Le Folk-lore de l’Île-Maurice/Histoire de Tranquille et de Brigand

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Maisonneuve et Cie, éditeurs (Les Littératures populaires, tome XXVII) ((Texte créole et traduction française)p. 228-261).

XX

HISTOIRE DE TRANQUILLE
ET DE BRIGAND

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Il y avait une fois un roi qui avait eu un fils. Mais au moment où il vint au monde, comme sa figure était une figure de brigand, son père le nomma Brigand.

Deux ou trois années après, la reine accoucha d’un autre garçon. Mais comme la figure de ce second enfant était la douceur même, son père l’appela Tranquille.

À mesure que les deux enfants grandissaient, celui qui se nommait Brigand devenait un vrai brigand, le père et la mère ne savaient qu’en faire. Mais Tranquille était doux comme miel ; tout ce qu’on lui disait il l’écoutait, tout ce qu’on lui ordonnait il le faisait. Malheureusement il était un peu bête et nonchalent.

Leur père aimait beaucoup la chasse. Un jour, au moment de partir pour s’en aller chasser dans un autre pays, il fit appeler Brigand et Tranquille et leur dit :

— Écoutez, mes enfants, vous voilà maintenant en âge de commencer à travailler ; je pars pour un autre pays, et je veux vous donner à chacun son ouvrage. Toi, Brigand, puisque tu es l’aîné, c’est toi qui dirigeras l’habitation. Fais bien travailler les hommes ; le nettoyage, le nettoyage avant tout : à mon retour, je ne veux pas trouver une herbe, pas un brin de paille. Pour toi, Tranquille, qui es le plus jeune, je te confie tous les travaux d’intérieur. Tu sais que ta mère ne tardera pas à accoucher et que la jument aussi va mettre bas. Veille bien à ce que la chambre n’ait pas de courant d’air, que le lit soit bon ; fais tuer une poule, qu’on lui donne du bouillon ; la litière doit être toujours fraîche, et que le palefrenier lui fasse boire de l’eau de son un peu tiède. Vous avez entendu. Allez !

Le roi partit.

Le lendemain, de grand matin, Brigand se rendit à l’habitation. Il fait appeler tous les hommes et leur dit :

— Holà, vous autres ! vous savez que c’est moi le maître, à présent. Quand je donnerai un ordre, attention !

— Il entre dans un carreau de magnoc ; il voit par terre des feuilles de magnoc tombées, il appelle le commandeur :

— Eh, vous ! c’est comme ça qu’on travaille ? Je ne veux pas voir une feuille par terre ; faites balayer !

— Mais, Monsieur, jamais votre père ne s’est préoccupé de ça ? Il fait tirer l’herbe, mais à quoi bon balayer les feuilles ? C’est le magnoc lui-même qui jette ces feuilles-là ; qu’on les tire, il en tombera d’autres.

— J’ai parlé ! je ne veux pas une feuille par terre ! Puisque c’est le magnoc qui jette des feuilles, arrachez le magnoc ! arrachez ! arrachez tout ! Je veux avoir mon carreau propre !

Le commandeur veut répliquer. Brigand tombe dessus et l’assomme. Il fallut arracher le magnoc et tout balayer pour laisser la terre propre.

Brigand retourne dans la cour. Il entre au poulailler et voit du maïs répandu par terre. Il demande au gardien ce que c’est que cette saleté-là ? Le gardien lui répond que c’est le reste du maïs qu’il a jeté aux volailles. Brigand fait balayer. Il voit de la paille sous les poules qui couvent, il s’emporte contre le gardien :

— C’est comme ça que ton ouvrage est propre ! Si je trouve encore un brin de paille ici, je te casse la gueule ! Tire-moi cette paille, jette-la, balaye !

Le gardien a peur. Il tire toute la paille de dessous les poules. Les œufs couvés refroidissent et se gâtent ; un œuf éclate. Brigand sent cette puanteur, il est furieux :

— Mais qu’est-ce que cette infection là, donc ? Le gardien lui dit que c’est un œuf gâté qui a éclaté : il fait tirer les œufs ; on les jette, on balaye. Voilà le poulailler propre.

Voilà comme Brigand entend qu’on travaille ; c’est son système. Dans toute cette immense habitation, plus une seule plantation ; plus une racine de magnoc, plus une liane de patate, plus une touffe de cannes, plus un plan de maïs : on a tout arraché, tout balayé. Partout la terre est propre, d’une propreté irréprochable.

Pour Tranquille, lui, il ne quitte pas la maison. Sa mère accouche d’une petite fille ; la jument donne une pouliche. Tranquille fait tout ce qu’il faut faire. Brigand rentre dans la maison. Il voit tout ce que fait Tranquille ; il se fâche et lui dit :

— Eh toi. Tranquille ! c’est ça ta façon de travailler ! c’est comme ça que tu exécutes les ordres de papa ! Bon à rien, va !

Il appelle tous les domestiques. Il fait enlever sa mère du lit, on l’apporte à l’écurie, on la met sur la litière. On tire la jument de l’écurie, on la conduit dans la chambre, on la couche dans le lit. Brigand force sa mère à boire de l’eau de son bouillante ; il fait entonner le bouillon de poule à la jument. Le second ou le troisième jour après, la mère était morte et la jument aussi.

Tranquille ne faisait que pleurer ; mais comment aurait-il résisté, il avait trop peur de Brigand. Il attendit la nuit, et quand il fit tout à fait noir et que tout le monde fut endormi, il ouvrit bien doucement la porte et se sauva.

Il n’y avait pas de lune cette nuit-là. Tranquille marcha, marcha longtemps ; mais comme il faisait bien noir, il se trompa de chemin et se perdit. Il arriva dans une forêt. En regardant partout, il aperçoit une petite lumière au milieu des arbres : c’était la hutte d’une vieille grand’mère qui, autrefois, avait gardé les oies chez le roi. Tranquille frappe à la porte ; la vieille ouvre et lui demande ce qu’il veut. Tranquille lui raconte toute l’histoire : « Entrez, lui dit la bonne femme, entrez, monsieur Tranquille. Je vous connais bien, allez ! Quand j’étais jeune, il y a longtemps, j’ai travaillé chez votre père et votre mère. Entrez ; tout ce qu’il y a dans ma pauvre case est à vous, et de bon cœur. »

La bonne femme lui donne deux ou trois patates grillées, et Tranquille mange. Puis la vieille prend une natte, l’étale dans un coin de la chambre, et Tranquille se couche.

Le dimanche se passe, le lundi arrive. De grand matin Brigand n’entend pas la cloche appeler les gens au travail. Il saute à bas de son lit, il saisit son bâton, et va lui-même sonner. Personne ne vient. Brigand est furieux. Il brandit son bâton et va dans le camp. Toutes les portes sont ouvertes, tout le monde est parti, plus un meuble dans les cases. Brigand a fait tant de misères aux gens qu’ils se sont tous sauvés. Voilà Brigand tout seul. Personne pour lui puiser son eau ; personne pour piler son riz, personne pour éplucher ses brèdes, personne pour cuire ses aliments. Que pouvait-il faire ? Il fut, lui aussi, obligé de s’en aller.

Il marche, marche, et arrive dans la forêt. La nuit était tout à fait noire quand il aperçut une lumière : c’était la cabane de la vieille grand’mère où s’était réfugié Tranquille. Brigand pousse la porte et entre : qu’on juge du saisissement de Tranquille et de la vieille ! Brigand leur dit :

— J’ai faim, je suis las : qu’on me donne à manger, qu’on me donne un lit.

La bonne femme qui avait grand peur, parce qu’elle connaissait Brigand depuis longtemps, lui donna un peu de magnoc et lui dit : « Voilà tout ce que j’ai à vous donner, Monsieur ! je suis une pauvre vieille femme. »

Brigand mangea.

— Je vous ai dit que j’étais fatigué : où est mon lit ?

— Ah ! monsieur ! je suis trop pauvre pour qu’il y ait un lit dans ma case : voyez vous-même. Si vous le voulez je vais étendre une natte pour vous ; mais j’ai bien peur que les puces ne vous empêchent de dormir ; vous êtes jeune, vous avez la peau tendre, elles me quitteront pour aller sur vous.

— Assez bavarder ! ma natte !

Brigand se couche. Les puces commencent. Elles lui sucent le sang : c’est, sur tout son corps, comme une poussière de feu. Il se lève, il se secoue et se recouche. Les puces reviennent et se jettent sur lui par nuées. Cette fois, Brigand écume de rage. Il saisit un tison sous la cendre, il souffle, ranime la flamme et plonge le brandon allumé dans la paille de la cabane. La pauvre petite case, toute de fataque et de vétiver, flambe en grand d’un seul coup, et la pauvre vieille femme se sauve en pleurant dans la forêt. Tranquille la suit.

Brigand se remet en route. Il arrive dans un autre pays dont le gouverneur cherchait des soldats pour faire la guerre. Brigand s’engage pour trente piastres par mois. Il part pour la guerre, et, comme il n’a peur de rien, il tape si fort qu’on le fait bientôt officier. Mais comment dire la vie qu’il faisait à ses soldats ! Coups de poing, coups de pied, coups de bâton : il les assommait sans rime ni raison. Tout le monde le détestait.

Un jour que Brigand essayait un fusil neuf, le fusil éclate entre ses mains ; la poudre lui saute à la figure et lui brûle les yeux. Tous les soldats le laissent là et décampent. Il lave ses yeux, il les bassine, peine perdue ! ils sont bien bouchés. Un seul œil distingue encore un peu, mais rien que les gros objets ou les objets brillants.

Brigand est seul, au milieu d’un autre pays qu’il ne connaît pas. Il se coupe un bâton et marche en tâtonnant. Sa misère n’a pas de nom.

À force de marcher, il arrive encore dans un autre pays. Un jour qu’il allait tâtant son chemin, il rencontre un homme. C’était Tranquille. Tranquille le regarde, le regarde encore. Le soupçon lui est venu que ce pauvre estropié pourrait bien être son frère Brigand. Il le fait parler : c’est la voix de Brigand, la voix de son frère !

Tranquille avait le cœur bon. Il embrasse Brigand en pleurant et lui dit :

— Mon frère, Dieu a eu pitié de toi. C’est moi Tranquille, moi : ton jeune frère ! Je suis sûr que la misère t’a corrigé à cette heure. Viens chez moi ! je te donnerai tout ce dont tu as besoin ; tu ne manqueras plus de rien désormais.

Il faut que vous sachiez que Tranquille avait épousé la fille d’un roi. Sa maison était riche, vraiment riche ; une maison, pour tout dire, où l’on mangeait du pigeon.

Tranquille conduit Brigand à sa femme et lui dit :

— Ma femme, voici mon frère, mon frère aîné qui est tombé dans la misère parce qu’il a perdu les yeux. Notre devoir est de le prendre chez nous, de le vêtir, de le nourrir, de le soigner. Comme je sais que tu m’aimes, je sais que tu l’aimeras : je le remets entre tes mains.

Tranquille et sa femme étaient pleins de bonté pour Brigand. Ils lui donnèrent des habits, des souliers, un chapeau, tout ce dont il avait besoin, tout ce dont il avait envie. Brigand n’avait rien à faire qu’à boire, à manger, à dormir. Mais à mesure qu’il engraissait et que sa force revenait, il s’ennuyait davantage dans la maison. Et sa folie revint. Il était si méchant, il en fit tant et tant que la reine, ne pouvant plus y tenir, fut réduite à dire à son mari :

— Ton frère est un trop méchant homme ; il est plus méchant qu’une bête méchante ; je ne veux plus de lui chez moi : chasse-le.

Tranquille lui répondit avec douceur :

— Ne te fâche pas, ma femme ! patientons encore un peu, te dis-je. C’est sa lubie qui est revenue ; peut-être va-t-elle repartir tout à l’heure ! Il redeviendra bon, te dis-je !

Ah bien oui ! il n’y avait plus moyen d’y tenir avec Brigand : plus il allait, plus il devenait mé chant ; un vrai chien enragé. La reine, cette fois, ne voulut rien entendre ; elle appela ses gens et le fit jeter dehors.

Tranquille en eut le cœur déchiré. « Pauvre malheureux aveugle ! si je le laisse seul il mourra de misère, bien sûr ! non, non ! j’aime mieux le suivre. » Il rejoint Brigand sur la grande route, et tous deux s’en vont ensemble.

La nuit les surprit en chemin. Les voilà qui arrivent devant une grande belle maison tout illuminée. Ils entrent. C’était la maison d’un roi. Le roi reconnaît à leur figure que ce ne sont pas les premiers venus. Il les accueille avec des paroles pleines de politesse ; il les fait diner, leur fait donner de bons cigares et servir de la liqueur. Puis il ordonne au domestique de les conduire dans une chambre où on leur a préparé deux lits. Tranquille, tout heureux, dit bonsoir au roi, merci de vos bontés, et ils se retirent.

C’était une chambre magnifique. Rien n’y manquait : de bons lits, de bons matelats, de bons oreillers, de bonnes couvertures. Mais point de planches pour cloisons ; comme lambris rien qu’une grande glace qui descendait jusqu’au parquet.

Ils commençaient à s’endormir quand les rats se mettent à gratter derrière la cloison près du lit de Brigand. Il frappe pour les chasser ; ils s’en vont. Brigand se retourne dans son lit et va se rendormir quand les rats reviennent. Ils sautent, ils courent, ils dansent, on dirait qu’il y a bal chez eux. Brigand saute hors du lit ; pas moyen de dormir, il est en fureur. Il cherche de quoi frapper les rats, et trouve un bout de fer d’environ deux pieds. Il le saisit et tombe sur les rats qui sont dans la cloison ; il brise la glace en mille morceaux. Tranquille lui crie :

— Ah ! mon Dieu, mon frère ! qu’as-tu fait là ! Quand demain matin le roi verra tous ces dégâts, il sera furieux contre nous, et nous fera tuer. Mieux vaut nous sauver.

Il prend Brigand par la main, descend l’escalier et ouvre la porte sans faire de bruit. Les voilà dans la cour. Tranquille cherche une issue, il fait le tour de la cour, mais partout de hautes murailles couronnées de pointes de fer. Que vont-ils faire ?

Tandis qu’ils étaient là, cherchant toujours une issue, ils rencontrent une tortue. La tortue leur demande ce qu’ils font à tourner ainsi dans la cour, la nuit, au lieu d’être à dormir dans leur lit. Tranquille lui raconte ce qui vient de se passer. La tortue l’écoute et leur dit :

— N’ayez point peur, mes enfants ! Suivez-moi, et vous verrez.

Cette tortue-là était fée. Ils arrivent au fond de la cour tout contre la muraille ; la tortue touche le mur avec sa tête, le mur s’ouvre, et ils sortent.

La tortue leur dit alors :

— Venez avec moi. Je vous conduirai par un chemin où personne ne pourra vous poursuivre, car, à mesure que nous avancerons, il se fermera derrière nous.

Ils marchent, et derrière eux poussent de grands arbres. Partout les lianes les enveloppent et font un réseau impénétrable : plus de chemin.

De grand matin, au chant du coq, ils arrivèrent au milieu d’une grande plaine. Alors la tortue leur dit :

— Mes enfants, allez ramasser deux paquets de bois sec. J’ai froid, je suis lasse, il faut que j’allume un petit feu pour me réchauffer et faire un petit somme.

Tranquille va chercher le bois, Brigand s’assied.

Quand le bois est venu, la tortue frotte deux petites branches sèches l’une contre l’autre et allume le feu. Elle s’allonge au bord du feu et s’endort.

Cependant Brigand a faim. Il se dit à part lui : « C’est excellent à manger, la viande de tortue ! » Il prend une roche énorme, s’approche doucement de la tortue endormie, lève la roche, la jette de toute sa force sur la tortue et la tue ! Tranquille n’a pas le temps d’arrêter sa main et lui crie :

— Ah ! mon frère ! une tortue qui vient de nous sauver la vie !

Brigand lui répond avec un mauvais rire :

— Pour qui me prends-tu ? Je mourrais de faim auprès d’un morceau ! Suis-je un imbécile ?

Il prend la tortue, la retourne, la met sur le feu, la fait cuire dans sa coque et la mange.

Tranquille pleurait, et, le cœur déchiré, il se disait : « Non, non ! C’est trop fort d’être méchant comme ce Brigand ! »

Le soleil commençait à être haut. Ils se remettent en route. Mais, qu’est-ce donc que ce chemin-là ! partout des épines, des trous, de grosses roches qui roulent sous leurs pieds. Brigand, dont la vue est mauvaise, ne fait que tomber à tout moment. Il faut qu’il prenne la main de Tranquille. Le chemin devient plus mauvais encore : à chaque pas ils courent le risque de se casser le cou. C’est sans doute un sort que l’âme de la tortue leur a jeté.

Voilà que Tranquille pose le pied sur une roche, la roche tourne. Tranquille et Brigand tombent. La pente était rapide : ils roulent, roulent et tombent dans un grand trou très profond. Ils essayent d’en sortir : impossible ; partout les parois sont à pic. Que faire ? Ils s’asseyent par terre, et Tranquille qui ne fait que penser à la tortue, pleure amèrement.

Au milieu de ses larmes il entend comme un grand bruit d’ailes au-dessus de sa tête. Il regarde : c’était un grand oiseau. L’oiseau vole en rond, les cercles se rapprochent et il vient se poser sur une pointe de rocher à mi-hauteur du précipice.

L’oiseau les regarde longtemps, et voyant que Tranquille pleure et pleure toujours, il lui demande :

— Mais qu’as-tu donc à pleurer ainsi ?

— Voyez vous-même, Monsieur l’oiseau. Mon frère et moi nous avons roulé au fond de ce précipice, comment ferons-nous pour en sortir ? Pas de chemin ! nous sommes condamnés à mourir de faim ici.

L’oiseau lui dit :

— N’aie plus peur, ne pleure plus : je vous rapporterai là haut. Mais écoutez moi bien. Je vais descendre, et tandis que je volerai tout près de vous, chacun de vous saisira une de mes ailes. Tenez bon. Alors je m’élèverai d’un seul coup. Mais il faut l’un et l’autre que vous gardiez vos yeux fermés ; si vous venez à les ouvrir, même un instant, je vous secoue, je vous jette sur les roches et je vous casse la tête. Vous avez bien entendu, prenez garde de l’oublier !

L’oiseau plonge en volant jusqu’au fond du précipice. Tandis qu’il bat des ailes tout auprès de leurs têtes, Tranquille saisit une de ses ailes et Brigand l’autre ; l’oiseau leur crie : « fermez les yeux », et remonte tout droit comme un caillou lancé par une fronde.

Tandis qu’ils sont là-haut, tout en l’air, Brigand entr’ouvre les yeux. L’oiseau avait à chaque aile une belle plume d’or qui brillait au soleil. Brigand aperçoit la plume ; il change tout doucement la position de ses mains pour pouvoir saisir la plume et l’arracher d’un seul coup au moment où l’oiseau les aura déposés à terre. L’oiseau a senti bouger sa main, il devine pourquoi, il secoue vivement ses ailes. Les mains de Brigand et de Tranquille glissent. Ils tombent du haut du ciel en faisant plusieurs tours sur eux-mêmes et meurent en se brisant sur les roches. D’en haut l’oiseau les regarde étendus sur la terre. Rien ne bouge. Il se dirige vers le soleil couchant et disparaît.

Le lendemain matin, voilà qu’auprès des deux cadavres l’herbe se met à remuer doucement. L’herbe s’agite encore, et une tête paraît : c’était la tête d’une tortue. La tortue s’approche de Brigand ; elle le regarde un bon moment, et elle se met à rire comme une tortue peut rire. Elle quitte le corps de Brigand et vient à Tranquille ; elle cesse de rire, elle le regarde. Elle reste longtemps plongée dans ses réflexions, et soudain elle s’en va. Elle cueille trois feuilles à trois herbes différentes, prend les trois feuilles dans sa bouche, et revient auprès de Tranquille.

Tranquille était couché sur le dos et semblait dormir la bouche ouverte. La tortue met les trois feuilles dans sa bouche, et voilà qu’à l’instant même Tranquille ouvre les yeux, étend les bras, s’étire et s’assied.

— Eh bien ! mon garçon, lui dit la tortue, est-ce assez dormi, ou bien si nous avons encore sommeil ?

Tranquille passe sa main sur sa figure et regarde. Il voit le corps de Brigand étendu mort auprès de lui, et le souvenir lui revient. Il voit son frère qui est là, couché sans vie, et le voilà qui se met à pleurer. Cette fois la tortue lui dit :

— Eh toi, Tranquille ! eh toi, mon garçon, entends-moi bien. La bonté, c’est bonté ; mais la bonté jusqu’à la bêtise, c’est bêtise. C’est moi qui ai ouvert la muraille pour vous sauver la vie, et Brigand m’a tuée et mangée. Mais moi, qui sais ressusciter les morts, je suis revenue dans mon écaille, et me voilà vivante encore, et je vivrai deux ou trois mille ans encore. C’est moi qui vous ai fait tomber dans le précipice ; c’est moi qui ai envoyé mon oiseau aux plumes dorées, parce que je savais que Brigand ouvrirait les yeux et se briserait la tête, moi, enfin, qui viens de te rendre la vie. Va, mon noir ! retourne chez toi auprès de ta femme ; Brigand jamais plus ne viendra troubler la paix de votre maison. Va, te dis-je ; mais rappelle-toi bien mes paroles :

« La bonté, c’est bonté ; mais la bonté jusqu’à la bêtise, c’est bêtise. »

Tranquille s’en alla et arriva chez lui. Sa femme fut dans la joie et ses domestiques aussi. Tous les plus grands rois vinrent le voir.

Tranquille donna un dîner magnifique et invita tous ses amis. Mais par malheur on ne voulut pas me laisser entrer pour regarder.[1]


  1. C’est sans doute encore une adaptation, mais parfaite : tout le début du conte surtout a un goût de terroir des plus prononcés. On remarquera à titre de curiosité que c’est bien ici un conte moral. Lindor, qui a ouï dire que l’excès en tout est un défaut, entend démontrer qu’à la bonté elle-même il faut des limites : « Bon li bon, mais bon zousqu’à bête napas bon. » Et nous voilà mis en garde par le philosophe à peau noire contre une tendance absolument funeste. Grâce à lui nous saurons y résister désormais. Nous réagirons, n’ayez pas peur : le moraliste a cause gagnée.