Le Folk-lore de l’Île-Maurice/Histoire de Sabour

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Maisonneuve et Cie, éditeurs (Les Littératures populaires, tome XXVII) ((Texte créole et traduction française)p. 130-145).

XII

HISTOIRE DE SABOUR

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Il y avait une fois, dans le pays de l’Inde, un riche marchand qui avait trois filles. Un jour que le marchand était sur le point de partir pour aller chercher des marchandises dans un autre pays, il envoie une femme qui était à son service demander à ses trois filles quels cadeaux elles veulent qu’il leur rapporte à son retour. La fille aînée répond qu’elle veut un collier de diamant ; la seconde demande une robe de velours bleu ; quant à la troisième, comme elle lisait quand la servante vint lui faire la commission de son père, elle dit à la femme : « Sabour. » La femme croit que c’est là le cadeau qu’elle a envie de se voir rapporter par son père, elle s’en va, et transmet au marchand les trois réponses. Le marchand est pressé, il part.

Quand le marchand eut terminé toutes ses affaires dans le pays où il était allé, il songea à s’en retourner. Il achète un collier de diamants pour sa fille aînée, une robe de velours bleu pour la seconde, mais pour la troisième il n’achète rien, ne sachant pas ce qu’elle désire. Tous ses ballots sont ficelés, le marchand monte sur son éléphant et lui dit : « Allons, partons ! » mais l’éléphant ne bouge pas. C’était la manière de faire de cet éléphant : quand son maître avait oublié quelque chose, il refusait de marcher que son maître ne se fût rappelé ce qu’il avait oublié. Le marchand s’interroge, cherche ; à moins que ce ne soit le cadeau de sa troisième fille, il ne manque rien ! « Peut-être, se dit-il, que dans ce pays-ci il y a quelque chose du nom de Sabour ; il faut que je m’informe. » Il interroge une bonne femme qui passe ; la vieille lui répond : « Oui, je sais ; le fils du roi se nomme Sabour. » Le marchand est interloqué : comment pourra-t-il rapporter ce cadeau-là à sa fille ! Mais que faire ? l’éléphant refuse de marcher : il faut bien essayer. Le marchand se rend au palais du roi ; il porte des présents magnifiques au prince Sabour, et demande à lui parler. Quand il est seul avec le prince, il lui raconte son fait. Sabour se met à rire de l’idée qu’il pourrait servir de cadeau à la fille du marchand, et lui demande en plaisantant si sa fille est vraiment jolie. Le marchand tire de sa poche le portrait de sa fille et le tend à Sabour. Sabour est stupéfait : jamais il n’a rien vu d’aussi charmant ; le voilà amoureux, il est pris. Mais, sans rien laisser voir, il va prendre un éventail dans son armoire et dit au marchand : « Puisque vous avez eu l’honnêteté de me faire de beaux présents, je veux en retour donner quelque chose à votre fille. Ayez la complaisance de lui remettre cet éventail, je suis sûr qu’il lui fera plaisir. Mais remettez-le-lui de la main à la main, et recommandez-lui bien d’attendre pour l’ouvrir qu’elle soit toute seule dans sa chambre. » Le marchand remercie le prince et sort du palais. Il remonte sur son éléphant, et cette fois l’éléphant se met en marche.

De retour dans sa maison, le marchand donne à l’aînée de ses filles son collier de diamant ; à la seconde, la robe de velours bleu ; il donne à la dernière l’éventail dans sa boîte et lui dit comment elle ne doit l’ouvrir que quand elle sera seule dans sa chambre. Le marchand s’en va. Lorsque la jeune fille est seule, elle ferme la porte de sa chambre, tire l’éventail de sa boîte et l’ouvre ; c’était un éventail magique : le prince Sabour paraît. Il se jette aux genoux de la jeune fille, il prend sa main, l’embrasse et lui dit : « Je suis venu pour vous épouser. » La jeune fille est tout heureuse, car le prince Sabour était joli garçon ; mais elle était bien élevée, elle répondit : « Demandez à papa. » Le père arrive, et voilà le mariage décidé.

Mais les deux aînées sont jalouses de voir que leur cadette devienne la femme d’un fils de roi, alors qu’elles n’ont pas encore trouvé de mari, bien qu’elles soient plus âgées toutes les deux. Elles imaginent une méchanceté. Elles lui disent : « Petite sœur, nous sommes bien heureuses ! Tu sais que c’est nous seules qui devons faire ta chambre ; ce sont toujours les sœurs de la mariée qui disposent le lit le jour du mariage. N’aie pas peur ; le lit sera fait de telle manière que tu seras contente. » En faisant le lit, ces deux pestes sèment du verre pilé à l’endroit où doit se coucher Sabour. La cérémonie achevée, Sabour rentre dans sa chambre, se déshabille et se met au lit. Tout son corps est coupé par le verre pilé, son sang ruisselle. Il essaye de se lever, la force lui manque. Alors il dit à sa femme de lui apporter au plus vite son éventail. Il ferme l’éventail d’un coup, la femme regarde dans le lit, le lit est vide, Sabour n’est plus là.

La jeune femme pleure, gémit et attend son mari. Mais le mari ne revient pas. Six ou sept mois se passent. Un jour que la jeune femme lisait le journal, elle y voit écrite la nouvelle que le prince Sabour est bien malade dans son pays, les médecins ne peuvent le guérir ; son père a tant de chagrin qu’il s’engage à donner la moitié de son royaume à celui qui guérira son fils. La jeune femme cache la gazette, et ne dit rien à son père ni à ses sœurs.

Le soir, quand tout le monde dort dans la maison, elle s’habille comme un prêtre lascar, s’applique sur la figure une fausse barbe, ouvre tout doucement la porte, et se sauve pour aller rejoindre le prince Sabour dans son pays. Mais il est bien loin, ce pays ! il faudra endurer bien des misères pour y arriver. Elle marche, elle marche pendant près de trois mois. La ville n’est pas loin maintenant, dans deux jours le voyage sera terminé.

Comme la nuit venait, la jeune femme se sentit lasse. Elle s’arrêta pour dormir au pied d’un grand arbre. Au moment où elle s’endormait, voilà qu’elle entend deux oiseaux causer dans les branches. Elle écoute ; un des oiseaux disait à son compagnon : « Je viens de la ville, le prince Sabour est au plus mal. Il mourra, bien sûr, car les médecins ne savent pas quel traitement lui faire, et la médecine n’est pas difficile à trouver : si l’on frottait son corps avec un peu de la fiente que nous jetons au pied de l’arbre sur lequel nous dormons, il guérirait vite, cet onguent lui ferait rendre tout le verre pilé qui a pénétré dans son corps. » La jeune femme est heureuse de ce qu’elle a entendu, et s’endort. Le lendemain, au point du jour, les oiseaux s’envolent. Elle remplit un petit pot de leur guano de la nuit, et s’en va.

Lorsque la jeune femme arrive à la ville, le deuil est partout ; on pleure dans les rues : le prince Sabour a passé une mauvaise nuit, les médecins s’attendent à le voir mourir d’un instant à l’autre, il n’y a plus d’espoir. La jeune fille court au palais du roi ; elle dit à la sentinelle qui est à la porte d’aller en toute hâte prévenir le roi qu’il y a là un prêtre lascar portant une médecine qui va guérir le prince Sabour. Le roi accourt et lui dit : « Si tu sauves mon enfant, tout ce que tu me demanderas je te le donnerai ; mais, s’il meurt, je te couperai le cou. » La jeune femme lui répond : « Ce sont bien là mes conditions ; mais il n’y a pas de temps à perdre, allons ! »

Quand ils entrèrent dans la chambre de Sabour et que la jeune femme aperçut son pauvre mari étendu sur son lit comme un cadavre, elle fut obligée de s’asseoir pour ne pas tomber. Mais rappelant à elle son courage, elle s’approche du lit, tire son onguent de sa poche et en frictionne tout le corps de Sabour. Que croyez-vous ? Voilà tout le verre pilé qui sort du corps de Sabour, et Sabour est guéri.

Le roi saute sur le prêtre lascar, il l’embrasse en pleurant et lui dit : « Demande-moi tout ce qu’il te plaira ! demande ! tu l’auras ! » Le prêtre lascar lui dit : « Je vais voir si vous êtes homme de parole : j’ai une fille, je veux que le prince Sabour l’épouse. — Oui, certes, répond le roi, Sabour épousera ta fille, va la chercher. » Là-dessus, Sabour se met debout : « Ça, mon père, jamais ! jamais ! donnez au lascar tout ce qu’il voudra, mais que j’épouse sa fille, jamais ! jamais ! » Le vieux roi est interdit et ne sait quoi dire. Puis il se fâche et injurie Sabour. Le prêtre lascar fait semblant d’être furieux et dit à Sabour : « Si j’avais pu prévoir l’affront que vous deviez faire à ma fille, je vous aurais laissé mourir comme un chien ! Mais, parlez ! dites vos raisons ! Pourquoi refusez-vous d’épouser ma fille ? Ma fille est plus jolie que vous ! » Le roi se joint à lui ; tous deux le pressent : « Parlez ! parlez ! » Sabour prend la main de son père et lui dit : « Mon père, il faut me pardonner ! je ne puis me marier, puisque je suis marié déjà, et j’aime tant ma femme que je préférerais mourir que de la quitter pour en épouser une autre ! » Le roi lève ses deux mains au ciel, Sabour tombe assis sur le bord de son lit. Voilà le prêtre lascar qui enlève le turban de sa tête et la fausse barbe de sa figure et qui dit à demi-voix : « Sabour ! Sabour, regarde-moi ! » Sabour relève la tête, le regarde, se frotte les yeux et s’écrie : « Est-ce toi, ma femme ? Est-ce toi ? » Il ouvre ses bras, ils se tiennent embrassés et ils pleurent.

Le vieux roi est si joyeux qu’il donne un dîner, vous dis-je, mais un maître dîner, comme jamais on ne donna dîner depuis que les rois donnent des dîners. Au dessert, je veux mettre dans ma poche une tranche de gâteau pour mes enfants ; on m’empoigne, on me traîne dans la cour, on m’allonge un coup de pied, mon ami !! je tombe ici. [1]


  1. L’histoire nous vient de l’Inde. Aussi y a-t-il là-dedans plus de poésie, plus de tendresse émue qu’on est exposé à en rencontrer dans la plupart des morceaux de ce recueil. Mais le conte s’est dûment fait naturaliser Mauricien, et nous sommes fondé à le reconnaître comme un de nos contes populaires, puisqu’il nous en est parvenu trois versions de diverse provenance. Entre ces versions, du reste, les différences sont trop légères pour qu’il y ait intérêt à les donner ici, et le dénoûment est partout le même.