Le Fire-Fly (Pont-Jest)/XXIII

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CHAPITRE XXIII


La rade de Canton dans la nuit. — Les bateaux de fleurs du fleuve des Perles.

Nous trouvâmes, à la porte Ching-tung, Fo-hop déjà installé dans la yole dont les hommes, grâce à l’obscurité, n’avaient pas été inquiétés. Nous descendîmes alors, en évitant de nous servir de nos avirons, le fossé qui courait le long de la muraille ; puis, glissant sous le pont de la porte Yug-gan sans éveiller l’attention du factionnaire, cinq minutes après, nous doublions le fort French-Folly pour retomber au nord de la rade, c’est-à-dire à peu près en lieu de sûreté.

Il fallait maintenant nous diriger à travers ce dédale flottant. Si vous vous rappelez, chers lecteurs, la description que je vous en ai faite dans un précédent chapitre, vous avouerez avec moi que ce n’était pas chose facile au milieu de la nuit.

Pendant plus d’une heure nous louvoyâmes inutilement. Nous commencions à craindre sérieusement de ne jamais arriver aux factoreries, lorsque, tout à coup, en poussant au large d’une énorme jonque contre laquelle nous avait jetés le courant, nous aperçûmes des milliers de lumières se reflétant dans l’eau. La brise nous apporta presque aussitôt des sons joyeux d’instruments se croisant dans l’air chargé de parfums âcres et pénétrants.

Nous étions à vingt coups d’aviron des bateaux de fleurs, ces temples flottants consacrés tout à la fois au jeu, à l’opium et à Vénus. Une amende de quarante piastres, un peu plus de deux cents francs, s’il vous plaît, nous défendait de monter à bord. Il est vrai que nous étions, sir John et moi, parfaitement décidés à violer la défense et à ne pas payer l’amende ; seulement, il fallait, pour arriver à ces deux bons résultats, éviter les bateaux mandarins et les policemen chinois.

Le commandant du Fire-Fly n’eût point été un véritable contrebandier d’opium, s’il n’avait pas connu quelque peu les bateaux de fleurs, où se consommait, en se consumant, une si grande quantité du cher poison dont il apportait sa bonne part du Bengale ; notre ami Fo-hop n’eût point été Chinois s’il n’avait pas eu un peu la passion du jeu.

Sir John crut néanmoins devoir me prévenir, tout en faisant diriger notre yole vers la ville flottante, que l’amende n’était pas le seul danger à courir dans notre visite aux Laïs chinoises : nous avions encore à nous défier d’un coup de couteau ou d’un bain, ou même d’un coup de couteau et d’un bain dans les flots du fleuve des Perles. Mais, gâté par le succès de notre excursion dans la ville tartare et au camp, je fis signe qu’il fallait bien, pour voir, risquer quelque chose. Cependant, je crus prudent de m’assurer qu’à ma ceinture était toujours mon revolver et, dans ma poche, certain petit poignard qui ne me quittait pas dès que je restais à terre.

Bientôt nous fûmes à la tête de cette curieuse et brillante rue que formaient les bateaux sur la rive gauche du fleuve, un peu en avant de la petite île de Dutch-Folly.

Ils étaient alignés bord à bord, les uns contre les autres. Leurs avants, longs de deux mètres à peu près, s’avançaient, sur les flots sombres, comme de larges trottoirs qui permettaient de se promener sur une assez grande longueur. Leurs façades dorées et les mille lanternes de couleur qui se balançaient à leurs terrasses chargées de fleurs, en faisaient vraiment des habitations féeriques et d’une inimaginable originalité. C’était à se croire dans quelque ville fantastique des Mille et une nuits. De tous ces lieux de plaisir, s’échappaient des éclats joyeux que répétaient les échos du fleuve, et de brusques et vives lueurs qui dansaient comme des feux follets sur les lames, en allant, dans les masses sombres des bâtiments à l’ancre, découper des ombres bizarres et gigantesques. Des bouffées de parfums s’envolaient avec la fumée de l’opium de ces petites fenêtres entr’ouvertes, où, comme dans des cadres sculptés par la fantaisie, se montraient çà et là une des déesses du Si-Kiang, poursuivie par quelque grotesque amoureux au ventre rebondi.

Nous lançâmes notre embarcation, et, son avant effilé lui ouvrant un passage au milieu des petits bateaux amarrés pêle-mêle derrière cette rue flottante, nous vînmes accoster à l’arrière de l’un de ces palais dorés où Fo-hop était, à ce qu’il paraît, fort connu.

Notre ami, après nous avoir dit de l’attendre, s’introduisit dans le bateau par une petite échelle et disparut dans l’intérieur. Il revint bientôt, accompagné d’un gros et gras personnage, le directeur, capitaine ou tout autre chose de l’établissement, qui, en nous apercevant, poussa un grand cri accompagné de gestes de refus.

Je ne pus vraiment m’empêcher de rire en regardant sir John. Nous avions l’air de deux écoliers, se cachant des gardiens de la morale publique pour pénétrer dans quelque mauvais lieu.

Voyant que tous les arguments de notre introducteur ne réussissaient pas le moins du monde à nous introduire, nous nous décidâmes à employer ce moyen sans réplique auprès d’un Chinois, trois fois Chinois comme l’individu que nous avions devant nous, c’est-à-dire la corruption. Nous fîmes briller à ses petits yeux avides une demi-douzaine de piastres que nous lui promîmes comme récompense de sa condescendance.

La vue de l’argent fit rapidement pencher la balance en notre faveur, — ce diable d’argent est si souvent l’épée de Brennus, — et le gros et gras personnage disparut dans son bateau, soit pour en chasser ses visiteurs sous le prétexte plausible qu’un mandarin à bouton d’or désirait l’occuper seul, soit pour faire accepter notre compagnie à ceux dont il ne pourrait se débarrasser.

Ce résultat obtenu, il revint nous faire signe que nous pouvions monter à bord. Gravissant alors l’échelle aérienne qui avait été le chemin de Fo-hop, nous mîmes enfin le pied sur le bateau de fleurs ; ce dont, chers lecteurs, je vous fais mes très-humbles excuses, en vous autorisant, si votre moralité vous défendait de nous suivre, à rester dans la yole où dorment nos hommes en nous attendant, ce que vous allez bien vous garder de faire, j’en suis sûr.

La singulière maison flottante était, comme toutes ses voisines, longue de quarante à cinquante pieds à peu près, et divisée au rez-de-chaussée en deux parties : à l’arrière une salle de jeu, à l’avant une plus grande salle pour les fumeurs d’opium.

Nous autres, nous fumons en ne faisant de ce plaisir qu’un supplément à d’autres plaisirs ; nous fumons en travaillant, en lisant, en nous promenant ou en jouant. Il n’en est point ainsi dans le Céleste-Empire. Le Chinois qui fume, fume et ne fait pas autre chose. Il donne à cette grave occupation toute son attention, tout son soin, ne cause même pas et ferme les yeux pour ne pas être distrait. On pourrait alors lui enlever sa femme ou le dévaliser sans qu’il y prît garde, bercé qu’il est par les doux rêves que lui donne l’opium.

Un escalier pratiqué entre ces deux salles conduit au premier étage, occupé d’ordinaire par deux courtisanes seulement, et divisé, comme le rez-de-chaussée, en deux pièces meublées, avec le plus grand luxe, de divans, et ornées de force lanternes et stores coloriés.

Nous pénétrâmes d’abord dans la salle de jeu où une demi-douzaine de joueurs, que notre arrivée ne dérangea en aucune façon, étaient réunis autour d’une table sur laquelle un croupier faisait rouler des dés. Je compris qu’il jouait seul contre la galerie. Je doute que la société du 113 ait jamais offert, à l’observation, de plus curieux types que ceux que nous avions devant les yeux dans le tripot du Céleste-Empire.

Les enjeux étaient de petits morceaux de lingots d’or et d’argent et des piastres américaines, même des pièces françaises de cinq francs, assez dépaysées, trouées à force d’avoir été poinçonnées et rognées, et souvent, en si mauvais état qu’elles étaient enveloppées dans du papier. Les petits yeux fendus des joueurs avaient des éclairs inouïs d’avidité et d’amour du gain ; mais c’était là tout ce qui perçait à l’extérieur de leur émotion : ils étaient calmes, paisibles, parlaient à peine et jouaient vraiment comme des hommes de bon ton.

Nous n’avions en aucune façon le désir de tenter la chance, — nous savions depuis longtemps les Chinois beaucoup trop adroits pour nous — mais notre ami Fo-hop ne se décida à nous suivre dans la salle des fumeurs que lorsqu’il eut perdu quelques piastres.

Dans cette première salle, que des stores en rotins séparaient de l’avant du bateau, stores qu’ont avait soigneusement baissés en notre honneur, se tenaient accroupis le long des parois les quelques fumeurs qui n’avaient pas craint notre visite. C’étaient tous de bons, gros et gras négociants de Old et New China’s streets venant se reposer des fatigues d’une journée honnêtement remplie, et si parfaitement absorbés qu’ils eurent à peine l’air de nous voir.

J’eus l’occasion alors de remarquer quels effets différents produit l’opium suivant les tempéraments, et combien peu la crainte de l’ivresse est la vraie raison de sa prohibition dans le Céleste Empire[1].

Ce n’étaient plus les fumeurs abrutis et furieux de Mysteer que nous avions devant les yeux, c’étaient de fort braves gens se laissant aller aux doux songes du narcotique et sachant parfaitement retrouver, dès que l’heure du départ était arrivée, leurs jambes et leur sang-froid. Je voulus essayer, moi aussi, de ces suprêmes jouissances, mais, à peine eus-je aspiré la première bouffée de la fumée que laissait échapper la petite pâle noirâtre que je me crus empoisonné, tant la saveur acre de l’opium me prit subitement à la gorge. Il paraît que des goûts, ainsi que des couleurs, il faut décidément ne pas discuter, car notre ami Fo-hop, accroupi sur une natte et aussi immobile qu’un dieu Therme, semblait ravi et enchanté.

La prudence nous disait de ne pas séjourner trop longtemps dans le bateau de fleurs, aussi arrachâmes-nous impitoyablement notre compagnon à son extase pour en faire notre introducteur au premier étage qui nous restait à visiter. Inutile de dire que ce cher sir John, pendant qu’il gravissait l’escalier qui devait nous conduire auprès des Laïs chinoises, ne fut occupé qu’à donner à ses larges favoris ce pli gracieux dont ils entouraient si bien son bon et franc visage.

Arrivés en haut de l’escalier, nous poussâmes la porte, mais, mettant tout amour-propre de côté, je dois vous avouer, chers lecteurs, qu’à la honte des préparatifs de conquête du commandant du Fire-Fly, la plus mauvaise réception nous fut faite tout d’abord. Ce fut un cri d’effroi et d’horreur qui s’échappa de deux petites masses multicolores étendues sur des coussins ; puis, les deux petites masses en question s’agitèrent et tentèrent en trébuchant un mouvement de retraite vers la porte, mouvement de retraite qu’arrêta le contrebandier d’opium en étendant les bras, espérant peut-être qu’elles allaient s’y précipiter. Il n’en fut rien, mais faisant contre fortune bon cœur, elles se décidèrent à reprendre leurs places sur les coussins et leurs pipes de cuivre. Nous parlementâmes alors par l’organe de Fo-hop, qui plaida si bien notre cause que, cinq minutes après, sir John put recommencer ses effets de favoris et de regards séducteurs.

Je viens d’appeler « petites masses multicolores » les deux femmes qui occupaient le premier étage du bateau de fleurs, et cela peut sembler peu galant, mais toute autre expression serait impropre à rendre ma pensée.

Imaginez-vous deux petites femmes toutes rondelettes, roses, noires et blanches, comme si elles s’étaient débarbouillées avec la palette de Watteau, et plâtrées comme des tableaux de Diaz. On eût dit des pastels vivants.

Je n’ai jamais assisté à la toilette d’une courtisane chinoise, ou si cela est, si intimement que nous causions ensemble, je ne puis vraiment vous l’avouer, mais je suis convaincu que le maquillage, — mille pardons de me servir de cette expression du monde interlope, je n’en connais pas d’autre pour bien rendre la chose, — je suis convaincu, dis-je, que le maquillage d’une Chinoise doit employer plusieurs heures. Il est évident pour moi que l’artiste chargé de cette œuvre d’art, — car il est impossible qu’une femme opère elle-même sur son propre visage, — procède par une première couche blanche qui est le fond du tableau. Sur cette première couche, il dessine des yeux en les prolongeant le plus possible par une ligne noire qui remonte gracieusement vers les tempes. Il a bien soin de les entourer de ce cercle bleuâtre chanté par Nadaud, et de les couronner d’un étroit coup de pinceau eu demi-cercle. Il découpe ensuite une petite bouche d’un rose vif et un menton bien rond de la même couleur. Puis, il jette avec générosité un peu d’ombre ici, un peu de blanc plus loin. Avec un éventail il fait tout sécher, et le visage est fait, jusqu’au lendemain, car l’usage du fard est si fréquent que la peau d’une femme de vingt ans est déjà ridée et qu’il faut recommencer chaque jour la même opération.

Quant au soin que les Chinoises ont de leurs mains, c’est à ne pas y croire. Les onguents dont elles se servent pour les conserver blanches et douces, pour en garder les ongles fermes et roses, feraient la fortune de Piver et de Guerlain. Ces ongles, que le suprême bon ton ordonne de porter aussi longs qu’il est possible, sont chaque soir enduits d’une pâte qui les amollit. Il sont ensuite précieusement roulés et renfermés dans de petits dés en ivoire pour ne se redresser que le lendemain.

Quant aux pieds, je vous ai dit chez Fo-hop tout ce que je savais à ce sujet. Les deux habitantes du bateau de fleurs avaient subi dès leur enfance le supplice de la compression avec des bandelettes. Elles lui devaient de petits moignons informes, de quatre pouces de longueur, qu’elles nous montraient orgueilleusement chaussés de souliers brodés de perles. Le contenant valait mieux que le contenu !

Elles avaient, comme la femme légitime de notre ami, les cheveux relevés sur la tête. J’appris qu’il en était ainsi de toutes les Chinoises mariées, ou qui pourraient l’être. Les jeunes filles seules portent leur longue chevelure noire divisée en deux nattes descendant sur les reins, absolument comme les Alsaciennes. Mais les cheveux d’ébène des femmes du Céleste-Empire sont infiniment plus beaux, je dois l’avouer, que ceux des blondes filles de la patrie des petits balais.

Les peintures sur papier de riz donnent une trop exacte copie du costume chinois pour que j’en entreprenne ici une nouvelle description. De la soie, et toujours de la soie ; puis, du rouge, du bleu, du vert, du vert, du bleu et du rouge !

Il y avait déjà une heure au moins que nous étions dans le salon du premier étage du bateau de fleurs, lorsqu’à deux ou trois reprises nous entendîmes un bateau mandarin passer et repasser sur l’avant.

L’officier qui le commandait pouvait s’étonner que les stores du salon où nous étions fussent baissés aussi soigneusement qu’ils l’étaient, et, de cet étonnement, pouvait résulter pour nous une amende de quarante piastres ou une explication dangereuse. Fo-hop donna prudemment le signal de la retraite.

Je jetai un dernier coup-d’œil sur les Laïs chinoises, sir John leur envoya un dernier regard vainqueur ; en passant dans la salle de jeu, où, toujours à la même table, se tenaient les mêmes joueurs, Fo-hop perdit une dernière piastre, et, par la petite échelle qui nous avait servi d’escalier, nous nous laissâmes glisser dans notre embarcation, où je retrouve pour retourner aux factoreries, ceux de vous, chers lecteurs, qui n’ont pas voulu nous suivre sur les bateaux dorés du fleuve des Perles.


  1. Si le gouvernement chinois défend l’introduction de l’opium, c’est bien plutôt pour ne pas laisser sortir son numéraire que par souci pour la santé des sujets du Céleste Empire. Les Anglais, du reste, n’ont, eux, songé qu’à une chose, en inventant ce commerce : c’est à livrer aux Chinois autre chose que de l’argent en échange des produits de leur industrie. Une statistique très-curieuse prouva dernièrement que, sans l’opium, tout l’argent monnayé de l’Angleterre, maintenant, irait en Chine, pour n’en plus sortir.