Le Forestier/III

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III

Quel homme c’était en réalité que le señor don Jesus Ordoñez de Silva y Castro, propriétaire de l’hacienda dei Rayo.


José et l’Indien si bizarrement moucheté avaient, en se croisant, échangé, rapide comme l’éclair, un regard chargé de toute la haine que peut contenir un cœur humain ; peut-être y aurait-il eu entre eux une vive altercation, si l’haciendero apparaissant subitement dans la cour d’honneur ne se fut avancé précipitamment au-devant des hôtes qui lui arrivaient.

— Veille au grain, matelot, dit a voix basse Fernan à son compagnon, c’est maintenant qu’il nous faut jouer serré.

— Monsieur le comte peut être tranquille, répondit respectueusement le boucanier en s’inclinant sur le cou de son cheval, peut-être pour cacher un sourire narquois à l’adresse de l’Espagnol.

Cet haciendero, don Jesus Ordoñez, etc., ainsi que disait facétieusement l’aventurier, était un homme entre deux âges, ni grand ni petit, assez replet, aux traits réguliers, au teint brun, au regard perçant, à la moustache retroussée, aux lèvres railleuses et sensuelles et à la physionomie empreinte de cette bonhomie narquoise qui empêche le plus souvent l’observateur de se former une opinion exacte de l’homme auquel il a affaire ; du reste, empressé, cordial, charmant sous tous les rapports et comprenant les lois de l’hospitalité castillane dans toutes ses excentriques exigences, ce qui veut dire que les voyageurs furent non seulement bien reçus, mais accueillis avec toutes les apparences de la joie la plus vive.

— Soyez le bienvenu dans ma pauvre demeure, caballero, dit l’haciendero avec un salut cordial, vous connaissez notre proverbe castillan : l’hôte est l’envoyé de Dieu ; son arrivée dans une maison y porte la joie et le bonheur. Donc, je vous le répète, soyez le bienvenu dans ma chétive maison ; tout ce qu’elle renferme est à vous, et don Jesus Ordoñez de Silva y Castro, votre serviteur, tout le premier.

Ce discours fut prononcé tout d’une haleine et avec une volubitité qui ne permit pas à l’aventurier de l’interrompre.

— Mille grâces, caballero, répondit-il enfin en mettant pied à terre, et abandonnant la bride de son cheval à José, mille grâces, caballero, pour ce courtois accueil ; j’ai été, il y a une heure, surpris avec ce serviteur de confiance et ce guide indien par le terremoto, non loin d’ici ; me trouvant malgré moi dans l’impossibilité de continuer ma route, je me suis décidé à vous demander une hospitalité de quelques heures, ce dont je vous adresse toutes mes excuses.

— Des excuses se récria l’haciendero, vous plaisantez sans doute, caballero, c’est à moi seul qu’il appartient de vous en faire pour la mauvaise réception qui vous attend ici ; le terremoto nous a complètement bouleversés, c’est à peine si mes gens sont revenus de la terreur qu’ils ont éprouvée, tout est encore en désordre, mais nous ferons de notre mieux pour vous satisfaire.

Après cet échange de compliments, l’haciendero, précédé par son majordome, grand gaillard à mine patibulaire, vêtu de velours noir de la tête aux pieds, une lourde chaîne d’or au cou et une baguette d’ébène a la main, insignes de sa dignité, conduisit ses hôtes dans une vaste pièce où il les laissa, après s’être assuré par lui-même que rien ne manquait de ce qui leur était nécessaire.

— Dans une heure on sonnera la cloche du souper, dit-il, et il fit un mouvement pour se retirer.

— Pardon ! répondit le jeune homme en le retenant, permettez-moi, señor, de me faire connaître à vous.

— À quoi bon, caballero ? vous êtes mon hôte, cela me doit suffire.

— À vous peut-être, mais non à moi, señor, tout en vous remerciant de votre gracieuse obligeance, je ne veux pas en profiter je suis le comte Fernan Garci Lasso de Castel Moreno, arrivé depuis quelques jours à Chagrès et me rendant à Panama, ou m’appellent de hauts intérêts privés et politiques.

L’haciendero se découvrit respectueusement, salua jusqu’à terre, et d’une voix que l’émotion faisait trembler

— Le comte Garci Lasso de Castel Moreno, dit-il, le neveu de Son Altesse le vice-roi de la Nouvelle-Espagne, le parent de l’Adelantado de Campêche, caballero Cubierto, et grand d’Espagne de première classe ! Oh ! monseigneur, quel honneur pour ma pauvre maison, quel bonheur pour moi que vous ayez daigné accepter mon hospitalité !

Et il se retira à reculons et continua ses révérences jusqu’à la porte, puis il sortit, suivi du majordome, tout aussi décontenancé que son maître.

La porte se referma enfin, et les deux aventuriers demeurèrent seuls.

Miguel avait apporté les valises qu’il avait déposées sur un meuble. Fernan procéda immédiatement à sa toilette, aidé par son compagnon, qui s’acquittait de son office en conscience et avec tout le respect nécessaire.

Les Frères de la Côte avaient depuis longtemps l’habitude des demeures espagnoles ; ils savaient qu’elles fourmillaient de portes secrètes, d’escaliers dérobés, de judas invisibles par lesquels on pouvait les voir et les entendre, ils se tenaient sur leurs gardes.

Bien leur en prit, cette fois, d’être prudents, car ils étaient consciencieusement espionnés ; non pas peut-être dans une mauvaise intention, mais le nom et le titre que s’était donnés le jeune homme avaient produit un effet magique sur l’haciendero, digne campagnard peu accoutumé à recevoir si bonne compagnie il regardait et écoutait son hôte afin de se rendre bien compte de la manière dont les grands seigneurs agissaient en particulier avec leurs gens.

Sans doute ce qu’il vit le satisfit complètement, car il s’éloigna le visage radieux et en se frottant les mains.

Les deux hommes avaient constamment parlé castillan ; ce qu’ils avaient dit n’avait fait qu’augmenter encore la bonne opinion que l’haciendero s’était faite d’eux dès le premier moment.

Don Jesus Ordoñez de Silva y Castro, natif de Burgos, était venu tout jeune chercher fortune en Amérique ; chercher est le mot vrai, car en mettant le pied sur le sol à peu près vierge du Nouveau-Monde, le digne garçon, alors âgé de treize ou quatorze ans au plus, ne possédait autre chose qu’un grand désir de s’enrichir, sans avoir en poche la plus minime mise de fonds. Cependant il ne se découragea pas, loin de la ; il fit à peu près tous les métiers, parcourut l’une après l’autre toutes les colonies espagnoles, successivement marin, soldat, arriero, mineur, colporteur, que sais-je encore ? Bref, cette existence sans doute passablement accidentée, mais dont personne ne put jamais savoir le dernier mot, car le digne garçon était très discret, surtout pour ses propres affaires, cette existence dura une quinzaine d’années, puis un beau jour notre aventurier arriva à Panama sur un bâtiment frété par lui et dont le chargement lui appartenait en entier.

Mais ce n’était plus No Jésus Ordoñez, il avait fait peau neuve, était riche, tranchait du grand seigneur et se faisait nommer emphatiquement don Jesns Ordoñez de Silva y Castro, noms très ronflants et qu’il jugea à propos de garder définitivement.

De plus, il était marié ; sa femme était jeune, charmante, avait une physionomie douce et triste qui intéressait, à première vue ; elle avait une délicieuse petite fille de deux à trois ans, rieuse et espiègle, nommée Flor, et dont le señor don Jesus Ordoñez de Silva y Castro était naturellement le père.

Cette dame était-elle heureuse avec son mari ? Il y avait des raisons pour en douter ; souvent on lui avait vu les yeux rouges ; on assurait même l’avoir vue pleurer en secret en embrassant sa fille et la serrant sur son cœur ; mais jamais elle ne se plaignait et, si parfois on se hasardait à t’interroger, elle détournait adroitement la conversation, ébauchait un sourire et feignait une gaieté, qui, à tous, paraissait trop forcée pour être naturelle.

Quoi qu’il en fût de ces suppositions qui, en réalité, ne reposaient sur aucune base sérieuse, puisque jamais un mot, un regard ou un geste n’étaient venus donner un corps aux soupçons des oisifs, des curieux ou des amis du nouveau débarqué, celui-ci faisait grande figure à Panama ; il était riche et partant considéré et même recherché partout le monde ; d’ailleurs, quelle que fût la façon d’agir du señor don Jésus Ordoñez de Silva y Castro dans son intérieur, ce dont personne ne savait rien, en public il était charmant, aimable, empressé, et se faisait noblement honneur de sa fortune bien ou mal acquise.

Lorsque le señor don Jésus Ordoñez de Silva y Castro eut terminé les affaires qui le retenaient à Panama, il déclara que le pays lui plaisait et qu’il désirait s’y fixer, mais que, trop jeune encore pour vivre dans l’oisiveté, il voulait mener la vie de gentilhomme campagnard et fonder un établissement agricole.

Sur ces entrefaites, un riche propriétaire de la colonie, qui, lui, désirait se retirer en Espagne, mit ses biens en vente ; au nombre de ces biens se trouvait une magnifique hacienda, bâtie à quelques lieues de Chagrès, possédant d’immenses dépendances en forêts et en prairies en plein rapport, et abondamment pourvue de chevaux et de bestiaux de toutes sortes.

Cette hacienda, nommée l’hacienda del Rayo, avait été construite aux premiers jours de la découverte par un des redoutables compagnons de Fernan Cortès qui était venu s’échouer sur cette colonie alors à peu près inconnue. On racontait d’étranges histoires sur cet aventurier ; des scènes sinistres, des orgies monstrueuses, des crimes effroyables s’étaient, dit-on, passés derrière les murs de cette sombre demeure ; la mort du premier propriétaire avait été enveloppée de circonstances terribles qui n’avaient jamais été bien expliquées un mystère redoutable planait depuis lors sur cette demeure que chacun fuyait et dans laquelle, disait-on tout bas en se signant, on entendait parfois des bruits et des rumeurs inexplicables, mais qui remplissaient chacun d’une invincible terreur.

Le propriétaire actuel ne t’avait jamais habitée ; une seule fois il avait voulu y établir sa résidence et s’y était rendu en annonçant l’intention formelle de s’y fixer ; mais après un séjour de quarante-huit heures à peine, il l’avait quittée avec une précipitation qui ressemblait beaucoup à une fuite, et il était revenu à Panama sans s’arrêter ni retourner la tête, laissant à un serviteur de confiance le soin de régir cette immense et magnifique propriété.

L’hacienda del Rayo, ainsi discréditée, était mise à prix à cent cinquante mille piastres, avec toutes ses dépendances, prix comparativement fort minime, car elle valait au moins cinq ou six fois plus, mais à ce prix même, le propriétaire doutait beaucoup de trouver acquéreur.

Heureusement pour lui, don Jesus entendit parler de cette vente. L’aventurier était un esprit fort, il n’ajoutait qu’une mince croyance aux contes de nourrices, ainsi qu’il le disait lui-même ; son existence avait été panachée de péripéties trop singulières pour qu’il s’effrayât des bruits plus ou moins véritables qui couraient sur cette demeure.

Il avait besoin d’une hacienda, celle-ci s’offrait à lui, le prix en était très modéré, elle était parfaitement à sa convenance ; il s’aboucha avec le propriétaire, le fit consentir à un rabais de vingt-cinq mille piastres, solda séance tenante son acquisition en bonnes onces d’or bien trébuchantes, et il devint ainsi légitime possesseur de l’hacienda del Rayo.

Plusieurs personnes s’étaient hasardées à lui faire certaines observations ; elles avaient essayé de le détourner de cette acquisition dont, disaient-elles, il ne tarderait pas à se repentir ; mais le digne hidalgo s’était contenté de sourire et de hausser les épaules, et il avait tenu bon avec cet entêtement qui formait le fond de son caractère ; en somme, l’affaire était excellente pour lui, il achetait presque pour rien une propriété de plus de trois ou quatre millions ; il n’y avait rien à répondre à cela, on se tut, mais non sans lui prédire auparavant toute espèce de malheurs.

Cependant, en apparence du moins, ces prédictions ne se réalisèrent pas ; au grand ébahissement de ses amis et connaissances, don Jesus Ordoñez continua a prospérer.

Sans se préoccuper davantage de ce qu’on disait, le nouvel haciendero fit sans sourciller toutes ses dispositions pour quitter Panama et aller établir sa résidence à l’hacienda del Rayo. Et effet, huit jours à peine après son marché conclu, un matin, au lever du soleil, il sortit de Panama avec sa femme et sa fille, et suivi d’une nombreuse troupe de serviteurs bien armés et montés sur de bons chevaux, il se dirigea vers l’hacienda del Rayo, où il arriva le quatrième jour vers trois heures du soir.

Ce n’était pas marcher trop vite, l’hacienda n’étant éloignée que de quatorze lieues au plus de la ville, mais les chemins étaient exécrables où, pour être plus vrai, n’existaient pas du tout ; de plus, don Jesus conduisait avec lui une vingtaine de mules chargées d’objets de toute sorte, quatre ou cinq chariots traînés par des bœufs et un palanquin dans lequel se trouvaient sa femme et sa fille.

Les femmes de service avaient été placées tant bien que mat dans les chariots. Une si nombreuse, et surtout si encombrante caravane, avait fort à faire pour sortir des ravins et des marécages dans lesquels, à chaque pas, elle s’embourbait, il fallait littéralement s’ouvrir passage la hache et la pioche à la main ; heureusement, grâce à de prodigieux efforts, on y réussit et on parvint, après des fatigues surhumaines, à atteindre l’hacienda.

L’aspect imposant et véritablement grandiose de cette magnifique demeure à l’apparence féodale réjouit fort les yeux et surtout le cœur du nouvel enrichi, qui était loin de s’attendre à une si splendide habitation ; selon sa coutume, il se frotta joyeusement les mains, et ce fut d’un air délibéré et sans le moindre souci de ce que l’avenir lui réservait peut-être dans ce château qu’il pénétra au galop de son cheval dans la cour d’honneur, où le majordome et tous les peones attachés à l’exploitation de l’hacienda attendaient impatiemment leur nouveau seigneur pour lui offrir leurs hommages et l’assurer de leur respect et de leur dévouement.

Don Jesus n’était pas homme a perdre son temps en futilités ; après avoir distribué quelques réaux aux peones et les avoir complimentés, il tes laissa et, précédé du majordome, il procéda à la visite des appartements de l’hacienda depuis les combles jusqu’aux celliers, des magasins à la chapelle et des corales aux communs.

Alors sa joie n’eut plus de bornes et se changea en enchantement. Tout était en ordre et en bon état : les meubles et les tentures eux-mêmes reluisaient comme s’ils eussent été achetés et posés de la veille. Don Jesus félicita chaleureusement le mayordomo, et pour la première fois peut-être de toute sa vie, revenant sur une résolution prise, il annonça au mayordomo qu’il le gardait et qu’il ne dépendait que de lui de mourir à son service ; le mayordomo remercia son maître avec d’autant plus d’effusion qu’il savait que d’abord celui-ci voulait le renvoyer.

L’haciendero désigna les appartements qu’il prétendait occuper, ainsi que ceux qu’il réservait à sa femme et à sa fille, donna l’ordre qu’ils fassent prêts pour le soir même, et, de plus en plus satisfait de son acquisition, il acheva la visite de l’hacienda dans les dispositions les plus charmantes.

Le mayordomo ne lui fit pas grâce d’une chambre de cette immense habitation et il le conduisit partout ; un peu sans doute pour faire valoir aux yeux de son maître le soin qu’il avait apporté à ce que tous les ameublements se conservassent en bon état ; la visite fut longue, mais quel est le propriétaire* qui se fatigue à contempler ses richesses ?

Depuis près de deux heures l’haciendero et son mayordomo montaient, descendaient, allaient à droite, tournaient à gauche, parcouraient les corridors, sondaient les murs, ouvraient les portes dérobées, franchissaient les escaliers secrets, car cette maison, bâtie dans l’ancien style féodal, était pour ainsi dire double ; les appartements et les passages inconnus étaient plus importants que ceux qui ouvraient leurs portes et leurs fenêtres au grand soleil.

Les deux hommes avaient atteint l’aile droite de l’hacienda, construite en forme de tour sarrasine, se terminant au sommet par une espèce de mirador d’où on apercevait la campagne à une grande distance. Don Jésus allait redescendre dans la cour d’honneur, lorsqu’un courant d’air s’engouffra dans la salle où il se trouvait, agita les draperies et, comme peut-être elles étaient mal attachées, une de ces draperies tomba et, en tombant, démasqua une porte si bien ajustée et si adroitement enchâssée dans le mur, qu’il fallait regarder avec le plus grand soin pour la reconnaître ; du reste, cette porte paraissait ne pas avoir été ouverte depuis très longtemps ; on n’y voyait aucune trace de serrures.

L’haciendero regarda le mayordomo celui-ci était pâle et frissonnant ; une sueur froide perlait en larges gouttelettes sur son front.

— Où conduit cette porte ? demanda don Jesus.

— Je l’ignore, répondit en hésitant le mayordomo.

— Ouvrez-la.

— C’est impossible.

— Pourquoi ?

— Voyez vous-même, señor ; elle n’a ni serrure ni verrous ; de plus, elle paraît condamnée depuis longtemps. On la nomme, je ne sais pourquoi, la porte del Moro. L’ancien propriétaire l’a, dit-on, fait murer.

Don José frappa plusieurs coups sur la porte avec le manche de son poignard ; en effet, elle rendit le son mat et sec des murs pleins.

L’haciendero hocha la tête.

— Hum, murmura-t-il ; et vous ne savez rien de plus à ce sujet ?

— La tradition rapporte que derrière cette porte se trouvent, ou du moins se trouvaient des passages, des couloirs et des escaliers qui contournent toute la maison et aboutissent à toutes les pièces.

— Voilà qui est mieux, j’aime le grand jour.

— Quant aux souterrains dont parle la tradition, ils n’existent sans doute que dans l’imagination des peones et des Indiens, gens tes plus crédules qui soient.

— C’est vrai ; continuez.

— Bien que cette hacienda soit construite sur le sommet d’une éminence assez élevée, elle ne possède cependant pas de cave ; d’ailleurs vous savez, señor, que ce n’est pas la coutume en Amérique d’établir des caves sous les habitations.

— Diable ! fit l’haciendero.

— La même tradition ajoute, continua le mayordomo, que les passages et tes souterrains se continuent sons terre, et débouchent en plusieurs endroits fort éloignés les uns des autres, à une grande distance dans la campagne.

— Voilà qui est peu récréatif ; on n’est plus chez soi alors.

— Oh reprit vivement le mayordomo, cette tradition doit être fausse.

— Qui vous le fait supposer ?

— Depuis dix ans, señor, sent j’habite l’hacienda, dont je possède un plan très complet que j’ai dressé moi-même. J’ai visité la maison peut-être cent fois dans les plus grands détails ; tous les appartements secrets, toutes tes portes dérobées, ont été peu à peu découverts par moi. Ce ne sont que des lieux de refuge en cas d’attaque et de surprise, pas autre chose. Aucun escalier secret n’existe de ce côté, je m’en suis assuré ; de plus, aucune porte dérobée ne donne dans les appartements que vous avez choisis.

— C’est juste. Après ?

— Cependant, je voulus avoir le cœur net de tout cela, et comme j’etais seul et maître d’agir à ma guise, j’ordonnai plusieurs battues que je surveillai moi-même ; ces battues s’étendirent bientôt à cinq, six et même sept lieues autour de l’hacienda.

— Et on ne découvrit rien ?

— Rien, señor.

— Alors, c’est qu’il n’y a rien de vrai dans tout cela.

— Pour moi, j’en suis convaincu.

— Bientôt, j’espère l’être, moi aussi faites monter deux ou trois peones avec les outils nécessaires pour desceller cette porte.

— Le majordome s’inclina et sortit ; un quart d’heure après il était de retour ; trois peones l’accompagnaient.

— Mes enfants, dit l’haciendero, descellez cette porte, mais procédez avec précaution, de façon à ne pas l’endommager, s’il est possible.

Les peones se mirent à l’œuvre.

— La porte fat descellée en quelques minutes ; derrière, le mur était plein.

— Vous aviez raison, dit l’haciendero.

Une demi-heure suffit pour remettre tout dans l’ordre primitif, puis maîtres et valets partirent.

Le jour même de son arrivée, don Jesus fut aussi complètement installé dans l’hacienda del Rayo que s’il l’habitait depuis un an.

Le soir, après avoir copieusement soupé, don Jesus quitta la salle à manger et descendit dans la huerta pour jouir de la fraîcheur ; la nuit était magnifiquement étoilée, la lune éclairait comme en plein jour.

L’haciendero se promenait en causant avec son mayordomo ; il avait l’intention de faire le lendemain une reconnaissance de ses domaines, et il commandait que les chevaux fassent prêts au lever du soleil.

Tout en causant il leva machinalement la tête et poussa un cri de surprise.

Une lumière brillait dans la salle du Moro.

— Voyez, dit-il au mayordomo.

— Qu’est-ce que cela signifie ? murmura celui-ci en se signant.

— Vive Dios ? s’écria l’haciendero, je le saurai et cela tout de suite.

Don Jesus était brave ; il n’hésita pas et, entraînant avec lai le mayordomo effaré, il se dirigea vers l’aile droite de l’hacienda.

Tout-à-coup la lumière disparut.

Les deux hommes s’arrêtèrent.

— J’étais fou, dit l’haciendero au bout d’un instant en éclatant de rire ce que j’ai pris pour une lumière n’était autre chose qu’un rayon de lune jouant sur les vitres.

Le mayordomo secoua la tête d’un air de doute.

— Bon vous ne me croyez pas, reprit don Jesus, je vais vous en donner la preuve.

Il regagna alors la place qu’il occupait précédemment ; en effet la lumière reparut.

— Voyez, dit-il.

Puis il revint sur ses pas, la lumière disparut ; plusieurs fois il recommença ce manège avec le même succès.

Allons nous mettre au lit, dit-il, et ne songeons plus à ces niaiseries.

Le lendemain, sans en expliquer le motif, il ordonna qu’on lui préparât un autre appartement que celui qu’il avait d’abord choisi et dans lequel il avait passé la nuit ; puis il repartit pour visiter ses rancheros et ses vaqueros. Le mayordomo remarqua que son maître était pâle, défait, agité de tressaillements nerveux, que ses regards inquiets se fixaient autour de lui avec égarement ; en homme bien stylé, il garda ses observations pour lui et ne souffla mot.

Plusieurs années s’écoutèrent ; don Jesus ne faisait que de rares voyages, soit à Chagrès, soit à Panama, pour écouter tes produits de son hacienda en cuirs, grains et céréales ; mais ces voyages étaient courts, et ne duraient que le temps strictement nécessaire. Ses ventes ou ses achats à peine terminés, il retournait en toute hâte au Rayo.

Doña Luz, sa femme, vivait fort retirée ; elle quittait à peine ses appartements et se consacrait tout entière a l’éducation de sa fille, qu’elle aimait avec passion.

Parfois, lorsque le temps était doux, elle descendait dans la huerta, s’asseyait au fond d’un bosquet de magnolias, d’orangers et de grenadiers, et passait plusieurs heures à causer cœur à cœur avec sa chère Flor et le chapelain de l’hacienda, digne prêtre qui avait consenti à quitter son couvent de Panama, pour venir s’enterrer dans ce désert.

Le père Sanchez était un homme de quarante-huit à quarante-neuf ans, mais les fatigues et tes macérations de la vie claustrale lui avaient blanchi les cheveux avant le temps ses traits émaciés, ses regards doux et voilés, lui donnaient une véritable tête d’apôtre ; il en avait le cœur, et bien qu’il ne parlât jamais de lui, cependant il était facile de comprendre, en le voyant, qu’une grande douleur avait dû, dans sa jeunesse, briser à jamais son âme généreuse, aimante et douée d’une sensibilité exquise ; de même que tous les cœurs d’élite pour lesquels la vie n’a été qu’une longue souffrance, cet homme possédait le talent si rare, non seulement de compatir aux douleurs du prochain, mais de consoler sans être ni importun ni indiscret.

Tous tes habitants de l’hacienda révéraient le père Sanchez ; doña Luz l’aimait comme un père et apprenait à sa fille à le chérir. Don Jesus Ordoñez lui-même, qui ne respectait pas grand-chose, le craignait et l’aimait à la fois, sans bien se rendre compte de ce double sentiment qu’il éprouvait pour le digne prêtre.

Cependant la santé de doña Luz, fort chancelante depuis quelques mois, déclinait de plus en plus ; elle pâlissait et maigrissait sans se plaindre ni paraître souffrir.

Un jour elle s’alita.

Don Jesus, qui négligeait assez sa femme, se décida à entrer dans sa chambre à coucher, où, sur la prière de doña Luz, il demeura près de deux heures seul avec elle.

Que se dirent les deux époux pendant ce long entretien ?

Nul ne le sut jamais.

Lorsque don Jesus sortit, il était pâle, avait les traits bouleversés et semblait en proie à une vive douleur ou à une grande colère.

Il monta immédiatement à cheval, et, suivi d’un seul domestique, il partit ventre à terre pour Chagrès.

À peine la porte de la chambre de doña Luz s’était-elle fermée sur don Jesus qu’elle se rouvrit pour livrer passage au père Sanchez et à doña Flor.

Doña Flor avait treize ans alors ; grande, svelte, presque formée, elle possédait déjà toute la beauté de sa mère, avec un éclair d’énergie de plus dans ses beaux yeux d’un noir profond.

Les trois personnes passèrent la nuit entière à causer cœur à cœur ; à l’aube, doña Flor, accablée par la veille, malgré tous ses efforts, finit par s’endormir sur le sein de sa mère mourante.

La jeune femme mit un baiser au front de sa fille.

— Il le faut donc ? murmura-t-elle tristement.

— Il le faut, répondit doucement le prêtre.

— Hélas ! la reverrai-je jamais !

— Oui, si tu m’obéis.

— Je te le jure, mon père ! J’ai peur, Rodriguez.

— Parce que tu n’as pas la foi, pauvre chère enfant ! c’est Dieu lui-même qui, par ma voix, te commande ce sacrifice.

— Que sa volonté soit faite ! dit-elle avec abattement ; tu veilleras sur elle, mon père.

— Jusqu’à ce qu’elle soit heureuse, et quoi qu’il arrive.

— Quand même cet homme voudrait s’y opposer.

— Rassure-toi, chérie, il a tout à craindre de moi, je ne redoute rien de lui.

— Dieu a reçu ton serment, mon père.

— Il m’aidera à l’accomplir, ma fille.

— Un peu après dix heures du soir, don Jesus arriva à franc étrier de Chagrès.

Un médecin l’accompagnait.

À la porte de l’hacienda, le père Sanchez attendait, immobile et triste.

— Doña Luz ! cria l’haciendero.

— Elle est morte au coucher du soleil, répondit sourdement le prêtre.

— Don Jesus n’en entendit pas davantage, il sauta à terre.

— Venez, dit-il au médecin.

Et il se précipita à travers les montées.

Quand il pénétra dans la chambre de la jeune femme, il éprouva une émotion étrange.

Doña Luz était étendue sur son lit, calme, souriante, comme un oiseau qui a replié ses ailes ; elle semblait dormir.

Doña Flor, agenouillée au chevet de sa mère, tenait une de ses mains entre les siennes et sanglotait avec des spasmes nerveux.

La jeune fille, tout à sa douleur, ne s’aperçut pas de la présence de son père.

La chambre était entièrement tendue de tapisseries noires semées de larmes d’argent ; quatre cierges étaient allumés, deux aux pieds, deux à la tête du lit ; sur une table était un candélabre à neuf branches où brûlaient des cires roses.

Malgré cette illumination, la chambre était tellement vaste que ses extrémités demeuraient sombres.

Faites votre devoir, ordonna don Jésus d’une voix étranglée au médecin.

Celui-ci obéit ; il demeura un instant penché sur le corps de la jeune femme ; puis il se redressa, prit une branche d’absinthe qui trempait dans un vase d’argent plein d’eau bénite, fit dévotement le signe de la croix, aspergea le corps en murmurant une courte prière, et s’adressant à don Jesus :

— Tout est inutile, dit-il, elle a rendu son âme à Dieu !

L’haciendero demeura un instant comme frappé de la foudre, sans force, sans volonté, sans voix.

Le père Sanchez se tenait immobile à ses côtés, fixant sur lui un regard d’une expression étrange.

Soudain don Jésus releva la tête, promena un regard égaré autour de lui, et d’une voix sourde et tremblante :

— Sortez, dit-il, sortez tous !

— Mon fils, dit doucement le prêtre, mon devoir m’ordonne de prier auprès du cadavre de cette pauvre défunte.

— Sortez, vous dis-je, reprit-il avec égarement emmenez cette enfant, je veux veiller seul au chevet de ma femme morte !

Le prêtre s’inclina, releva doucement la jeune fille et se retira avec elle. Le médecin était déjà sorti.

Aussitôt qu’il fut seul, don Jesus se précipita vers la porte qu’il ferma et dont il poussa tes verrous, puis il revint à pas lents vers le lit.

Il croisa tes bras sur sa poitrine, et pendant quelques minutes il demeura tes yeux ardemment fixés sur le cadavre.

— Cela devait être, murmura-t-il ; elle est morte, bien morte, enfin ! Maintenant tout est fini !… Qui pourra m’accuser ? fit-il avec un ricanement ! terrible. Elle est morte, bien morte ! Qui osera ?… Allons, je suis fou ! il y a autre chose encore ce coffret… ce coffret maudit dont elle portait toujours la clef suspendue à son cou. Si elle avait parlé ! À qui ? elle ne voyait personne dans ce pays perdu. Terminons-en. On est-il, ce coffret ?… Si je prenais la clef ? dit-il en jetant un regard sur le cadavre. À quoi bon maintenant ? elle ne pourra pas m’empêcher de la prendre tout à l’heure… Au coffret d’abord ! Alors, avec un cynisme et une brutalité horribles dans un pareil moment et dans un tel lien, cet homme commença à ouvrir les armoires et les bahuts, bouleversant le linge, les vêtements, les bijoux, avec l’acharnement fébrile d’une hyène déterrant une proie.

La recherche fut longue ; à plusieurs reprises l’haciendero interrompit son hideux labeur ; son visage était livide, la sueur coulait sur son front, ses mouvements étaient brusques, nerveux, saccadés ; parfois ses regards se dirigeaient malgré lui sur le cadavre de la pauvre morte étendue calme et belle sur sa couche, et un frémissement de terreur parcourait tous ses membres. Tout à coup il poussa un cri de joie, il tenait dans ses mains crispées un coffret d’argent ciselé.

Enfin, le voilà ! s’écria-t-il avec un rugissement de tigre.

Il se hâta de rejeter pêle-mêle dans les bahuts et les armoires les habits qu’il avait jetés sur le plancher ; puis il alla poser le coffret sur la table. Maintenant tout est bien fini, dit-il ; si je le jetais dans le feu ? Non, il serait trop longtemps à brûler prenons la clef.

Mais il ne bougea pas ; malgré lui, cette profanation d’un cadavre l’effrayait.

— Bah ! dit-il, je suis fou ! Qu’ai-je craindre ?

— La justice de Dieu ! dit une voix profonde.

L’haciendero frissonna et ses yeux se fixèrent vers l’endroit d’où la voix s’était fait entendre.

— Qui a parlé ? murmura-t-il.

Mais personne ne répondit.

Alors il se passa une chose étrange, épouvantable.

Les lumières pâlirent peu à peu, s’éteignirent les unes après les autres, et la chambre demeura plongée dans une obscurité profonde ; un rayon de lune, filtrant à travers les vitres, ne répandait que des lueurs incertaines qui permettaient à peine de distinguer vaguement les objets.

Plusieurs formes blanches surgirent lentement des ténèbres, semblèrent doucement glisser sur le parquet et s’approchèrent de l’haciendero, sans que leur marche produisit le bruit le plus léger.

Un des fantômes allongea le bras et toucha le misérable au front.

Celui-ci, brûlé comme par un fer ronge, poussa un cri horrible et tomba à la renverse.

— Prends garde de tuer ta fille comme tu as tué ta femme dit une voix sourde et menaçante. Dieu, touché par les prières de ta victime, suspend sa justice ; repens-toi… Sois maudit, assassin !

Don Jesus n’en entendit pas davantage ; il poussa un cri ressemblant & un râle d’agonie et perdit connaissance.

Lorsqu’il revint à lui, le jour se levait, les cires achevaient de se consumer dans le candélabre ; les cierges brûlaient toujours, un joyeux rayon de soleil se jouait sur les lambris, où il dessinait de fantastiques arabesques.

— J’ai rêvé murmura-t-il en passant sa main sur son front inondé d’une sueur froide, quel horrible cauchemar

Mais tout à coup il poussa un cri de rage le coffret n’était plus sur la table ; ses regards se tournèrent machinalement vers le lit : il était vide.

Le cadavre de doña Luz avait disparu.

— Oh ! je suis perdu ! s’écria-t-il.

Il se précipita vers la porte et l’ouvrit d’une main fébrile.

Le père Sanchez, agenouillé sur tes dalles prés de cette porte, priait avec ferveur.

— Venez ! venez, mon père, s’écria l’haciendero en se jetant dans ses bras.

Tous deux rentrèrent alors dans la chambre à coucher, dont la porte se referma derrière eux.

Au bout d’une heure, don Jesus sortit ; il revint bientôt apportant lui-même un cercueil.

Tous les habitants de l’hacienda admiraient l’amour si passionné de leur maître, qui voulait que nul autre que lui n’ensevelit celle qu’il avait si douloureusement perdue.

Les obsèques eurent lieu le jour même.

Don Jesus, le lendemain, s’enferma dans la chambre à coucher où s’était passée cette scène étrange ; pendant quatre heures il sonda les murs, mais il ne put rien découvrir ; il n’existait aucune porte secrète.

Doña Flor voutut occuper la chambre de sa mère ; don Jesus y consentit sur les observations du père Sanchez, auquel le secret terrible dont l’haciendero l’avait fait dépositaire donnait presque te droit de commander, bien qu’il n’en fit rien.

Trois ans s’étaient écoutés depuis que ces événements s’étaient passés à l’hacienda del Rayo, le jour ou les aventuriers arrivèrent et demandèrent l’hospitalité, qui leur fut généreusement accordée.

Doña Flor avait seize ans ; sa beauté avait tenu tout ce qu’elle promettait, mais elle était froide, pâle, sévère, comme une statue de marbre ; un léger pli s’était creusé entre ses sourcils, son regard était pensif et se fixait parfois sur son père avec une expression indéfinissable de haine et de colère.

L’haciondero l’adorait ou semblait l’adorer ; il ne la gênait en rien et cédait avec une docilité d’enfant à ses moindres caprices.

Seulement, pendant la nuit terrible qu’il avait passée tête à tête avec le cadavre de sa femme, ses cheveux étaient devenus complètement blancs.

Le père Sanchez était toujours comme par le passé, un religieux doux, compatissant, calme et résigné.

Voilà qui était don Jesus Ordoñez de Silva y Castro, propriétaire de l’hacienda del Rayo, et quelques-uns des événements dont avait été assaillie l’existence de ce digne gentilhomme.