Le Forestier/II

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II

Comment s’accomplit la première étape


La jeune fille s’aperçut seulement alors de la présence des étrangers, elle baissa les yeux, se recula de quelques pas et s’arrêta confuse et rougissante.

Malgré le triple airain qui entourait leurs cœurs de tigres, les aventuriers avaient été doucement émus à la vue de cette charmante jeune fille, qui s’était si subitement montrée comme une céleste apparition devant eux ; à peine osaient-ils l’effleurer d’un regard discret, tant ils craignaient d’augmenter sa confusion et de l’obliger ainsi à se retirer.

Elle était bien belle, en effet, cette chaste créature de seize ans à peine, mais qui possédait déjà sans s’en douter toutes les séduisantes perfections de la femme.

Ses grands yeux rêveurs au regard doux et un peu inquiet, son teint à peine bistré, les lignes pures de son beau visage, ses lèvres carminées qui, en s’entr’ouvrant par un rire cristallin, découvraient la double rangée de ses dents éblouissantes ; ses cheveux d’un noir bleu d’une finesse extrême, dont il lui eût été facile de s’envelopper tout entière, flottant comme un nuage embaumé autour d’elle ; sa taille svelte, cambrée, aux mouvements gracieusement ondulés ; sa voix mélodieuse comme un chant d’oiseau, la suave harmonie de ses formes exquises ; tout enfin se réunissait en elle pour lui compléter la plus ravissante beauté qui jamais eût été le partage d’une fille d’Ève, et la douer de cette attraction irrésistible qui est l’aimant du cœur.

L’Indien considéra un instant la charmante enfant d’un œil attendri, puis il l’attira doucement dans ses bras, où elle se blottit comme une colombe peureuse, et s’inclinant avec une courtoisie fière et majestueuse devant ses hôtes :

— Caballeros, leur dit-il d’une voix grave, je vous présente ma fille.

Les deux hommes saluèrent silencieusement.

— Pourquoi êtes-vous venue malgré mes ordres ? reprit l’Indien en s’adressant à sa fille d’une voix qu’il essayait vainement de rendre sévère.

— J’avais si grande hâte de vous embrasser, mon père ! répondit-elle en balbutiant, et puis…

— Et puis, quoi ? demanda-t-il en voyant qu’elle s’arrêtait.

— Je voulais prendre vos ordres, mon père.

— Mes ordres ? fit-il avec surprise.

— Oui, mon père, au sujet des hôtes que vous avez amenés.

— Ah ! fort bien, querida, reprit-il avec un léger sourire ; je n’ai pas d’ordre à vous donner au sujet de ces cavaliers ; dans dix minutes ils seront partis.

— Ah ! fit-elle en jetant à la dérobée un regard sur les deux hommes.

— Oui, Aurora, chère petite, je les accompagne.

— Vous les accompagnez, vous, mon père, s’écria-t-elle avec un tressaillement douloureux, et moi ?

— Eh bien ! vous, ma fille ?…

— Resterai-je donc ici seule, mon père ?

— Seule ? Non pas. Silah, Kamish, Thorab suffisent, il me semble, pour vous garder de toute inquiétude et vous défendre au besoin. Ce sont des serviteurs dévoués.

— Oui, mon père, cela est vrai ; mais vous ne serez pas là, vous ! et pardonnez-moi, j’ai peur.

— Vous êtes une folle et une enfant gâtée par ma tendresse, Aurora ; j’ai été trop faible pour vous.

Mais comme il vit que les yeux de la jeune fille se remplissaient de larmes :

— Allons, ne pleurez pas, querida mia, reprit-il plus doucement, je ne puis rester ici ; mais soyez sans crainte, mon absence sera courte ; bientôt je reviendrai près de vous.

— Dieu le veuille, mon père ! Cette hutte est si isolée ; il y a tant de coureurs de bois !

— Rassurez-vous, vous dis-je ; vos craintes sont absurdes ; d’ailleurs, si un de ces misérables ose s’approcher à portée de fusil de la hutte, on lui enverra une balle dans le crâne. J’ai particulièrement recommandé à vos serviteurs de surveiller Cascabel. Si ce picaro s’avise de rôder aux environs, comme il semble prendre l’habitude de le faire, son compte sera immédiatement réglé ; ainsi, je vous le répète, soyez sans crainte.

— Cascabel ! murmura faiblement la jeune fille avec un geste d’effroi.

— Plus un mot, niña, reprit-il d’un ton péremptoire ; je n’ai perdu déjà que trop de temps ; embrassez-moi et retirez-vous.

La jeune fille n’osa insister davantage, elle se jeta en sanglotant dans les bras de son père, puis elle disparut légère comme un oiseau.

— C’est une enfant, dit l’Indien d’une voix qu’il essayait de rendre ferme ; elle ne sait rien encore de la vie et se figure que tout doit aller selon son caprice.

— Que Dieu lui conserve longtemps cette ignorance ! dit Michel te Basque, elle est heureuse ainsi.

— C’est vrai, pauvre enfant ! reprit l’Indien ; et changeant brusquement de ton Suivez-moi, caballeros, nous devrions avoir fait deux lieues déjà.

— Bah ! rien ne nous presse ! d’ailleurs nous aurons bientôt rattrapé te temps perdu.

Ils suivirent alors l’Indien jusqu’à un bosquet touffu, au milieu duquel deux chevaux magnifiques, richement harnachés à l’espagnole, étaient tenus en bride par un jeune Indien de bonne mine.

— Voilà vos montures, dit José.

— Les belles et excellentes bêtes ! ne put s’empêcher de s’écrier Fernan avec joie.

— Vous les apprécierez davantage encore lorsque vous les connaîtrez, reprit le chef.

Les deux hommes se mirent en selle.

José parla pendant quelques minutes à voix très basse au jeune Indien, qui s’inclina respectueusement, posa la main sur son cœur, et d’un bond disparut au milieu des broussailles.

En route, caballeros ! dit le chef en se plaçant en avant de la petite troupe.

Ils partirent.

Ils suivaient une sente peine tracée par les bêtes fauves, et qui longeait tes bords accidentés de la rivière.

Un paysage sévère, calme, sauvage, mais grandiose, se déroulait au fur et à mesure, comme un immense kaléidoscope, devant leurs yeux émerveillés.

Nulle part la main brutale de l’homme ne se laissait voir.

Cette magnifique contrée avec ses forêts dix fois séculaires, ses prairies couvertes de hautes herbes, était demeurée telle qu’elle était sortie des mains puissantes du créateur.

C’était bien réellement un sol vierge que foulaient les aventuriers.

Parfois, sur leur passage, un daim montrait sa tête inquiète au-dessus des broussailles, puis s’échappait en bondissant effaré ; des oiseaux de toutes sortes et de toutes couleurs volaient çà et là ; d’autres se balançaient nonchalamment sur l’eau de la rivière, à peine ridée par le souffle léger d’une folle brise.

Mais aussi loin que la vue pouvait s’étendre dans toutes les directions, on n’apercevait aucune trace de culture ; aucun vestige de la présence de l’homme, qui cependant devait être assez prés, puisque le pays que les aventuriers parcouraient en ce moment était une des colonies les plus riches et les plus puissantes de toutes celles que possédaient les Espagnols sur le sol américain ; de plus, Panama, sur le Pacifique, et Chagrés, sur l’Atlantique, se reliaient l’un à l’autre par un transit qui était sans doute très fréquenté, puisque ces deux ports servaient d’entrepôts aux incalculables richesses du Nouveau-Monde.

Les aventuriers, sur la recommandation expresse de leur guide, avaient mis leurs chevaux au grand trot ; cependant l’Indien, se servant de ce pas gymnastique et balancé particulier aux hommes de sa race, suivait facilement les cavaliers, en avant desquels il se tenait toujours sans paraître aucunement incommodé de cette allure rapide.

Michel le Basque, subissant la double influence du soleil de midi qui tombait droit sur sa tête et de la selle arabe dans laquelle il se trouvait solidement établi, s’était tout prosaïquement endormi.

Ce fut en vain que Fernan essaya à plusieurs reprises de l’éveiller et d’entamer une conversation quelconque avec lui ; chaque fois, l’autre ne répondit que par des enrouements inintelligibles et brefs ; il finit par ne plus répondre du tout et par ronfler avec toute la magistrale ampleur des orgues de Séville, un dimanche de grande fête.

De guerre lasse, Fernan renonça à causer avec un aussi obstiné dormeur ; mais, comme il était, lui, un de ces hommes qui ne s’endorment sous aucun prétexte, lorsqu’ils ont en tête des projets sérieux ou qu’ils sont chargés d’une mission non seulement difficile, mais encore périlleuse, il résolut, à défaut de son compagnon qui ne voulait pas lui donner la réplique, d’entreprendre le guide, de l’interroger et d’essayer d’en tirer quelques renseignements utiles, dont plus tard probablement il ferait son profit.

Fernan était doué d’une finesse extrême, rasé comme un montagnard, c’est-à-dire jusqu’au bout des ongles, mais jusqu’alors il n’avait eu affaire qu’aux Européens ; il ignorait par conséquent le caractère des Indiens, ne connaissait pas leur côté faible, et avec la fatuité européenne, s’imaginait qu’il viendrait facilement à bout d’un sauvage à peine dégrossi, comme celui qui trottait si gaillardement à dix pas de son cheval.

Le brave aventurier était loin de se douter que, comme ruse, adresse et astuce, il y a chez l’Indien le plus candide en apparence, l’étoffe généreusement taillée de trois Bas-Normands, de deux Bas-Bretons et de pareil nombre de Gascons ou Basques, gens, au dire de chacun, ce que Dieu me garde de garantir ! les plus madrés qui soient sur la surface de ce globe sublunaire.

En conséquence, l’aventurier se croyant à peu près sûr de son fait et jugeant inutile d’user de certaines précautions, interpella carrément son guide.

— Ohé, José ! cria-t-il d’une voix joyeuse, ne pourriez-vous courir un peu moins vite et vous venir placer à ma botte ? Nous causerions tout en cheminant, ce qui nous aiderait a tuer le temps, qui entre nous me semble diablement long par ce soleil à cuire la carapace d’une tortue ?

— À votre aise, señor, répondit paisiblement l’Indien, mais à quoi bon causer quand on peut dormir ? Voyez votre compagnon, il a pris le bon parti et se laisse bercer doucement par son cheval ; pourquoi n’imitez-vous pas son exemple ?

Pour deux raisons, cher ami, répondit te jeune homme en goguenardant : la première est que je ne me sens aucune envie de dormir, la seconde que je ne suis pas fâché de me rendre compte de la route que nous suivons.

— Rien de plus facile, puisque vous avez tes yeux si bien ouverts, señor ; nul besoin n’est de causer pour cela.

— C’est juste, mon bon ami, parfaitement juste, je le reconnais ; cependant, si cela ne vous désoblige pas trop, je serai charmé de jouir de votre conversation je vous avoue que j’aime beaucoup causer ; ce qui, du reste, est un des plus sûrs moyens de s’instruire.

— Ah ! vous voulez vous instruire, señor ?

— Ma foi ! oui, j’en ai l’ardent désir.

— Voyez comme vous tombez mal, mon cher señor, répondit l’Indien d’une voix railleuse je suis peut-être l’homme le plus incapable de vous donner cette satisfaction que vous ambitionnez si fort.

— On ne sait pas, cher ami, on ne sait pas, venez toujours près de moi, si cela ne vous déplaît pas trop, et causons de choses et d’autres peut-être, sans que nous nous eu doutions ni l’un ni l’autre, sortira-t-il quelque chose de cet entretien à bâtons rompus.

— Je ne le pense pas ; cependant, pour ne point vous désobliger, je me rends a votre désir. Maintenant causons ou plutôt causez, señor, me voici prêt à vous répondre, si je le puis.

Tout en partant ainsi, l’Indien avait ralenti son pas et s’était placé à la droite de l’aventurier.

Celui-ci, étonné d’une aussi vigoureuse résistance et commençant à comprendre qu’il avait peut-être affaire à plus forte partie qu’il ne l’avait supposé, résolut de se tenir sur ses gardes et de changer ses batteries. Ce fut donc de l’air le plus indifférent en apparence qu’il reprit la parole :

— Ma foi dit-il, je vous avoue, entre nous, que si je tiens si fort à causer, c’est tout simplement parce que je ne veux pas me laisser aller au sommeil.

— Cela est évident, répondit nonchalamment l’Indien.

Et il écrasa avec la baguette qu’il tenait à la main la tête d’un serpent corail qui s’était tout à coup dressé devant lui.

— Diable, s’écria le jeune homme avec admiration, comme vous tuez ces vilaines bêtes, compagnon c’est affaire à vous de vous en débarrasser aussi vite.

— Oh c’est la moindre des choses ; vous disiez donc, señor ?

— Moi ? Je ne disais rien du tout.

— Bon alors la conversation est finie.

— Oh non, elle commence, au contraire vous savez bien que les premiers mots sont toujours les plus difficiles a trouver.

— Bah ! señor, vous plaisantez, ou voulez-vous vous moquer de moi ?

— Pouvez-vous le penser ?

— Je ne pense rien, señor, seulement je suis certain de ce que je dis ; écoutez-moi vous ne seriez pas fâché, n’est-ce pas, de savoir qui je suis, d’où je suis, d’où je viens et où je vais ?

— Mais, qu’est cela ? s’écria le jeune homme avec une gaîté de commande qui cachait mal sa confusion réelle, faisons-nous donc de la diplomatie ?

— Nullement, pas de mon côté du moins, señor je vous parle au contraire avec toute franchise ; je n’ai rien à vous dire ni à vous apprendre pour le moment ; plus tard peut-être, lorsque nous nous connaîtrons mieux, vous témoignerai-je une confiance qu’il est inutile que je vous montre maintenant ; un homme dans lequel vous avez une foi entière m’a chargé de vous servir de guide, cet homme sait qui je suis, il m’aime, me protège, et je me ferais tuer pour lui, cela doit vous suffire : j’ai promis de vous conduire en sûreté à Panama, je tiendrai mon serment, voilà tout ce que je puis vous apprendre quant à présent ; si cela ne vous satisfait pas, rien ne nous est plus facile que de rebrousser chemin, d’autant plus que le temps se gâte et que je crains un temporal ; vous demeurerez caché dans ma hutte ; à la première occasion, je m’engage a vous remettre sain et sauf à bord de votre navire.

L’aventurier fut un instant décontenancé par cette fière réponse si nettement articulée, mais se remettant presque aussitôt :

— Nous ne nous entendons pas du tout, mon brave homme, dit-il d’au air enjoué ; je n’émets aucun doute sur votre dévouement, il m’est affirmé par un homme qui est presque un frère pour moi, seulement je vous avoue franchement que devant, pendant quelque temps au moins, avoir avec vous des relations assez intimes, je ne serais pas fâché de vous connaître davantage ; il y a autour de vous un mystère qui ne m’inquiète pas, il est vrai, mais qui excite ma curiosité au dernier point.

— Cependant, señor, il me semble.

— Pardieu ! interrompit-il vivement, à moi aussi il me semble que votre conduite est loyale, vos façons franches, mais que prouve tout cela ? Mon compagnon et moi, nous jouons en ce moment un jeu à nous faire remplir la tête de plomb ; vous connaissez tes Espagnols au moins aussi bien que nous, vous savez la guerre atroce qu’ils nous font, la haine qu’ils nous portent, haine que nous leur rendons bien, du reste ; ils nous appellent ladrones et nous chassent comme des bêtes fauves, nous massacrant sans pitié partout où ils nous rencontrent isolés.

— Oui, oui, fit le guide d’un air rêveur, ils usent envers vous des mêmes procédés qu’envers les Indiens.

— À peu prés, peut-être plus mauvais encore. Au demeurant, les Indiens, étant leurs esclaves, représentent à leurs yeux un capital qu’ils ne se soucient que médiocrement de perdre. Quant à nous, c’est autre chose ; au plus léger soupçon qui s’élèverait sur notre identité, nous serions impitoyablement fusillés après avoir subi d’horribles tortures. Certes, la mort ne m’effraie point, je l’ai trop souvent vue en face pour la redouter. Mais, s’il me convient de risquer bravement ma vie pour gagner honneurs, gloire et richesses, je ne me soucie pas d’être pris comme un loup au piège et tué comme un niais, sans autre bénéfice que celui de faire pâmer d’aise d’insolents gavachos. En somme et pour me résumer, si mauvaise que soit ma tête, je vous confesse que j’ai la faiblesse d’y tenir extraordinairement, par la raison que j’en trouverais difficilement une autre qui allât aussi bien sur mes épaules.

— Vous avez raison, señor, tout ce que vous dites est très juste ; la confiance exige la confiance. Vous êtes en effet entre mes mains, et si j’étais un traître, c’en serait fait de vous, mais laissez-moi agir à ma guise. Il ne faut pas presser le bétail d’un homme. Chacun se conduit selon ses instincts et ses intérêts. Peut-être cette confiance que vous réclamez aujourd’hui, demain, de mon propre mouvement, vous la donnerai-je tout entière ; cela dépendra surtout des événements ; d’ailleurs, sachez que j’aurai avant peu un service important pour moi à réclamer de votre courtoisie, ce sera donnant donnant, si vous veniez.

— Soit, j’accepte, et de tout cœur, seulement veillez au grain, mon camarade, car, sur ma foi de Frère de la Côte, si vous me manquez, moi je ne vous manquerai pas.

Sans me laisser le temps de lui répondre, le roi passa dans une autre pièce.

— C’est convenu ; maintenant éveillez votre compagnon, le ciel prend une apparence qui m’inquiète, il nous faut faire diligence et précipiter notre marche.

— Que craignez-vous donc ?

— Un temporal. Regardez au-dessus de votre tête et autour de vous, et vous comprendrez qu’il est important de nous hâter.

Le jeune homme fit ce que désirait le guide, et il ne put retenir un mouvement de surprise.

Le soleil avait disparu pour ainsi dire subitement derrière d’immenses nuages jaunâtres qui roulaient dans le ciel avec la rapidité vertigineuse d’une armée en déroute ; bien qu’il n’y eut pas un souffle dans l’air, la chaleur était suffocante ; on respirait du feu, les oiseaux voletaient lourdement, ils tournoyaient affolés dans l’espace en poussant des cris rauques et saccadés ; des animaux de toutes sortes émergeaient des bois et des forêts, fuyant effarés dans toutes les directions avec des hurlements lugubres.

Prodige étrange et terrible ; les eaux de la rivière semblaient tout à coup être devenues stagnantes ; le courant, si rapide d’ordinaire, avait subitement disparu, et les eaux étaient lisses et immobiles comme la surface d’un miroir.

Les arbres, les broussailles, les brins d’herbe eux-mêmes, comme subissant une commotion intérieure, avaient du sommet à la base des frémissements qui les agitaient avec une force électrique.

On entendait comme un écho lointain dans les mornes, des grondements sourds et indéfinissables.

Les chevaux des voyageurs, les naseaux à terre, renâclaient avec force, grattaient le sol et, l’œil ardent, les oreilles couchées, en proie à une terreur innommée, refusaient d’avancer et poussaient par intervalle des hennissements plaintifs :

— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda don Fernan avec une surprise presque mêlée de crainte.

— Cela veut dire, señor, qu’à moins d’un miracle nous sommes perdus, répondit froidement le guide.

— Perdus allons donc ! s’écria le jeune homme, et pourquoi cela, ne pouvons-nous pas chercher un refuge ?

— Le chercher, oui ; le trouver, non ; il n’y a pas de refuge contre le terremoto.

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’il va y avoir temporal compliqué de tremblement de terre.

— Diable ! c’est sérieux alors ?

— Plus que sérieux terrible.

— Sommes-nous loin de la halte de nuit ?

— Deux lieues à peine.

— Ce n’est rien, un temps de galop et…

— Trop tard ! s’écria tout à coup le guide à bas de cheval tout de suite, ou vous êtes perdu !

— Et saisissant le jeune homme par la ceinture, il l’enleva de selle et se coucha sur le sol auprès de lui.

Le cheval, délivré de son cavalier, se coucha aussitôt.

Une rafale effroyable, brisant et renversant tout sur son passage, arrivait avec une rapidité foudroyante.

Michel le Basque tomba à terre comme un sac, à peine éveillé encore et ne comprenant rien à ce qui se passait.

Heureusement pour le brave aventurier, le choc fut rude et il resta à demi évanoui, étendu tout de son long.

En même temps, un crépitement sec, strident comme celui que produirait une batterie de cent pièces de gros calibre, éclata avec une force épouvantable : les eaux de la rivière, soulevées par une force inconnue, se gonflèrent, semblèrent bouillir et s’abattirent sur leurs rives, qu’elles inondèrent à droite et à gauche, à une grande distance ; la terre trembla avec des frémissements sourds et sinistres, de larges crevasses s’ouvrirent çà et là, les montagnes oscillèrent sur leurs bases, et les arbres bondirent et s’entrechoquèrent comme s’ils eussent été piqués de la tarentule.

Puis soudain le silence se fit, les nuages qui obscurcissaient le ciel se fondirent dans l’espace, le soleil reparut et le calme revint.

— Debout ! cria le guide d’une voix stridente.

Les deux hommes se relevèrent aussitôt ; ils jetèrent autour d’eux de regards effrayés.

La campagne avait complètement changé d’aspect, elle était méconnaissable en quelques secondes un bouleversement général s’était opéré, là où était une vallée il y avait une montagne, la rivière semblait avoir changé de lit, les arbres déracinés, tordus, brisés, enchevêtrés les uns dans les autres, gisaient pèle-mêle sur le sol, d’énormes crevasses s’étaient ouvertes, coupant la plaine dans tous les sens ; tout chemin, tout sentier avait disparu.

Cependant la brise de mer s’était levée et rafraîchissait l’atmosphère, le soleil brillait radieux dans l’éther azuré ; un calme profond avait, comme par enchantement, succédé à l’effroyable cataclysme ; les animaux rassurés avaient repris leur tranquillité première, les oiseaux recommençaient leurs chants sous la feuillée.

Jamais contraste plus profond et plus saisissant ne frappa les yeux de l’homme.

— Que faire ? demanda Fernan.

— Attendre, répondit le guide.

— Charmant pays, grommela Michel en se frottant les côtes, la terre même manque sous les pieds, à qui se fier, bon Dieu ! J’aime mieux décidément la mer.

— Allons-nous donc rester ici ? reprit Fernan.

— Jusqu’à demain, oui, la route est coupée, il nous faut nous en frayer une autre, la journée est trop avancée pour commencer ce travail. Campons où nous sommes.

— Pourquoi donc ? demanda Michel. Une halte en pleine campagne n’a rien de rassurant dans un pays comme celui-ci, où les montagnes dansent le menuet comme des matelots ivres.

— Il le faut, il nous est impossible d’atteindre ce soir l’endroit où nous devions camper.

— Bon ! fit Miguel, à défaut de celui-là, un autre.

— Nous sommes dans un désert.

— Mais non, pas tant que cela ; qu’est-ce donc que ces murs que j’aperçois là-bas ?

— Rien, fit le guide avec hésitation.

— Allons donc vous voulez vous gausser de moi.

— Je ne comprends pas.

— Comment dit Fernan, vous n’apercevez pas au sommet de cette colline, là un peu sur la droite, à dix minutes à peine de l’endroit où nous sommes, les murs blancs d’une grande habitation à demi cachée dans ce fourré d’arbres ?

— Pardieu ! appuya Michel, à moins d’être aveugle.

— Le guide eut un tressaillement nerveux, mais tout-à-coup il sembla prendre une détermination inflexible

— Señores, dit-il, je vois cette maison aussi bien que vous pouvez la voir. Je la connais depuis longtemps.

— Quelle est cette propriété ? demanda Fernan.

— C’est l’hacienda del Rayo.

— Le nom est éclatant, fit Miguel avec un sourire.

— Elle appartient à don Jesus Ordoñez de Silva y Castro, continua impassiblement le guide.

— Bon et quel homme est ce don Jesus Ordoñez, etc., reprit Fernan.

— C’est un des plus riches propriétaires de la province.

— Très bien ! mais ce n’est pas cela que je désire savoir ; quel homme est-ce ?

— Un Castillano Viego, farci de préjugés sur toutes les coutures, dévot, hypocrite, dissolu, traître comme un Juif et menteur comme un Portugais ; au demeurant, le meilleur fils du monde voilà l’homme.

— Hum ! fit Miguel, le portrait n’est pas flatté, et, s’il est ressemblant, il n’a rien de fort aimable.

— Il est vrai, mais permettez-moi d’insister pour que nous restions ici, cela vaudra mieux pour nous sous tous les rapports.

— Bah ! serons-nous donc mal reçus ?

— Quant à cela, n’ayez crainte, vous serez bien reçus. Seulement…

— Seulement ?

— On raconte des choses étranges sur don Jesus et la maison qu’il habite.

— Voyons, parlez franchement, comme un homme ! dit Fernan avec impatience.

— Eh bien, cette hacienda n’est pas en bonne réputation dans le pays ; les gens prudents s’en écartent ; on raconte des histoires effrayantes sur ces vieux murs ; bref, l’hacienda est hantée.

— Bon ! ce n’est que cela ! s’écria gaiement Miguel ; pardieu ! voilà une occasion de voir des revenants que je ne laisserai pas échapper, moi qui brûle d’en voir et qui n’ai jamais eu ce bonheur.

— Conduisez-nous, José, ne demeurons pas davantage ici.

— Mais.

— Trêve à vos rêveries, nous ne sommes pas des enfants qu’on effraie avec des contes de nourrices partons.

— Réfléchissez.

— Il n’est besoin de réfléchir, en route

— Vous le voulez ?

— Je l’exige.

— Soit, que votre volonté soit faite, mais souvenez-vous que je n’ai fait que céder à votre exigence.

— C’est convenu, José, j’assume toute responsabilité sur moi.

— Allons donc, puisque vous le voulez, mais, croyez-moi, prenez garde !

— Pardieu ! qu’avons-nous à craindre ? dit Michel en riant ; ne serons-nous pas diables contre diables ! Satan sera, je n’en doute pas, de bonne composition avec des confrères.

— Le guide haussa les épaules, sourit tristement et reprit sa marche.

Au bout de dix minutes à peine, tes voyageurs atteignirent l’hacienda.

Au moment où ils en franchissaient la porte, José aperçut, pérorant au milieu d’une foule de personnes rassemblées autour de lui, un Indien hideux, moucheté comme une panthère de taches verdâtres sur tout le corps, à la physionomie basse, rusée, cruelle et repoussante, borgne et manchot.

Cet Indien avait près de lui une mule grisâtre, maigre, efflanquée, saignante, qui portait la tête basse, avec cette résignation désespérée de l’animal non pas dompté mais martyrisé par l’homme ; un énorme chien au poil rude et fauve, aux oreilles et à l’œil sanglants, était couché aux pieds de l’Indien.

En apercevant cet individu, José tressaillit, un éclair jaillit de son regard, et d’une voix basse qui fut cependant entendue par don Fernan :

— Cascabel ici ! Qu’y vient-il faire ? murmura-t-il.

Et il passa ; les deux voyageurs le suivirent.