Le Fire-Fly (Pont-Jest)/XVII

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CHAPITRE XVII


Pourquoi le commandant du Fire-Fly est au plus mal avec les radjahs de Bali.

De toutes les villes que visitait le Fire-Fly, Batavia était celle qui plaisait le plus à sir John qui, tout coureur d’aventures qu’il fût, ne dédaignait pas cependant le confortable de la vie à terre. La capitale des Indes néerlandaises ne laisse rien à désirer sous ce rapport : cercles, théâtres, splendides jardins publics, rien n’y manque. Aussi, pendant plusieurs semaines, nous conduisîmes-nous comme des ingrats à l’égard de notre bâtiment, et l’abandonnâmes-nous complètement. L’horreur profonde qu’avait Morton pour la terre me laissait une entière liberté. Tous les trois ou quatre jours seulement, nous descendions dans la ville basse pour jeter un coup-d’œil sur la rade. C’était presque toujours de l’extrémité du môle que nous inspections notre smuggler.

Les jours où nous ne chassions pas, — Dieu sait les courses impossibles que mon infatigable compagnon me faisait faire dans les forêts, de la pointe Karawang au cap Intramayo, les jours de chasse ! — nous les passions au Cercle de la Concorde dont Canon était membre. Il avait là beaucoup d’amis, qui tous l’aimaient comme on ne pouvait s’empêcher d’aimer cette bonne et franche nature.

Cependant nous dûmes, après une station d’un mois à Batavia, nous décider à les quitter. Quelques-uns d’entre eux vinrent nous reconduire à bord du Fire-Fly, où nous fûmes reçus par les acclamations de Morton, et, un beau matin que la brise de terre parfumait la rade, le contrebandier déploya ses ailes de lin pour prendre son essor sur les flots bleus de la mer de Java.

C’était naturellement Canon qui commandait la manœuvre au moment de l’appareillage. Je fus tout étonné de lui entendre donner la route au nord dès que nous eûmes doublé la pointe Karàwang.

— Je croyais, lui dis-je, aussitôt que le Fire-Fly fut convenablement orienté pour continuer sa route dans cette direction, que nous allions courir un peu à l’est pour visiter Madura et Bali, avant de remonter vers les détroits.

— Je ne vous ai donc pas raconté mon histoire avec le radjah Moura-Singh, un petit souverain fort puissant dont les états touchent Passier, le seul port de la petite Java ?

— Pas le moins du monde.

— Faites faire les tentes alors ; voilà une jolie petite brise qui va nous faire doubler avant midi les bancs Armuiden ; je vais vous conter cela en déjeunant avec vous sur le pont.

Je venais de prendre le service à Morton qui était allé se reposer ; j’exécutai les ordres du commandant. Cinq minutes après, le maître d’hôtel nous servait le déjeuner sur une petite table que le roulis ne menaçait pas d’envoyer à la mer, grâce à la régularité du vent qui inclinait coquettement le Fire-Fly, et grâce aussi à une ingénieuse installation de Canon qui n’omettait jamais rien de confortable.

Les rideaux de la tente n’étaient levés qu’à l’arrière, afin que nous pussions surveiller la brise ; deux hommes sondaient de temps à autre à l’avant, pendant que le matelot de barre suivait les indications du vieux Spilt, qui connaissait ces parages comme la salle basse de l’Ancre-d’Or, où l’avait engagé son capitaine.

Nous dépassâmes rapidement ces Mille-Îles, qui semblent reposer seulement sur les vagues pour disparaître au premier moment, tant leurs rivages de sable sont peu élevés au-dessus des flots, et nous naviguions sur une mer si calme et si limpide que nous pouvions suivre, jusque sur son fond de coquillages, les courses des petits requins à marteau si nombreux dans ces parages.

— Voyons votre histoire ? dis-je à sir John lorsque nous fûmes convenablement installés devant notre petite table, où un karik du plus appétissant aspect étalait ses reflets jaunes, auprès d’une montagne de neige du meilleur riz de Java.

— La voilà ! Vous allez voir que, pendant un certain temps, je dois me garder des détroits de Bali et de Lombok. Il y a deux ans à peine que cela est arrivé, mais je suis certain que Moura-Singh s’en souvient comme si nous n’étions encore qu’au lendemain de sa mésaventure.

— C’est donc bien grave ?

— Oh ! pas le moins du monde, au contraire ! et j’en ris encore aujourd’hui.

Je lui fis signe que je ne demandais pas mieux que de partager son hilarité.

— Imaginez-vous, continua-t-il, qu’il nous arriva un beau jour sur la rade de Batavia un farceur de capitaine bordelais, qui n’avait pas voulu aller sur lest à Canton ainsi que tous ses confrères. Il s’était dit : les Anglais, afin de donner aux Chinois autre chose que de l’argent pour leurs soieries et leurs thés, leur portent de l’opium, moi qui ne puis charger ce précieux narcotique, que leur porterai-je bien ? Il chercha longtemps, puis il se décida pour un chargement d’ustensiles de toilette et de certains vases que vous nommez… que vous nommez. Aidez-moi un peu. Comment les nommez-vous donc ?

— Mais, repris-je, je ne sais de quoi vous voulez parler.

— Si fait, si fait ! des vases… vous appelez cela ?

— Ah ! je comprends, — et je me mis à éclater de rire aux hésitations pudibondes de mon gros commandant, — des vases que, vous, vous ne nommez pas.

— C’est cela même !

— Et ?

— Ce bon capitaine arriva donc à Batavia et nous fit part, tout joyeux qu’il était de sa trouvaille, de son intention de se débarrasser de sa cargaison en faveur des Chinois. — C’était la première fois qu’il allait en Chine. — Nous lui fîmes observer que les habitants du Céleste-Empire avaient, en fait de porcelaines de toutes les formes, de quoi satisfaire les gens les plus difficiles et qu’il pourrait bien faire fiasco en arrivant à Canton. Vous comprenez quel fut son désespoir. Il avait parbleu bien dépensé à ses achats la plus grande partie de ses économies. Nous fûmes un jour à son bord, où il fit ouvrir une demi-douzaine de grandes caisses devant nous. C’était superbe ! Il y avait de quoi meubler là tous les hôtels de Calcutta. Il y avait des cuvettes de toutes les couleurs, bleues, vertes, rouges, dorées ; des pots à eau affectant les plus gracieuses formes, avec des oiseaux et des serpents pour anses, des peintures fines sur les côtés, et puis enfin de ces objets que vous savez, mais splendides, dorés, moulés.

— De véritables objets d’art, en un mot !

— Absolument ! Nous cherchâmes tous, — car c’était en plein cercle qu’il était venu nous raconter son projet, — nous cherchâmes tous à le consoler et à l’aider à tirer le moins mauvais parti possible de sa brillante cargaison. Il y avait une quinzaine de jours que j’avais été relâcher sur les côtes de Moura-Singh, espèce de niais fort amoureux des usages européens ; il me passa par la tête l’idée saugrenue de lui adresser le capitaine bordelais. Chacun rit de ma proposition, et nous décidâmes le Gascon à faire voile pour Bali afin d’aller offrir au radjah, comme vaisselle de table, tous ses ustensiles. Nous croyions vraiment qu’il n’en ferait rien ; nous le vîmes partir convaincus que, dès qu’il serait sorti de la rade, il mettrait le cap vers quelque grand centre de l’Inde pour se débarrasser à vil prix de son hétéroclite chargement. Ah ! bien, oui !

— Comment ! il alla à Bali ? interrompis-je en retenant un fou rire.

— Parfaitement ! Comment s’y prit-il ? Je n’en sais rien. Mais ce qui est positif, c’est qu’après quinze jours d’absence, il revint à Batavia parfaitement enchanté et si ravi que, par reconnaissance, il nous offrit à tous un superbe festin qu’il ne nous servit pas du tout dans sa vaisselle, je vous prie de le croire. Il avait tout placé chez Moura-Singh.

— Sérieusement ?

— Très-sérieusement.

— Mais je ne vois pas là pour vous un motif…

— Oh ! attendez ; mon histoire ne finit pas là. Un beau jour, une corvette anglaise vint mouiller dans le détroit de Bali. Mon radjah, avec sa passion pour les Européens, n’eut rien de plus pressé, vous le comprenez bien, que de quitter son royal palais pour venir rendre sa visite au commodore de notre très-gracieuse Majesté. L’officier anglais reçut de son mieux le principicule malais, qui crut devoir rendre la politesse qui lui était faite en invitant les étrangers à un grand dîner. Les Anglais acceptèrent. Le repas fut précédé d’une chasse et d’une fête dans les jardins. Comme Moura-Singh avait de superbes éléphants, comme ses forêts étaient peuplées d’innombrables panthères noires, comme ses jardins étaient splendides, les Anglais furent enchantés de leur hôte. L’heure de se mettre à table arriva enfin, — vous savez ce que c’est qu’un appétit de chasseur, — chacun se précipita vers la varende parfumée qui servait de salle à manger. Des esclaves avec des sarongs éclatants en soulevaient les portières ; l’amphytrion avait revêtu ses plus magnifiques vêtements ; des fleurs ornaient, de la terre au plafond, la salle du festin, mais la malheureuse vaisselle brillait orgueilleusement sur la table du prince.

Il y avait longtemps que je ne retenais plus mon rire, lorsque mon gros ami arriva à ce dénouement attendu.

— Vous sentez, continua-t-il en riant lui-même de ce bon rire si sympathique qu’il possédait, quelle fut la stupéfaction des officiers anglais ; ils n’en voulaient pas croire leurs yeux. Moura-Singh prenait naïvement leur étonnement pour de l’admiration. Il offrit gracieusement au commodore la place d’honneur à côté de lui, c’est-à-dire en face d’une gigantesque cuvette dorée, qui pouvait, après tout, ne renfermer que de très-bonnes choses, mais dont la forme était shocking. Tel officier avait devant lui un pot à eau, ou un plat à barbe… ou autre chose encore. Les boîtes à savon contenaient les hors-d’œuvre. Quant aux…

— Passez, passez !

— Je n’ai pas été suffisamment renseigné pour vous dire ce à quoi ils avaient été particulièrement employés. Les Anglais se montrèrent gens d’esprit. Comprenant qu’en fait de mystifié il n’y avait que leur hôte, ils se mirent bravement à table ; mais vous figurez-vous les envies de rire qui devaient prendre aux convives lorsque, gracieusement, le prince disait à l’un d’eux : « Votre honneur désire-t-elle de ce plat de volaille ? » en lui faisant présenter par un esclave une volaille, c’est vrai, mais servie dans tout autre ustensile que dans un plat.

— Comment avez-vous connu tous ces détails ?

— Le commodore, qui était un de mes bons amis, ne se doutant pas que je fusse, involontairement, pour quelque chose dans cette plaisanterie d’un goût un peu douteux, je dois l’avouer, et voulant reconnaître la gracieuseté du prince, se chargea de l’avertir du mauvais tour qui lui avait été joué. Inde iræ ! Le farceur gascon s’était présenté sur ma recommandation ; la colère du malheureux radjah faillit lui donner une attaque d’apoplexie. Il vint à Batavia, j’étais absent. Il se plaignit au gouverneur qui, franchement, ne pouvait compromettre son autorité à s’occuper d’une semblable affaire, et qui le renvoya des fins de la plainte en ne se gênant pas pour rire de l’aventure. Moura-Singh jura alors une haine à mort à tous les Européens en général et à moi en particulier. Bien mieux que cela, il souleva contre le gouvernement hollandais tous ses confrères de Bali.

— Et voilà comment, terminai-je pour mon ami, en me levant de table afin de commander une manœuvre que nécessitait la brise, la Hollande est en guerre avec ses voisins : parce qu’un capitaine gascon a chargé à Bordeaux des ustensiles en porcelaine, qui étaient tout autre chose que de la vaisselle de table.

— Si bien en guerre, mon cher ami, répondit Canon, que voilà derrière nous deux schooners qui se dirigent vers l’est avec des troupes de débarquement.

En effet, deux petits bâtiments de guerre, qui avaient été nos voisins de rade pendant un mois, doublaient le cap Karawang et faisaient voile vers Bali.

— Alors, en route pour la Chine ! terminai-je en jetant un regard de regret à l’horizon.

Et je fis orienter pour courir au nord-nord-ouest, dans la direction du détroit de Banca, comprenant fort bien que, pour le moment du moins, je ne pouvais pas songer à visiter les îles de l’est, mais trouvant que mon gros ami s’était un peu conduit comme le capitaine Pamphile, cette création charmante de mon cher maître et ami Dumas.