais coupé comme on le fait encore aujourd’hui dans nos villages pour distribuer le pain bénit. Je me souvins fort à propos que, dans ces saintes occasions de ma jeunesse, j’en emplissais furtivement mes poches au grand scandale de mes dévots voisins, et je plongeai dans la corbeille, que je vidai à moitié malgré les marques d’effroi du bendhari, qui se demandait sans aucun doute qui pouvait être cet ogre blanc. Je finis par me mettre assez bien dans les bonnes grâces du juro-rumah[2] pour obtenir de trouver à ma place, au moment du repas, une assez convenable portion de pain pour ne plus avoir besoin de susciter l’étonnement des domestiques.

À part ce grief assez pardonnable, je n’avais vraiment qu’à me louer du régime de l’hôtel : nous y assaisonnions des meilleurs vins de France les mets parfois les plus hétéroclites, tels que nids d’hirondelles et ailerons de requins dont sir John était très-friand, mais auxquels je ne pus jamais m’accoutumer, et nous usions largement de nos équipages qui toujours nous attendaient prêts au départ. Au bout de soixante-douze heures, je n’avais plus rien à visiter dans la ville qui était trop européenne pour être vraiment intéressante pour moi.

J’attendais avec impatience un vendredi, car nous avions une promenade à faire à Mysteer ce jour-là, mais une quinzaine de jours seulement après notre arrivée nous pûmes mettre notre projet à exécution.

Un beau soir donc que le temps promettait une délicieuse nuit bien l’aile pour une excursion du genre de celle que nous allions entreprendre, nous commandâmes de mettre les meilleurs chevaux à la moins mauvaise des voitures, et, après le dîner, un bon cigare aux lèvres, nous nous étendîmes paresseusement sur les coussins de notre équipage en criant au cocher :

— Route de Buitenzorg, à Mysteer.

Les esclaves qui devaient courir auprès de la voiture se munirent de torches ; nous nous élançâmes vers le haut de la ville.

En quittant Batavia, la route de Buitenzorg, que l’on prend pour gagner Mysteer, s’engouffre dans des arcades de verdure formées par ces géants des forêts océaniennes, en offrant la plus délicieuse et la plus fraîche promenade. Nos petits chevaux, animés par les piqueurs, eurent bientôt atteint les dernières maisons. La nuit commençait à se faire sombre, lorsque nous pénétrâmes sous les ombrages.

Nos hommes allumèrent alors leurs torches faites de branches d’arbres enduites d’huile de coco, le cocher fit avec la langue un léger bruit qui suffit pour faire prendre le galop à son attelage, et, hommes et bêtes, — car les porteurs de torches couraient de chaque côté de la voiture afin d’éloigner les serpents et d’éclairer la route, — hommes et bêtes, dis-je, se mirent à arpenter rapidement le chemin poudreux.

La voiture qui nous était échue en partage n’était ni meilleure ni moins bonne que les cinquante autres véhicules de l’hôtel. C’était une assez vaste calèche qui avait dû avoir ses beaux jours et qui était, à peu près, tout ce qu’il fallait pour l’excursion que nous entreprenions. Les ressorts sonnaient bien un peu la ferraille, mais les coussins n’avaient pas trop perdu de leur embonpoint primitif. Chacun de nous, enfoncé dans son coin, se laissait aller à l’originalité de la situation.

Sir John avait souvent parcouru cette route, soit pour aller à Mysteer, soit pour aller chasser dans l’intérieur ; aussi le cher commandant était un peu blasé ; mais moi, qui courais vers l’inconnu, je ne pouvais empêcher mon imagination de trotter. En vraie vagabonde qu’elle était encore, elle faisait du chemin.

De temps en temps, nos hommes agitaient leurs torches pour les ranimer. Les brusques lueurs qui s’en échappaient allaient dessiner des ombres bizarres dans les massifs. Je me penchais alors hors de la voiture : il me semblait voir les ténèbres se peupler de fantômes, d’êtres et d’animaux fantastiques. Puis un sifflement prolongé et un cri perçant, que je ne puis mieux comparer qu’à celui d’un enfant qui souffre, me faisaient retomber bien vite sur mon coussin : une vipère noire venait de s’élancer de la route pour s’enfuir dans les hautes herbes, et un chacal se glissait en tremblant dans les touffes de bambous.

Parfois, un des porteurs de torches fatigué sautait sur le marchepied pour se reposer quelques instants. Son visage de bronze, couronné de son blanc turban et éclairé ainsi en plein par la flamme vacillante du bois résineux, paraissait vraiment appartenir plutôt à un démon qu’à un être humain.

Dans les ténèbres des fourrés, brillaient par milliers les mouches de feu, semblables aux génies de la forêt, et, des branches pendantes que froissaient souvent les roues de notre voiture, s’échappaient les cris rauques et lugubres des oiseaux de nuit.

En moins de deux heures, à travers cette étrange fantasmagorie, nous franchîmes la distance qui sépare Batavia de Mysteer. Au moment où je m’y attendais le moins, la voiture, s’arrêta brusquement.

Nous étions au carrefour de la forêt, où notre voiture devait nous attendre.


  1. Garcons de service dans les salles à manger.
  2. Chef des maîtres d’hôtel.