Le Fire-Fly (Pont-Jest)/XXIV

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CHAPITRE XXIV


De Canton à Whampoa par le passage Eliot. — Le drame après la comédie. — Les sociétés secrètes. — Une embarcation du Lys d’eau.

Comme si nous venions tout simplement du bas de la rade, nous fîmes le tour de Dutch-Folly, en passant devant les jonques de guerre.

Les lanternes des bateaux de fleurs envoyaient jusqu’à nous leurs lueurs tremblantes ; les arrières dorés des grands bâtiments guerriers du Céleste-Empire s’élevaient çà et là autour de nous, comme des poupes de vaisseaux hollandais du xviie siècle, avec leurs sculptures et leurs dessins bizarres.

Ces jonques me parurent mieux ou plutôt moins mal construites que les jonques de commerce. Elles étaient moins hautes sur l’eau, le pont y était au moins débarrassé de ce toit de paille qui l’encombre sur ces dernières, les mâts démesurément gros me parurent faits d’une seule pièce. Je comptai sur quelques-unes d’entre elles six canons de 4 à chaque bord, et deux pièces allongées de 6 à l’avant. Leur armement était complété par quelques fusils de rempart de deux pouces de diamètre, tournant sur des pivots fixés sur les bastingages. Tout cela, animé par deux ou trois cents hommes armés de fusils, de lances et de flèches, faisait encore d’assez tristes navires de guerre, dont les batteries inférieures pouvaient recevoir une trentaine d’avirons pour venir en aide à la voilure.

Laissant toutes ces singulières constructions derrière nous, nous longeâmes le quai des factoreries pour venir accoster à la douane. Il pouvait être alors deux heures de la nuit.

Ce ne fut pas sans peine que nous arrivâmes à la factorerie anglaise, où demeurait M. Hope. À chaque angle de rue, nous trouvâmes des portes soigneusement fermées que nous dûmes faire ouvrir grâce à notre laissez-passer. M. Hope et MM. Lauters nous attendaient, non sans inquiétude. Les renseignements qu’ils avaient eus, depuis notre départ, leur avaient appris que la situation allait devenir fort grave. Plusieurs Européens, déjà, avaient abandonné le soir même les factoreries pour se réfugier à Whampoa sur les bâtiments en rade ; il nous restait à savoir s’ils n’avaient pas rencontré les embarcations du Lys d’eau et de la Triade.

Fo-hop était un Chinois que ses affections et ses intérêts conduisaient à aimer et à être utile aux Européens ; il avait, de plus, une très-grande amitié pour sir John, et il nous donna le conseil de ne pas rejoindre la rade en prenant par le bras du fleuve qui nous avait amenés à Canton, mais bien, au contraire, en suivant la côte sud de l’île Honan. Nous devions être moins exposés à trouver des pirates dans ce passage peu fréquenté. La compagnie de madame Lauters, que nous allions emmener, nous commandait d’éviter avec soin toute rencontre fâcheuse.

Ces sociétés secrètes, dont on nous faisait si grande frayeur, sont, en effet, des plus redoutables. Organisées sur une très-grande échelle, étendant leurs ramifications du nord au sud de l’empire, ayant à leur tête des chefs hardis, elles sont l’effroi des populations paisibles. Le but politique qu’elles semblent poursuivre, but qui n’est qu’un voile derrière lequel elles cachent les assassinats et les vols, les met à l’abri de la colère de la plus grande partie des mandarins, toujours mécontents du régime actuel. La Triade, le Lys d’eau et la Sainte-Mère sont les plus terribles de ces franc-maçonneries chinoises. Elles semblent combattre pour le rétablissement de la dynastie des Ming. Naturellement, le soulèvement de la province de Kwang-Si et le voisinage d’une armée de rebelles, avaient augmenté la hardiesse de ceux de leurs membres qui habitaient les rives du fleuve des Perles. Leur apparition était toujours, pour les Européens, le signe de quelque prochaine catastrophe.

Il fut donc décidé que nous suivrions le conseil de Fo-hop, et que M. Hope, ainsi que lui, viendraient nous rejoindre à Whampoa avec le plus jeune des MM. Lauters, notre yole ne pouvant contenir plus de quatre passagers.

Nous prîmes à peine quelques heures de repos. Avant le lever du soleil, nous éveillâmes madame Lauters pour quitter au plus tôt Canton, où pendant toute ma promenade je n’avais pas aperçu un monument qui méritât une description, et dont le séjour devenait vraiment dangereux.

Heureusement, nous n’eûmes à traverser, pour gagner notre embarcation, que des quartiers déserts, car la pauvre femme, quoiqu’elle eût revêtu des habillements d’homme, trahissait à chaque instant son sexe par des mouvements de frayeur.

En arrivant sur le quai de la douane, nous eûmes tous un moment de terreur véritable : un bateau mandarin y était amarré ; il nous fallait, pour descendre dans l’embarcation, passer devant son équipage occupé à embarquer des poudres.

Si un des officiers chinois, reconnaissait une femme dans notre compagnon, nous étions perdus.

Je pris, sous le mien, son bras tremblant, et, son mari et sir Canon nous flanquant sur les deux ailes, nous pûmes, grâce au demi-jour qui luisait à peine, échapper à l’inspection dangereuse qui nous menaçait, et nous embarquer enfin dans la yole, que dix coups d’aviron lancèrent bien vite au milieu du fleuve.

Nous couchâmes sous la tente madame Lauters presque évanouie, puis, chacun de nous doublant les avirons de nos hommes, nous dirigeâmes l’embarcation vers la pointe de l’île de Gough, en ayant soin de nous tenir au large du fort Rouge et des batteries du camp de Howqua. Bientôt nous donnâmes dans le passage de Macao qui devait, ainsi que nous l’avait dit Fo-hop, nous faire gagner le mouillage de Whampoa en suivant le rivage de l’île Honan.

La navigation, dans ces mille bras du fleuve, est des plus difficiles et des plus dangereuses. Toute cette partie de la Chine est vraiment semblable à un grand lac parsemé d’îles ; à chaque instant, les embarcations rencontrent des barrages sur lesquels elles s’échouent lorsque les passes sont inconnues à ceux qui les dirigent. Nous n’avions pour guide que sir John qui, deux ou trois fois, il est vrai, avait suivi cette même route ; mais il y avait si longtemps, qu’il lui fallait tout son tact de marin consommé pour ne pas nous perdre dans les innombrables petits bras du fleuve, que nous rencontrions, pour ainsi dire, à chaque coup d’aviron.

M. Lauters donnait à sa jeune femme tous les soins dont elle avait besoin ; Canon et moi, nous remplacions de temps en temps nos rameurs. Le commandant du Fire-Fly était étrangement préoccupé ; un air de tristesse s’était répandue sur tout son visage ordinairement si gai. Sombre et taciturne, il interrogeait attentivement du regard les rives silencieuses, et encore dans le brouillard du matin.

— Je ne sais ce que j’ai, me dit-il tout à coup en se penchant hors de l’embarcation pour que notre compagne ne put entendre ses paroles, j’ai fait un rêve affreux cette nuit, j’ai peur que la journée ne finisse mal pour nous.

— Qu’avez-vous donc rêvé ? repris-je en me moquant un peu de ses pressentiments, mais tout étonné de voir ce caractère si ferme et si résolu ému d’un songe.

— C’est à ne pas croire, reprit-il après un instant de silence. Imaginez-vous que tout ce drame affreux des thugs s’est déroulé de nouveau devant moi. J’ai revu ces misérables, j’ai entendu le cri de douleur de Roumi, je me suis éveillé au coup de poignard que je recevais d’un Indien dont la figure m’est déjà apparue deux ou trois fois en rêve.

Je fus tout surpris de ne pas entendre mon ami prononcer le nom de la bayadère. Il n’osait pas en parler, mais c’était son souvenir surtout qui occupait sa pensée. Je m’étais déjà aperçu plusieurs fois, à de longs intervalles, du chagrin profond qu’avait laissé sa mort dans son esprit, mais j’avais toujours évité avec soin de lui rappeler cet événement, sachant combien sa nature droite et loyale lui ordonnait le remords au sujet de l’empoisonnement de la pauvre enfant.

— C’est inimaginable, n’est-ce pas ? me dit-il, lorsqu’il vit que, suivant le cours de mes pensées, je ne lui répondais pas. Ce souvenir me suit comme celui d’une mauvaise action ; j’ai beau faire ce que je puis pour le chasser, il revient toujours, surtout lors qu’un malheur me menace.

Je haussai les épaules en souriant et en lui faisant signe d’admirer comme moi l’effet charmant que produisait, en élevant comme des curieux leurs têtes feuillues au-dessus de la brume, les masses de palmiers qui couvraient la petite île de Nias, vers laquelle, en doublant le fort Macao, descendait rapidement la yole.

— Vous ne me croyez pas ? continua-t-il ; cela est cependant. Vous vous rappelez le coup de vent que nous avons eu par le travers de la pagode de Jaggernaut ?

Je fis signe que je me souvenais parfaitement.

— Il y avait déjà plus d’un grand mois que ces tristes événements avaient eu lieu ; eh bien ! tout à coup, au milieu de la tempête, il m’a semblé revoir tous ces fantômes et j’ai, pour ainsi dire, eu peur, moi ! Lorsque vous êtes parti pour Chandernagor, vous étiez à peine au bout de la rade que, saisi brusquement d’un sinistre pressentiment, j’ai voulu vous rappeler. C’est certainement bien par miracle que vous êtes revenu à bord, et, pendant votre absence, j’ai failli moi-même être assassiné. Ne vous ai-je pas prédit, à une heure près, l’attaque des pirates de Banca ? Si nous n’avions pas aussi bien pris toutes nos mesures, nous ne leur eussions pas échappé. J’ai fait tout mon possible pour vous dissuader de venir à Canton, que va-t-il nous arriver ? Tout cela est bien étrange ! Je ne me reconnais plus moi-même.

— Allons, allons ! mon cher commandant, interrompis-je en lui prenant la main, je crois que l’opium de cette nuit vous brouille un peu la cervelle. Contentons-nous décidément d’en apporter à ces braves gens qui en font un si bon usage, mais, nous, n’en fumons pas. J’ai moi-même la tête d’une pesanteur inouïe. Si j’y mettais quelque bonne volonté, je me laisserais, comme vous, aller à des rêves. Tenez, madame Lauters dort, allumons un cigare ; l’air se parfume de la brise de terre, le rivage est charmant de poésie, notre yole, dans deux ou trois heures, nous mettra à bord, c’est, il me semble, bien peu le moment de nous laisser aller à de sombres pensées que rien ne justifie.

Sir John avait cela de bon que ses tristesses disparaissaient promptement, ou par suite de son caractère naturellement léger, insouciant et gai, ou peut-être aussi grâce à son admirable empire sur lui-même. Au bout d’un instant, nous parlions de mille autres choses, en admirant le sublime aspect que présente le fleuve par le travers de l’île Seapoys dont nous suivions la rive sud.

Laissant sa femme sous la tente ou elle reposait toujours, M. Lauters s’était assis auprès de nous, et, quoique familiarisé depuis longtemps avec toute cette belle nature, il admirait comme nous.

Nous avions abandonné la rive gauche afin de passer au large des habitations qui couvrent le rivage sud de l’île Honan, depuis la pointe de Young jusqu’à celle de Mac-Grégor, et nous étions à peu près par le travers du chenal d’Adams qui sépare les îles Barrows et Haddington, lorsque nous aperçûmes, débouchant du passage qui est entre l’île Seapoys et celle d’Honan, une longue embarcation qui descendait de notre côté de toute la force de ses six avirons.

Canon monta sur un banc pour mieux voir si c’était vraiment vers nous qu’elle se dirigeait : il crut distinguer, debout sur l’avant, un homme qui nous faisait, avec quelque chose de blanc, signe d’attendre.

Sans désarmer, mais simplement en faisant lever les rames, afin d’être prêts à marcher en avant si nous nous étions trompés, nous ralentîmes alors notre course en nous laissant dériver.

Le changement de mouvement avait éveillé madame Lauters qui avait passé sa jolie tête blonde entre les rideaux de la tente, croyant peut-être que déjà nous étions arrivés à Whampoa.

Quelques minutes s’étaient à peine écoulées, que nous pouvions distinguer l’embarcation qui venait derrière nous.

C’était un long bateau poussé seulement par six avirons que maniaient assez maladroitement des Chinois, auxquels notre yole nous eût permis d’échapper bien facilement, si nous avions eu quelque chose à craindre. À son avant s’agitait un grand gaillard dans le costume d’un ouvrier du port, c’est-à-dire demi-nu, et une lettre à la main.

Probablement M. Hope, aussitôt après notre départ, avait eu quelque chose d’important à communiquer à sir John, et il avait expédié ce canot à notre poursuite. Cela nous sembla si naturel que nous mîmes en travers et fîmes scier nos nageurs, pour permettre de nous rejoindre à la longue embarcation qui, à mesure quelle s’approchait, me sembla mieux faite qu’aucune autre de celles que j’avais vues jusqu’alors.

Entraînés par le courant, nous venions de doubler la pointe Tufnell, lorsque le bateau chinois, d’un vigoureux coup d’aviron, entra dans nos eaux.

M. Lauters, afin d’éviter un abordage inutile, s’était élancé sur l’avant de la yole. Il se disposait à prendre au vol la lettre du Chinois, lorsque son embarcation, poussée par les avirons, dépasserait la nôtre que le courant seul entraînait.

La pirogue chinoise descendait rapidement dans une direction à doubler l’avant de notre yole à la portée de la main, j’avais fait rentrer les avirons de bâbord pour qu’elle ne les brisât pas en passant, lorsque, brusquement, le pilote qui la dirigeait mit toute sa barre à bâbord, imprimant ainsi à son bateau un mouvement violent sur tribord qui le jetait sur nous. En maudissant sa maladresse, je m’élançai sur le gouvernail que je poussai rapidement à bâbord, pour lancer la yole dans une ligne parallèle à celle de l’embarcation chinoise et éviter l’abordage, pendant que M. Lauters étendait la main pour saisir la lettre que l’homme, toujours debout à l’avant de la pirogue, allait pouvoir lui donner.

La yole commençait son abattée lorsque, malgré la rapidité de ma manœuvre, les deux embarcations s’abordèrent par l’avant avec une secousse terrible. M. Lauters poussa aussitôt un grand cri en se renversant en arrière.

Au moment où il allait saisir la lettre, un coup de lance l’avait frappé en pleine poitrine, et, tout à coup, dix hommes s’étaient dressés du fond de l’embarcation chinoise, où ils étaient restés couchés jusqu’alors, cachés par la hauteur des lisses.

Nous étions en face de vingt membres du Lys d’eau armés de flèches et de lances, et au milieu du passage étroit et désert qui sépare l’île Narrow de celle d’Haddington, c’est-à-dire sans espoir d’aucun secours.

— Oh ! mon rêve, mon rêve ! s’écria Canon en poussant un rugissement de colère, et en faisant feu de sa carabine sur la masse des pirates.

Le choc de la pirogue avait fait reprendre à notre yole la direction du courant. L’assassin de M. Lauters, en voulant sauter à bord était tombé dans le fleuve. Je m’aperçus à temps qu’il s’accrochait à notre gouvernail afin de le démonter. J’en saisis la barre, et, d’un vigoureux coup de sa poignée de cuivre sur la tête du misérable, je lui fis lâcher prise.

L’avant de la pirogue touchait notre arrière, sir John venait d’être blessé au bras d’une flèche acérée. Madame Lauters s’était élancée sur l’avant en poussant des cris de désespoir, et elle cherchait à étancher le sang qui s’échappait à longs flots de la poitrine de son mari.

— En avant donc, misérables, en avant ! gronda le commandant du Fire-Fly en menaçant nos hommes de son revolver qu’il tenait de la main gauche, et nous, feu sur les bandits !

Quatre ou cinq balles s’échappèrent de nos armes et allèrent porter la mort chez les pirates, qui soudain poussèrent un cri de fureur, en nous envoyant une grêle de flèches dont plusieurs blessèrent nos rameurs. Leur embarcation venait de s’arrêter brusquement en se penchant sur le côté, pendant que la nôtre, après une secousse dont nous ne nous étions pas rendu compte, continuait sa course en suivant le courant. Elle avait rencontré un barrage que notre yole, grâce à son moindre tirant d’eau, avait franchi. Plus d’un quart-d’heure était nécessaire aux pirates pour la dégager.

— Aux avirons, mon ami, aux avirons ! me dit Canon, en saisissant, malgré ses souffrances, celui d’un de nos hommes blessés, ou nous sommes perdus. Ils ne doivent pas être seuls.

Nos matelots, en voyant l’échouage de l’embarcation des pirates, avaient repris un peu courage ; vingt coups d’avirons nous menèrent jusque par le travers de la pointe Dundas sans que nous fussions suivis. Si nous pouvions atteindre le passage Elliot, entre l’île des Français et l’île Honan, nous avions quelques chances d’échapper aux assassins, qui peut-être, en admettant qu’ils pussent remettre leur pirogue à flot, n’oseraient nous poursuivre aussi près du mouillage de Whampoa.

Je restai à un des avirons de l’arrière pour encourager nos hommes ; sir John, escaladant les bancs, s’approcha de son malheureux ami qui ne donnait plus signe de vie. Le fer de la lance avait pénétré entre la quatrième et la cinquième côte et avait causé de graves désordres à l’intérieur. La malheureuse madame Lauters était folle de douleur. Sans pouvoir prononcer une parole, sans qu’une larme s’échappât de ses yeux, elle tenait sur ses genoux la tête pâle de son mari. Le contrebandier fit comme il put un bandage avec des mouchoirs, mais il me fit signe qu’il n’y avait plus d’espoir, à moins d’un miracle.

Je lançai la yole à travers le fleuve afin de gagner la rive gauche.

Ce fut alors une course affreuse de tristesse et d’angoisses, sur les eaux blanches du Si-Kiang que le soleil, en s’élevant à l’horizon, dégageait des brumes du matin. Le silence de la mort régnait autour de nous ; aux murmures des flots que chassaient nos avirons, se mêlaient seulement le bruit de la respiration haletante des rameurs, qui sentaient que, dans leur énergie, était leur salut et le nôtre.

Les rivages verdoyants de l’île des Français sortaient peu à peu du brouillard, tous ces bouquets luxuriants qui bordent, dans ces parages, les rives du Si-Kiang, étalaient coquettement leurs richesses autour de nous ; par moment des volées joyeuses d’oiseaux passaient sur nos têtes ; tout enfin semblait saluer la nature et la vie, comme pour faire un contraste plus saisissant encore avec la situation terrible où nous nous trouvions.

Nous jetions à chaque instant des regards en arrière, nous attendant à voir reparaître les pirates.

Dans ces alternatives de craintes et d’espérance, nous gagnâmes enfin, brisés de fatigue, le petit village de Dorfer, sur la côte nord de l’île des Français.

Nous hésitâmes un moment pour y faire halte, mais après avoir réfléchi à ce qu’avait d’indispensable pour les blessés, et surtout pour madame Lauters, notre prompt retour à bord, nous continuâmes notre course afin de franchir au plus vite les trois milles qui nous séparaient encore du Fire-Fly.

Le courant nous portait si rapidement que je quittai mon aviron pour aider sir John à transporter sous la tente notre malheureux ami déjà glacé par la mort. Ce fut une lutte affreuse qu’il nous fallut subir. Sa malheureuse jeune femme, qui, jusqu’alors, était restée sans mouvement, sans prononcer une parole, ses yeux hagards et sans larmes fixés sur les traits contractés de son mari, revint tout à coup à elle. Poussant de grands cris, elle se mit à défendre ce corps inanimé et à se jeter sur lui en l’entourant de ses bras. Elle imprimait de si violents mouvements à la yole que nous dûmes, pour ainsi dire, lui arracher le cadavre, que le commandant du Fire-Fly transporta à l’arrière pendant que je la maintenais. Elle retomba bientôt dans une atonie complète. Nous pûmes alors la porter, elle aussi, sous la tente dont nous baissâmes les rideaux, afin que les pêcheurs, que nous commencions à rencontrer, ne pussent voir de quel affreux drame notre embarcation avait été le théâtre.

Je ne connais rien de navrant comme ces profondes douleurs des hommes d’énergie et de courage. On dirait qu’ils souffrent plus encore que les natures faibles, et que le malheur, voulant se venger de leur résistance, pèse sur eux d’un poids plus impitoyable. Sir John ne se souvenait pas de sa blessure, ne savait pas s’il avait échappé à un danger ; il ne voyait qu’une chose, la mort de son ami, le désespoir de la pauvre veuve, et des larmes, qu’il ne cherchait pas à cacher, s’échappaient silencieusement de ses yeux qui ne quittaient pas la tente.

J’évitai de lui adresser la parole. Dans un état de tristesse impossible à rendre, nous doublâmes la pointe Bernard, où commence la rade des Américains.

Dix minutes après, nous étions abord. Sir John envoya demander un médecin à un des navires en rade et donna des ordres pour l’appareillage. Nous ne devions attendre, pour descendre le fleuve, que M. Hope et le frère de la malheureuse victime des pirates.

Le major du Britannia ne vint à bord que pour nous affirmer ce dont nous étions trop certains. Le coup qu’avait reçu M. Lauters avait été si violent que la mort avait dû être instantanée. Quant à la pauvre jeune femme, elle était folle !