Le Folk-lore de l’Île-Maurice/Le lièvre et le couroupas

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Maisonneuve et Cie, éditeurs (Les Littératures populaires, tome XXVII) ((Texte créole et traduction française)p. 346-357).

XXVII

LE LIÈVRE ET LE COUROUPAS

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Un jour, papa lièvre vint à passer près d’un bois noir. En levant la tête, il aperçoit un nid de guêpes suspendu à une branche. Je ne sais ce qui lui passe par la tête, mais il monte dans le bois-noir, attache une corde autour du nid de mouches, redescend, et s’assied, la corde entre les mains. Il reste là, sans bouger.

Le lièvre était là, immobile, quand survient compère couroupas. Il regarde un bon moment le lièvre qui demeure là sans remuer, tenant sa corde. « Mais, compère, lui dit enfin le couroupas, que fais-tu donc là avec cette corde ? — Silence, compère ! laisse les enfants travailler. Ne sais-tu pas que c’est l’école ici ? C’est moi qui suis chargé de sonner la cloche : à huit heures, les enfants entrent en classe, je sonne ; à dix heures, ils sortent, je sonne. Six piastres par mois, la demi-balle de riz, les dohlls et le poisson salé : c’est une bonne place ! Par malheur, je suis obligé de la quitter : mon médecin m’a ordonné un changement d’air, je vais à la campagne. — Eh bien ! compère, puisque tu es obligé de partir, cède-moi ta place. — Je compte partir aujourd’hui même si je trouve quelqu’un pour me remplacer. — Eh bien ! me voilà. — Et toi, si je te mets à ma place, prends bien garde au moins de ne pas manquer l’heure de sonner ! — N’aie pas peur, compère, ce n’est jamais moi qu’on prendra en faute. Donne la corde. » Le lièvre lui remet la corde et lui dit : « Écoute bien : tout à l’heure, dix heures vont sonner à l’église ; écoute bien, et sonne, toi aussi. »

Le lièvre s’en va. Le couroupas est au pied du bois-noir ; il tient la corde, il écoute de toutes ses oreilles. Voilà l’église qui sonne : le couroupas tire sur la corde : rien ! la cloche ne sonne pas. « Maman ! elle est dure, cette cloche ! » Le couroupas se suspend à la corde, il tire, il secoue. Soudain la branche casse, le nid de mouches tombe. Les guêpes, furieuses, sortent du nid, fondent sur le couroupas, lui piquent la figure, les mains, les pieds, les yeux, elles le lardent. « Aïo, maman ! » le couroupas se sauve, les mouches s’attachent à lui et le criblent de leurs dards.

Un ou deux mois se passent ; le couroupas était guéri. Un jour qu’il traversait un bois de palmistes, il aperçoit le lièvre. Sa colère s’éveille. « Te voilà, enfant de chien ! il faut que je te tue. » Mais le lièvre était malin. « Holà ! vous, mon noir, êtes-vous fou, pour crier ainsi ! Ne savez-vous pas que c’est l’église ici ! regardez les colonnes, — c’étaient les troncs des palmistes. C’est moi le bedeau, et je vais être obligé de vous mettre dehors si vous parlez haut. » Le couroupas interdit ne trouve pas un mot à répondre. Le lièvre va et vient dans l’église, puis revenant au couroupas il lui dit : « Eh vous, compère, goûtez-moi cette eau bénite là ! » C’était du miel. Dans ses tours et détours, le lièvre était allé tremper son doigt dans une soucoupe qu’il avait cachée sous des fougères. Le couroupas goûte le miel et fait des yeux blancs : « Maman ! ça ne s’appelle pas de bonne eau bénite, ça ! Mais où donc met-on l’eau bénite dans cette église-là ? » Le lièvre le conduit : « Voici. » C’était une ruche, et les abeilles étaient encore dedans. Le lièvre quitte le couroupas et s’esquive. Le couroupas s’approche de la ruche. « J’ai envie, dit-il, de faire ma prière. Mieux vaut commencer par prendre de l’eau bénite, » Il fourre la main dans la ruche. Il s’en élève un nuage d’abeilles ; elles fondent sur lui, s’attachent à lui avec fureur. Il est fou, il se roule par terre, il ne bouge plus, il est comme mort. Les mouches le croient vraiment mort et le laissent là.

Deux ou trois mois se passent, et le couroupas est guéri.

Un jour, le lièvre va rendre visite à la fille du roi, et dans la conversation elle lui demande : « Est-ce que vous connaissez le couroupas, vous ? — Vous me demandez si je connais le couroupas ? Comment ne le connaîtrais-je pas ! c’est lui mon cheval. Tantôt, à quatre heures, si vous êtes à votre fenêtre, vous me verrez passer dessus. »

Le lièvre sort du palais du roi et va dans la forêt. Il savait l’endroit où couvait une mère poule. Il prend trois œufs gâtés et les met dans sa poche. Il va ensuite s’asseoir sur une roche au bord du chemin que devait suivre le couroupas. Le couroupas arrive et voit le lièvre : « Méchant gredin ! tu ne m’échapperas pas, aujourd’hui ! je vais te tuer ! » Le lièvre fait semblant de pleurer ; « Hélas ! aïo, mon ami ! tu n’auras pas la peine de me tuer ! Je suis bien, bien malade, et je serai mort tout à l’heure. Aïo ! aïo ! que je souffre ! Pardon, compère, pardon ! viens m’aider à me lever : je veux essayer de me traîner à l’hôpital ; peut-être le médecin pourra-t-il me soulager. Aïo ! aïo ! c’est du feu que j’ai dans la poitrine ! aïo ! » Le couroupas, en s’approchant de lui, sent une affreuse odeur : c’était un œuf gâté qu’avait cassé le lièvre. « Pouah ! que tu infectes ! on n’y peut tenir près de toi ! — Hélas ! mon frère, c’est mon corps : je vais mourir, je commence à puer. Aïo ! je ne puis marcher ; porte-moi à l’hôpital, mon frère. Dieu te bénira. Aïo ! » Le couroupas avait bon cœur, il le prend sur son dos. « Donne-moi une bride, mon frère ; je suis trop faible, je tomberais. » Le couroupas lui donne une bride. « Donne-moi un fouet, mon frère ; je me servirai du manche pour te montrer par où passer, le chemin de l’hôpital est difficile à trouver. Aïo ! quand je parle, j’ai du feu dans la gorge ; ne me fais point parler, mon frère ! donne-moi un fouet, aïo ! » Le couroupas lui donne un fouet.

Quand le lièvre, à cheval sur le couroupas, tient la bride et le fouet, il le dirige du côté du palais du roi. Le couroupas marche, marche, c’est sa manière d’aller lentement. Le lièvre lui dit : « Et toi ! l’hôpital ferme à quatre heures, oui ! prends le galop, ou nous arriverons trop tard. » Le couroupas garde son pas. Le lièvre tire sur la bride qui est dans sa bouche : « Mais au galop, donc ! quand je te le dis. » Le couroupas se fâche : « Si tu ne te tiens pas tran quille, je vais te jeter tout à l’heure ! » Le lièvre se met à rire : « Essaye, mon camarade, essaye ! » Et le lièvre lui donne une volée de coups de fouet. Le couroupas veut le jeter : impossible ! la bride lui coupe la bouche, les coups de fouet l’étourdissent, il est forcé de prendre le galop. Ils passent sous la fenêtre de la fille du roi ; le lièvre lui tire son chapeau.

Le bord de la mer était proche. Le lièvre pousse le couroupas, et, à force de coups, le fait entrer dans l’eau. Le couroupas, qui ne sait pas nager, veut s’arrêter. Impossible ! le lièvre le pousse, le pousse toujours. L’eau passe pardessus sa tête, il agite les bras, il ouvre la bouche pour crier, l’eau entre, il se noie.

Le lièvre retourne à terre. Quand ses habits sont séchés, il va chez la fille du roi et lui dit :

« Ce couroupas que vous savez était une triste monture : je l’ai vendu à une mère houritte. »[1]



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  1. C’est un des meilleurs morceaux du répertoire de Lindor. L’invention en est si bien nègre que nous étions tenté d’en attribuer l’honneur à notre bonhomme. Mais voici que notre savant correspondant et ami, le docteur Hugo Schuchardt (Professeur à l’Université de Graz), pour qui nos patois créoles n’ont guère plus de secrets, nous avertit charitablement que notre histoire est faite de trois morceaux empruntés à trois contes nègres américains. Et nos archives mauriciennes ne nous diront jamais comment et à quelle époque ont eu lieu ces importations ! Nous savons du moins que c’est La Bourdonnaie qui nous a porté le manioc emprunté au Brésil. Eh zaute ! quiquefois zistoire Yéve av Couroupas fine passe grand dileau sembe ça dibois mayoc là, oui !
    Que d’intéressants problèmes dont la solution se dérobe ainsi !