Le Folk-lore de l’Île-Maurice/Histoire des quatre cloches

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Maisonneuve et Cie, éditeurs (Les Littératures populaires, tome XXVII) ((Texte créole et traduction française)p. 180-191).

XVI

HISTOIRE DES QUATRE CLOCHES

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Il y avait une fois un jeune homme qui avait épousé une jeune fille. Comme il devait aller travailler dans un champ de cannes assez éloigné de sa case, il donna à sa femme quatre cloches : une cloche de cuivre, une cloche d’argent, une cloche d’or et une cloche de diamant. Puis il lui dit : « Écoute-moi bien. Quand tu voudras me voir revenir à la maison pour me dire quelque chose, tu sonneras la cloche de cuivre ; quand tu seras pressée, sonne la cloche d’argent ; si tu as vraiment besoin de moi sonne la cloche d’or ; mais pour cette cloche en diamant, ne la sonne jamais que si quelque danger terrible te menace. »

La jeune femme, qui aimait bien son mari lui répondit : « C’est bon ! je ferai ce que tu voudras. » Là-dessus ils s’embrassent bien fort, et le mari s’en va à son travail.

Quand la jeune femme se trouva toute seule à la maison sans avoir rien à faire, elle alla, elle vint, se jeta sur son lit, se releva, bref, le temps lui parut bien long et elle s’ennuya fort. Que faire ? Elle sonna donc la cloche de cuivre. Son mari accourut et lui dit : « Mais, qu’y a-t-il donc ? » — « Rien, je m’ennuyais toute seule. » Le mari secoua la tête : « Mon enfant, ce n’est pas bien de déranger les gens de leur ouvrage ! » Comme le soleil était encore à moitié de sa course, le mari retourna aux champs.

Le lendemain, la femme se remit à sonner la cloche de cuivre. Personne ne vint. Elle sonne la cloche d’argent. Le mari entend la cloche d’argent et arrive en courant de peur que sa femme n’ait quelque chose de pressé à lui dire. « Me voilà ! que me veux-tu ? » — « Rien, je m’ennuyais toute seule. » — « Tu plaisantes, je crois ! laisse donc travailler le monde ! » et il retourne à son ouvrage.

Le troisième jour, la cloche de cuivre sonne : rien. La cloche d’argent : rien encore. La cloche d’or sonne… le mari entend la cloche d’or ; il laisse là son travail, il arrive en courant à toutes jambes, il craint que sa femme ne soit malade : « Qu’as-tu ? Parle, qu’as-tu donc ? » — « Rien, je m’ennuyais toute seule. » Le mari n’ajoute pas un mot, il reprend son chapeau, tourne le dos et s’en va.

Le quatrième jour : dingue, dingue, la cloche de cuivre sonne : rien. Dangue, dangue, la cloche d’argent sonne : rien ne bouge. Dongue, dongue, dongue : c’est la cloche d’or : rien ne vient. Dongue, dongue, dongue… rien ne vient. Bzinne ! bzinne ! bzinne ! la cloche de diamant ! Le mari fait un bond : « Il y a un malheur à la maison ! Il court, il vole, il s’élance dans la maison : N’aie pas peur, me voici ! n’aie pas peur, ma femme ! » La femme en riant : « Mais qu’as-tu donc ? es-tu fou ? crois-tu que le feu est à la maison ? Il n’y a rien, c’est moi qui m’ennuyais toute seule. » Le mari sent sa bouche amère. Quelle colère, vous dis-je ! Il la saisit par les deux mains, et la secouant : « Malheureuse ! malheureuse ! tu t’es jeté un mauvais sort à toi-même ! un grand malheur va fondre sur toi, tu verras ! » Il tombe sur une chaise, et la tête entre ses mains, il réfléchit.

Deux ou trois mois se passèrent.

Un jour, la femme était assise sur une natte dans sa chambre et mangeait des varangues. Elle tourne soudain la tête et aperçoit un animal énorme, debout sur le pas de la porte. Elle a peur et sonne la cloche de cuivre. L’animal entre et monte sur la natte. La femme sonne la cloche d’argent. C’était un loup. Il s’assied à côté de la malheureuse et la regarde. La femme sonne la cloche d’or. Le loup la regarde avec des yeux terribles, se jette sur elle et lui crie : « Je veux te manger ! » La pauvre femme, folle de terreur, se sauve à l’autre bout de la chambre et sonne la cloche de diamant. Le loup la poursuit ; ils tournent autour de la table en renversant les chaises ; mais la femme a beau sonner, personne ne vient. Le loup l’attrape et l’avale.

Le soir, sa journée finie, le mari revient à la maison. Il entre, il voit tout ce désordre : les chaises par terre, la table renversée, toutes les cloches avec leurs cordes cassées. Il se doute qu’il est arrivé un malheur. Il appelle sa femme, l’appelle encore ; la femme ne répond point. Il va dans la cour, il cherche, il crie… rien ! Alors il s’assied sur une grosse roche et pleure : « Ma femme est perdue ! ma femme est perdue ! »

Cette nuit-là, tandis qu’il dormait, il entend comme un rat gratter le vétiver de son toit. Il écoute : c’était en dehors, sur le faîte de la case. Il sort, il regarde ; mais l’obscurité était profonde, il ne voit rien. Il se demandait ce que ce pouvait être, quand il entend une voix qui lui dit : « C’est moi, ça. » — « Qui, toi ? » — « Moi, ton ami Paille-en-queue. » Il y avait environ trois ans, un jour qu’il cherchait des goyaves dans la mon tagne, il avait empêché un singe de manger les œufs du Paille-en-queue au bord d’un précipice. « C’est moi, je sais où est ta femme. Si tu veux la retrouver, suis-moi, il n’y a pas de temps à perdre. » — « Mais comment pourrai-je te suivre au milieu de cette obscurité ? » — « Je volerai à ras de terre, mon corps est tout blanc, mes ailes sont toutes blanches. Mais viens vite ; ce n’est pas le moment de causer ! »

L’oiseau vole et l’homme le suit. Ils vont, ils vont et arrivent au bord d’un immense fossé. C’était ce fossé même qui servait de frontière entre le pays des loups et le pays des hommes. Le paille-en-queue cesse de voler, se pose sur un pied de bois-de-natte et dit à son compagnon : « C’est ici ! il nous faut attendre un moment. Tout à l’heure les loups vont tous passer au fond de ce fossé-là : tu verras celui qui a volé ta femme. »

Le mari s’assied, il se tait et regarde. Il était là depuis un bon moment : tâ, tâ, tâ, tâ, tâ, c’est un loup qui vient. « Est-ce toi qui as pris ma femme ? » — « Houn, whoun ! » — « Ce n’est pas lui, dit le paille-en-queue, laisse-le passer. » Arrive un autre loup. « Ce n’est pas lui, laisse-le passer. » Et les loups passent, passent, passent. Soudain le paille-en-queue s’écrie : « Le voilà ! c’est lui, regarde son ventre ! » C’était un gros loup noir ; des yeux de feu, un ventre de barrique. L’homme se jette sur lui, le paille-en-queue saute sur sa tête : on le bat, on le pique, on l’assomme. Le loup qui a peur qu’on ne le tue, fait un effort et rend la femme. Le mari est heureux. Tandis qu’il embrasse sa femme, le loup leur dit : « Désormais le diamant ne se rencontrera plus semé au hasard à la surface de la terre. Pour l’avoir il faudra creuser des mines profondes. »

C’est depuis ce temps que le diamant est devenu rare. Et pour n’en avoir qu’un tout petit morceau, les femmes doivent donner beaucoup d’or et beaucoup d’argent.[1]


  1. Bien pauvre d’invention, s’il y a même invention, car le loup qui rend intacte la femme avalée, on l’a rencontré et en Lorraine, au pays gallot et ailleurs encore sans doute. Mais quelques détails sont de notre façon, et la moralité qu’au dénouement le conteur met bien à l’improviste dans la bouche du loup nous semble une trouvaille dont nul ne songera à lui contester la propriété.