Le Fire-Fly (Pont-Jest)/XVI

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CHAPITRE XVI


Le marché d’armes de Mvsteer. — Une orgie javanaise.

Je réveillai mon gros ami sur lequel la poésie avait fait son habituel effet soporifique, et nous mîmes pied à terre. Nous entendions, à cent pas en avant de nous, des sons d’instruments ; à travers les arbres, brillaient çà et là des lumières qui étaient celles du marché d’armes.

— Qu’avez-vous donc là, cher ami ? me dit sir John auquel j’avais pris le bras pour l’entraîner loin de la voiture.

Il me désignait un poignard et un revolver dont les poignées sortaient de ma ceinture.

— Mais, vous le voyez, des armes.

— Peste ! je crois bien que je le vois, ou plutôt que je les vois ; c’est ce dont je me plains. Cachez-moi bien vite tout cet arsenal ; il ne servirait qu’à vous faire une mauvaise affaire.

— Je ne vous comprends pas, mais j’obéis.

Et j’enfonçai les armes en question sous mes vêtements, afin qu’elles ne fussent plus visibles.

— Parfait ! nous pouvons maintenant faire sans danger notre entrée dans le bal. Voyez-vous, continua-t-il alors, — en me dirigeant dans l’obscurité d’un petit chemin dont il me tardait d’être sorti, tant les taillis qui le bordaient me semblaient appropriés à l’habitation d’une foule d’hôtes dangereux, — la vue d’une arme à la ceinture d’un étranger, qui vient le visiter au milieu de ses fêtes, produit sur le Malais le même effet absolument que la vue de l’eau sur un chien enragé. Il faut prouver à tous ces braves gens, que les voyageurs ont bien méconnus, qu’on ne craint rien, parce qu’il n’y a vraiment rien à craindre. Ils ne paient pas de mine, c’est vrai ! mais, dans une heure, vous serez convaincu de ce que je vous dis là. Vous verrez que ce sont les gens les plus pacifiques de la terre, pourvu toutefois qu’on ne se mêle pas trop de leurs petites affaires.

Nous sortîmes enfin de ce maudit petit sentier qui m’avait paru ne devoir jamais finir, et nous nous trouvâmes en présence de constructions délabrées, que j’eus d’abord besoin de regarder avec le plus grand soin pour me rendre compte de ce qu’elles avaient envie d’être.

Au milieu d’une espèce de place de cent mètres à peu près sur chaque côté, s’élevait une halle comme celles que l’on voit encore aujourd’hui dans nos villages. La toiture, faite de feuilles de palmiers et de lataniers, était soutenue par des troncs d’arbres non taillés, et, des poutres transversales qui reliaient ces poteaux entre eux, descendaient çà et là des lampes semblables aux lampes antiques, qui laissaient échapper, avec une lumière douteuse, une épaisse fumée et une insupportable odeur.

Autour de cette construction, heureusement ouverte à tous les vents, allait et venait une foule nombreuse, composée de Malais et de Chinois ; les premiers armés de leurs terribles kris empoisonnés par le suc de l’upas, les seconds sans armes, à leur aise là comme chez eux et fumant tranquillement leurs petites pipes de cuivre. Au-delà des rangs de la foule, nous entendions les sons des gongs et des tam-tams conduisant les danseurs, tantôt par un rhythme lent et doux, tantôt par des mouvements rapides et saccadés.

Une solution de continuité s’étant fort à propos produite dans les rangs des spectateurs, je me glissai en suivant sir John et en m’efforçant de ne pas trop arrêter ma vue sur ces sombres et rébarbatifs visages qui nous environnaient, jusqu’à un des piliers qui soutenaient le misérable édifice.

Deux danseurs, un homme et une femme, occupaient seuls l’espace laissé libre au milieu de la halle pour les exercices chorégraphiques. Les regards émerveillés de l’assemblée ne les quittaient pas. C’était hideux et repoussant à voir, et je ne sais vraiment comment m’y prendre, chers lecteurs, pour vous raconter la scène que nous avions là sous les yeux. Il ne me faut rien moins que la promesse que je me suis faite de tout vous dire pour m’y décider.

L’homme, un Malais cuivré, à l’œil blanc chargé d’éclairs, aux mouvements souples et agiles comme ceux d’un tigre, était complètement nu ; ses contorsions et ses gestes n’étaient que des invitations au plaisir. Parfois, il suppliait en rampant jusqu’aux pieds de sa danseuse, parfois il se dressait, au contraire, furieux et menaçant.

La femme avait conservé un pagne d’une étoffe légère et diaphane dont elle se servait avec coquetterie, tantôt s’en enveloppant entièrement, tantôt le laissant tomber jusqu’à ses pieds ornés aux chevilles de larges anneaux d’argent.

C’était une toute jeune fille de quatorze à quinze ans peut-être, mais formée ou plutôt déformée comme le sont souvent à cet âge déjà les femmes des régions tropicales. Ses bras étaient ornés comme ses jambes de larges et épais cercles d’argent qui ne représentaient pas autre chose que ses conquêtes nombreuses. À chaque mouvement qu’elle faisait, ils sonnaient comme pour se joindre aux instruments. À ses oreilles et à son nez pendaient de grands et fort disgracieux anneaux d’or. Ses lèvres rouges, qu’elle entr’ouvrait parfois pour sourire de ses dents noires comme de l’ébène, nous disaient assez le fréquent usage qu’elle devait faire du bétel. Ses cheveux assez courts tombaient librement sur ses épaules lustrées par l’usage de l’huile de coco, et ses petites mains, aux ongles d’un rouge vif, les rejetaient à chaque instant en arrière avec un mouvement plein de hardiesse et de grâce. Son nez n’était pas trop épaté, ni ses pommettes trop saillantes. Sans tous ces bizarres ornements qui l’ornaient si peu, — au contraire ! — la danseuse malaise eût été une assez jolie femme. Les pas qu’elle formait étaient un mélange de gestes pudiques et obscènes. Par instants, elle semblait près de céder ; elle s’offrait nue, dans des poses lascives et avec des sourires pleins de promesses, aux désirs de son compagnon ; puis, tout à coup, au moment où il s’élançait vers elle, elle changeait subitement de physionomie et se drapait chastement dans son pagne de mille couleurs, en refusant même Un baiser.

La lutte dura ainsi plus d’une heure.

Bientôt les gongs précipitèrent la mesure, les tam-tams résonnèrent plus bruyants. Les bonds devinrent alors plus rapides, les attaques de l’homme plus répétées, ses gestes plus suppliants, ses menaces plus terribles et la résistance de la femme moins énergique. Soudain, au moment où le Malais brandissait au-dessus de la tête de sa compagne son terrible kriss flamboyant, elle laissa tomber son pagne jusqu’à ses pieds et s’élança dans ses bras avec un cri sauvage. Le vainqueur poussa un hurrah de triomphe, et, agitant devant lui son arme empoisonnée, il bondit à travers les rangs de la foule qui s’ouvrait sur son passage pour se perdre dans les massifs de la forêt, où s’élevaient, à quelques mètres du lieu consacré à la danse, de petites huttes de bambous dont il est, je crois, parfaitement inutile de vous indiquer l’usage.

On eût dit une bête fauve enlevant sa proie.

Un autre groupe de danseurs vint prendre sa place sous les lampes fumeuses ; mais, comme le premier acte auquel je venais d’assister avait complètement satisfait ma curiosité, j’entraînai mon cher commandant pour visiter les autres parties de Mysteer, trouvant que les Malais avaient heureusement choisi le vendredi pour se livrer à leurs ébats.

Ils fêtaient bien vraiment le Dies Veneris.

Le village ne s’étendait pas au-delà de l’endroit où nous nous trouvions. Il ne se composait que de ce hangar et d’une cinquantaine de cases s’alignant sur deux de ses côtés et formant, dans un des angles du carré, une petite rue, à l’entrée de laquelle il me semble voir encore s’agiter, dans les ténèbres épaisses, les ombres bizarres des déesses du lieu.

Ce hangar, car vraiment je ne trouve pas d’autre nom pour désigner cette singulière salle de danse, n’était pas en entier réservé aux exercices chorégraphiques ; la partie opposée à celle où nous avions assisté aux ébats des deux Malais, était occupée par une population s’adonnant à un autre vice plus affreux encore que celui de la danse. Les Chinois étaient là en plus grand nombre que les indigènes.

Il est curieux de remarquer combien les sujets du Céleste-Empire fourmillent, dans tous les pays du monde, là où siègent les vices. Vous les retrouvez partout : à San-Francisco dans les maisons de jeu, à Sydney dans tous les bouges, ainsi qu’à Calcutta et à Singapore. Dans tous les grands centres, ils vont vivre de leurs honteuses industries, croupiers ou maîtres de mauvais lieux, spéculant sur les passions, calmes, froids et sceptiques, au milieu des cris de joie ou des désespoirs de leurs victimes.

À Mysteer ils étaient les Bénazet de l’endroit, ils étaient les fermiers des jeux, mais les tapis verts, la roulette et le trente-et-quarante étaient remplacés par de petites tables portatives de deux pieds carrés à peine, sur lesquelles s’entassaient parfois des monceaux de piastres.

Les Chinois sont, du reste, les plus habiles changeurs du monde. Ils prennent tout : lingots, doublons, couronnes, guinées, piastres à colonnes, piastres mexicaines, pièces d’or françaises, florins et pièces de cinq francs. Ces épaves de tous les naufrages se rencontrent bien étonnées dans des poches profondes, où elles n’entrent qu’après avoir été pesées en un clin-d’œil, et après avoir rendu un son bien franc et bien loyal. Chaque pièce d’or ou d’argent, de la paume de la main sèche et mince du banquier, où un séjour de deux secondes a suffi pour indiquer son poids à un milligramme près, passe sur le côté extérieur de l’extrémité de l’index. Un petit bruit métallique se fait entendre : c’est le pouce de la même main qui, armé de son ongle d’une longueur démesurée, a lancé en l’air la pièce de monnaie afin de la faire sonner. Je ne me souviens pas d’avoir jamais vu un Chinois laisser tomber à terre la plus petite des pièces d’or, en exécutant cette singulière vérification monétaire.

Autour de chacune de ces petites tables se tenaient des groupes de huit à dix joueurs, et, çà et là, quelques papengers[1] armés de sabres se promenaient tranquillement, en paraissant ne s’occuper que fort peu de ce qui se passait autour d’eux.

Ainsi que me l’avait annoncé mon compagnon, la foule ne faisait pas attention à nous ; nous pouvions circuler en toute liberté. Nous nous approchâmes d’une des tables de jeu, autour de laquelle régnait une animation plus grande que partout ailleurs.

J’eus peine à retenir un cri de surprise. Les deux adversaires, un Chinois aux lèvres minces, aux petits yeux vifs et perçants, et un Malais de vingt ans peut-être, admirablement drapé dans un superbe costume brodé, jouaient aux cartes avec de vraies cartes ressemblant à s’y méprendre à des cartes européennes. Cela venait fort à propos me prouver que ce jeu n’a pas été inventé pour amuser Charles VI, ainsi que, de l’article d’un compte de l’argentier Poupart, ont voulu le déduire certains auteurs, mais bien qu’il est venu de l’extrême Orient en France par l’Italie, tout comme une foule d’autres fort vilaines choses dont nous nous serions bien passés.

Ces cartes dont se servaient nos deux asiatiques différaient cependant un peu, en les regardant de plus près, de celles que Jacquemin Gringonneur avait peintes en or et de diverses couleurs pour l’esbattement du seigneur roi, moyennant cinquante-six sols parisis, ce qui me parait un prix des plus modiques pour trois jeux. Les vertus, les muses, les sciences n’y étaient pas reproduites avec des vêtements rehaussés d’or, non plus que le pape, l’ermite, le fou et le pendu de la danse Macabre. Tout cela était remplacé par des dragons verts, rouges ou bleus, faisant à ceux qui perdaient leur argent les plus effroyables grimaces, et par une foule d’autres emblèmes indéchiffrables pour moi.

Le Malais était le fils d’un riche adapali[2] de Sumatra : il me parut être un assez mauvais joueur, ne dissimulant en aucune façon sa colère et tout disposé à se venger de la mauvaise fortune sur un de ses voisins. Il avait en face de lui le plus flegmatique et le plus calme des adversaires, heureusement. Le Chinois ne rangeait pas moins tranquillement une demi douzaine de cartes, sur l’une desquelles le jeune homme plaçait son argent ; puis le banquier tirait du jeu, au hasard, deux autres cartes, dont les chiffres probablement décidaient de la perte ou du gain du joueur. Invariablement, les piastres s’engouffraient dans les vastes poches du Chinois.

Comprenant qu’il allait se passer là quelque drame dont nous n’avions pas le moins du monde envie d’être les spectateurs, nous laissâmes aux prises nos deux joueurs, autour desquels la foule grossissait, pour jeter un coup d’œil sur les autres tables.

Chacune d’elles, sans exception était sous la direction d’un Chinois. Sur l’une roulaient des dés, sur l’autre de petits morceaux d’ivoire dont le joueur devait deviner le nombre, mais, en tout cas, sur toutes brillaient l’or et l’argent.

Puis, comme il fallait bien que les plus pauvres pussent aussi bien que les plus riches se ruiner, il y avait çà et là, accroupis sur le sol, dans un coin, des industriels, toujours Chinois, dont le champ de manœuvre était tout simplement une petite natte étendue à terre. Les cauris, les sapecks, les sous marqués de Bourbon, toutes les divisions de cuivre, enfin des monnaies d’argent s’y amoncelaient ; mais la chance me sembla toujours favoriser singulièrement les sujets du Céleste Empire, aux dépens des pauvres diables qui venaient perdre là le produit du travail de toute une semaine. Il est vrai que les sujets du Céleste Empire aidaient peut-être un peu le hasard, trouvant sans aucun doute, comme de Bernis, que « le hasard est un mot qu’inventa l’ignorance ».

Nous quittâmes prudemment le hangar au moment où les affaires s’embrouillaient à la table des gros joueurs. Les kris qui commençaient à sortir des ceintures, nous rappelèrent fort à propos que nous étions surtout venus à Mysteer pour y acheter des armes.

Les kadei ou magasins dans lesquels se fait ce commerce important occupaient toutes les cases qui longeaient un des côtés du hangar. Nous nous dirigeâmes vers celui qui nous parut le mieux fourni, sans nous laisser séduire par les offres des autres marchands. Une fois dans la malheureuse hutte de bambous, nous n’eûmes plus que l’embarras du choix entre les engins de destruction de toutes sortes que le propriétaire s’empressa de nous présenter.

Il y avait là des poignards de toutes les formes : des kris aux lames flamboyantes si bien empoisonnées avec le suc de l’upas que, si usées qu’elles soient, la blessure en est toujours mortelle, des siwa larges comme la main et tranchants seulement d’un côté ; des golok, espèces de sabres plus étroits dont on se sert des deux mains et dont la lame coupe des deux côtés comme un rasoir, des badi courts comme des poinçons et effilés comme des aiguilles. Puis, auprès d’un tokam, masse de fer qui semblait enlevée à une armure du moyen-âge, était une poignée de flèches dentelées et empoisonnées, légères comme des plumes ; à côté, des sagaies, des casse-têtes, des boucliers de peau de buffle et mille autres objets encore propres à la destruction et du plus effrayant aspect.

Je me décidai pour un kris long comme le bras, dont la lame bleue et damassée par le poison décrivait mille zig-zags sinistres en s’arrêtant sur une poignée recourbée en bois d’ébène représentant assez bien une tête de tigre, et pour un petit badi triangulaire portant sur chacune de ses faces une incision profonde destinée à laisser couler le sang sans aucun doute. Je payai le tout six piastres. L’honnête armurier, un Malais des plus hideux, me volait bien la moitié de cette somme, mais j’avais eu la maladresse de laisser percer mon faible pour les deux armes en question ; je n’avais plus qu’à payer. J’enfonçai avec le plus grand soin le kris dans son fourreau de bambou où venait même s’emboîter la garde tranchante dans sa partie inférieure, je glissai le badi à ma ceinture, et] ainsi armé, je suivis sir John insensible aux offres les plus séduisantes du vieux marchand.

Il nous restait à rendre notre visite aux fumeurs d’opium. Les autres cases qui, ainsi que je l’ai dit plus haut, faisaient un angle droit avec les kadei d’armes en longeant un des côtés de la halle de ce singulier village, étaient toutes occupées par eux. Nous ne l’eussions pas su que notre curiosité, éveillée par le silence et le calme qui régnaient autour de ces douze ou quinze misérables huttes, nous eût conduits vers elles.

Les papengers étaient plus nombreux là que sur le lieu de la danse. Sur le seuil de presque chacune des portes, se tenait un de ces policemen malais, non plus armé d’un sabre, mais d’une espèce de fourche de fer dont je ne pouvais découvrir l’usage.

Au moment où je me cassais la tête à examiner le curieux instrument, le hasard, fit que d’une des cases un homme s’élança furieux. C’était un fumeur que l’opium avait rendu fou ; il brandissait dans sa main un poignard dont il menaçait ceux qui l’entouraient.

Il allait bondir dans la direction de la foule, lorsque tout à coup il s’arrêta brusquement, ne faisant plus ni un pas en avant ni un pas en arrière, mais vociférant de plus belle.

Le papenger venait d’abaisser sa fourche en exécutant absolument le mouvement d’une jeune miss qui chasse au papillon avec un filet de gaze : mon fumeur se trouvait pris par le cou de telle sorte que, sans pouvoir lutter, il allait être obligé de se laisser conduire en lieu de sûreté, d’où il ne sortirait que lorsque l’action excitante de l’opium aurait cessé.

J’étais suffisamment renseigné sur l’usage de la fourche des soldats de police ; elle me paraissait très-habilement inventée pour arrêter ces malheureux Malais que l’extrait du papaver somniferum rend fous furieux, au lieu de les endormir agréablement, effet qu’il produit sur presque tous les autres peuples.

Pourquoi ? Je n’en sais vraiment rien ; je ne suis pas plus savant que les médecins de Molière sur le quare facit dormire.

L’opium dont font usage les Malais est en petits pains secs, aplatis et d’un brun foncé ; sa cassure est brillante et son odeur désagréable. On l’obtient par des incisions à la capsule des pavots et par l’expression de ces capsules dont le suc arrive bientôt à la consistance. C’est peut-être à l’influence des climats et à la différence des tempéraments chez les fumeurs que l’on doit attribuer les effets opposés qu’il produit, car le mode d’aspiration est presque partout le même, chez les sujets du Céleste-Empire comme chez les habitants des îles de la Sonde.

Nous nous glissâmes dans une des cases occupées par les fumeurs. Lorsque mes yeux se furent un peu accoutumés à l’atmosphère épaisse et viciée qui y régnait, je pus distinguer quelque chose autour de moi.

L’endroit où nous étions était une malheureuse cabane de bambous, ouverte à peu près à tous les vents ainsi que les autres huttes de Mysteer. Elle pouvait avoir une douzaine de pieds de profondeur sur huit ou dix de largeur. Les murs étaient recouverts de nattes grossières, et la toiture, en fort mauvais état, offrait çà et là des solutions de continuité par lesquelles, à travers les feuilles des palmiers, se glissaient, comme des curieuses, les étoiles d’or du ciel.

Au milieu de la salle unique que formaient les quatre murs branlants de la case, s’élevait une plate-forme ronde, de deux pieds de hauteur, ne laissant entre elle et les parois qu’un chemin étroit pour les serviteurs du lieu. Sur cette plate-forme se tenaient accroupis en cercle une dizaine de Malais dans un état complet d’abrutissement, et demi-nus, à cause de l’intolérable chaleur que faisait naître la réunion de tant d’hommes dans un aussi petit espace. Au centre de ce cercle, se dressait, assez semblable à un narguilé, une espèce de pipe surmontée d’un petit fourneau de cuivre, où, à chaque instant, un budak[3] plaçait des charbons allumés au-dessus du madat, tabac fin qui se mélange avec l’opium. Un seul tuyau était adapté à la partie inférieure de la pipe. Chacun des fumeurs, après avoir aspiré longuement, rarement plus d’une fois, la fumée épaisse qui faisait bouillonner l’eau de rose du réservoir, le passait à son voisin. Le bout d’ambre faisait ainsi le tour de l’assemblée sans qu’un mot fût échangé. Deux hommes seuls paraissaient vivre : le serviteur chargé de renouveler, presque pour chaque fumeur, la dose de madat, et un grand et solide Javanais dont les fonctions consistaient tout simplement à saisir le fumeur ivre, pour le jeter à la porte s’il était furieux, pour le coucher dans un coin, enveloppé dans son sarong[4], s’il était seulement endormi.

C’était un hideux spectacle que celui qu’offraient ces hommes ne retrouvant un peu de force que pour saisir le long tuyau de bambou lorsqu’il leur parvenait, puis retombant assoupis, jusqu’à ce que l’empoisonnement fut assez complet pour produire chez les uns un lourd et fatigant sommeil, chez les autres une folie furieuse. Le fumeur le plus robuste ne résistait pas à plus de douze ou quinze aspirations.

Comme je n’avais en aucune façon l’intention d’user du terrible narcotique, je fis signe à sir John, qui examinait tous ces gens avec son flegme si comique, en songeant que c’était peut-être une portion de l’un des chargements du Fire-Fly qui s’en allait là en fumée, et nous quittâmes la case pour rejoindre notre voiture.

Nous n’avions plus rien à voir à Mysteer, à moins de tenter une reconnaissance dans cette petite rue qui séparait les marchands d’armes des fumeurs d’opium ; ce dont nous n’étions pas tentés le moins du monde.

Pour gagner le carrefour de la forêt où nous attendait notre équipage, nous dûmes traverser une seconde fois la halle. Nous n’étions pas fâchés, du reste, de dire adieu aux joueurs et aux danseurs qui, malgré l’heure avancée, — il était plus de minuit, — étaient toujours fort nombreux. En passant auprès du Chinois que nous avions quitté au moment où il dépouillait si bien son client, je glissai dans une mare de sang. En notre absence, le fils de l’adapati de Sumatra avait fait des siennes : il avait grièvement blessé deux ou trois curieux qui le serraient de trop près ; mais cela était trop dans les mœurs du lieu pour que le bruit de la lutte eût pu venir jusqu’à nous. Les papengers l’avaient tout simplement chassé ; le Chinois n’en rangeait pas moins fort tranquillement ses petits cartons en attendant d’autres pratiques.

L’aspect du bal n’était plus le même.

Dans l’espace réservé à la danse, des groupes de sept à huit danseurs, hommes et femmes, se livraient aux bonds les plus effrénés, agitant au-dessus de leurs têtes leurs terribles armes. C’était vraiment là la danse des Corybantes dont parlent Lucien et Strabon. Un Javanais drapé dans un sarong rouge remplissait le rôle du præsul romain et conduisait la troupe. Les hommes, parfois, s’avançaient seuls vers les femmes en les menaçant ; puis, celles-ci, sous la conduite de l’une d’elles, s’approchaient à leur tour avec des gestes et des contorsions impossibles à décrire. Cela ne ressemblait en rien, je vous prie de le croire, à la marche gracieuse de Cythérée que peint si poétiquement Horace.

Les danseuses malaises, les yeux chargés d’éclairs invitant au plaisir, frappaient bien la terre d’un pied alternatif, mais les Grâces décentes étaient remplacées par des Furies obscènes, et l’imminente luna par des lampes fumeuses, dont les pâles et tremblants reflets éclairaient étrangement cette scène bizarre qui, parmi ses auteurs, comptait des musulmans, malgré le chapitre XXIV du Coran, qui défend la danse aux fils de Mahomet.

Nous nous décidâmes enfin à laisser là les danseurs malais, qui ne firent pas plus attention à notre départ qu’ils n’avaient fait attention à notre arrivée. Cinq minutes après, étendus sur les coussins de notre voiture et enveloppés dans nos plaids, car la nuit était fraîche, nous reprenions au galop notre course à travers la forêt, ravis de notre visite à Mysteer.

Il y avait une heure à peu près que nous avions quitté le village ; bercé par le mouvement de la voiture, je m’étais endormi dans mon coin, lorsque tout à coup je fus réveillé brusquement par une secousse violente. Un de nos chevaux venait de s’abattre. Nous étions alors dans l’endroit le plus épais et le plus sombre du bois. Les branches des copals et des tecks, en se rejoignant au-dessus de la route, interceptaient les pâles rayons de la lune, déjà, du reste, assez bas sur l’horizon. Pour comble de malheur, les torches de nos hommes n’avaient plus pour une demi-heure d’existence ; quelques-unes même étaient éteintes.

Sir John n’avait fait qu’un bond jusqu’à terre : il examinait attentivement l’animal étendu sur le sol, pour bien se rendre compte si le cocher n’avait pas un peu aidé à sa chute. Satisfait de son examen, — la pauvre bête avait tout simplement succombé à la chaleur et à la fatigue, — il se mit alors à gourmander les Malais en leur donnant l’ordre de dételer, afin de continuer notre route avec un seul cheval puisque l’autre, malgré les coups et les cris, refusait de se relever.

Notre situation n’avait rien d’agréable. Le cocher ne voulait pas abandonner son cheval dont il était responsable devant son maître ; l’esclave auquel on l’avait proposé avait nettement refusé de rester ainsi seul, près de lui, au milieu de la nuit dans la forêt, prétendant, assez justement, qu’il n’y serait pas depuis un quart d’heure qu’il aurait à se défendre contre un tigre ou contre une panthère.

Les choses menaçaient de prendre une mauvaise tournure. Le contrebandier que j’avais rejoint, habitué qu’il était à voir ses volontés exécutées à la minute, tirait déjà, mais tout tranquillement et comme s’il eût fait la chose la plus naturelle du monde, un pistolet de sa ceinture, lorsque, fort à propos, le cheval abattu étendit les jambes, puis souleva doucement sa tête et la laissa retomber en poussant un gémissement qui devait être le dernier.

Rien ne s’opposait plus à son abandon. Le cocher, qui avait fait un bond en arrière en entendant les deux petits coups secs et accentués à intervalles égaux du revolver, se rapprocha en faisant des protestations de dévouement et d’obéissance. L’arme retourna tout doucement à sa place. Quelques minutes après, nous abandonnions derrière nous le cadavre de la pauvre bête qui allait servir de pâture aux chacals, et nous reprenions la route de Batavia, en laissant marcher l’autre cheval au pas, afin d’éviter un second accident.

Inutile de vous dire, chers lecteurs, que je ne songeais pas à me rendormir. Nos torches ne jetaient plus que de faibles lueurs ; à chaque instant, il me semblait voir briller, dans les fourrés qui bordaient le chemin, les yeux jaunes des panthères que la lenteur de notre marche pouvait décider à nous attaquer. Mon brave compagnon lui-même n’était pas fort rassuré, malgré tout son mépris pour les hôtes des bois. Quant à nos hommes, ils mouraient de frayeur. Comme des enfants qui veulent chasser la peur, ils chantaient à tue-tête des refrains bizarres en se groupant le plus près qu’ils le pouvaient de la voiture.

Nous sortîmes enfin des passages dangereux. Lorsque nous rentrâmes à l’hôtel, enchantés de notre singulière excursion, l’aurore commençait déjà son œuvre de résurrection, sur les jardins flottants de la rade, et les forêts envoyaient jusqu’à nous les plus suaves de leurs parfums.


  1. Corps de police composé d’esclaves libérés, malais, nègres et bengalis, et employé presque exclusivement dans la résidence de Batavia.
  2. Nom que prennent les chefs des villages du sud de Sumatra.
  3. Jeune esclave.
  4. Pagne de coton blanc.