Le Forestier/IX

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IX

Chapitre dans lequel certains lecteurs retrouveront quelques-unes de leurs anciennes connaissances


Maître Kornick, le propriétaire du Saumon couronné, la taverne la plus riche et la mieux achalandée de toute la ville de Port-de-Paix, se dorlotait douillettement couché dans son grand lit à baldaquin aux côtés de dame Kornick, sa chaste épouse, grosse commère aux appas formidables, à la mine réjouie et à l’œil émerillonné, âgée de trente-cinq ans à peine, et qui deux ans auparavant avait traversé la mer jolie pour venir donner sa main au susdit maître Kornick, enfant comme elle du bourg de Batz, son promis depuis vingt ans en arrière.

Maître Kornick, jeté comme une épave sur le rivage de Saint-Dominique, misérable et mourant de faim, avait fait tous les métiers pour vivre ; il avait même été un peu pendu par les Espagnol, auxquels, pour ce fait peu courtois, il conservait une de ces bonnes rancunes bretonnes qui ne finissent qu’avec la vie.

Les Bretons sont rusés et surtout raisonneurs celui-ci ne laissait rien à désirer sous ces deux points de vue : il avait compris tout de suite que si l’on gagne beaucoup d’or, l’épée ou la hache au poing, en prenant des galions espagnols, on risquait gros jeu à ce trafic très lucratif à la vérité, mais extraordinairement dangereux.

Or, le Breton avait un profond respect pour sa peau ; il réfléchit que l’or gagné par des coups de main héroïques, des expéditions hasardeuses, coulait comme de l’eau entre les doigts des boucaniers ; et que ceux-ci n’avaient point de plus grand bonheur que celui de le faire fondre en orgies gigantesques.

Son plan fut immédiatement tracé ; au lieu de prendre directement l’or qu’il convoitait à ses ennemis les Espagnols, au risque de se faire tuer ou estropier, il le prendrait de seconde main dans les poches percées, au physique comme au moral, de ses amis les flibustiers, et cela tranquillement, sans courir le moindre danger, ce qui était préférable sous tous les rapports.

En conséquence de ce raisonnement qui témoignait d’une certaine intelligence, le Breton avait fondé la taverne du Saumon couronné.

Misérable échoppe d’abord, mal installée et plus mal fournie, mais qui, telle qu’elle était, n’en rendit pas moins des services réels aux Frères de la Côte ; parce qu’elle était la seule de la ville, elle fut immédiatement adoptée par toute la flibuste, qui en fit un lieu de rendez-vous et un centre commun.

L’auberge prospéra, l’aubergiste arrondit sa pelote et devint bientôt un des plus riches bourgeois de la ville ; il fut considère, eut des flatteurs et des parasites rien ne manquait plus à son bonheur ; si, je me trompe.

Ivonne manquait au bonheur du Breton. Devenu riche, Kornick pensa à sa payse qui l’attendait toujours depuis vingt ans dans les landes de Bretagne, avec cette foi robuste que les filles de ce pays primitif ont dans leur cœur pour les promesses de leur fiancé. Kornick fit venir Ivonne et l’épousa.

Le digne homme fut récompensé de sa bonne action en faisant une bonne affaire Ivonne était une maitresse femme qui tint d’une main si ferme les rênes du gouvernement assez difficile de la maison, que, bien que d’autres tavernes se fussent fondées à Port-de-Paix ; car une bonne idée trouve toujours des imitateurs, le Saumon couronné n’en demeura pas moins l’auberge la plus achalandée de la ville, et, loin de décroitre, vit sa prospérité augmenter dans des proportions magnifiques.

Maitre Kornick se dorlotait donc auprès de sa chaste épouse en faisant des rêves d’or, lorsque tout à coup des coups violents frappés à la porte de la taverne le réveillèrent en sursaut et lui firent ouvrir des yeux effarés.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? s’écria-t-il en regardant autour de lui.

Le jour commençait à poindre ; l’aube blanchissait les vitres ; la chambre était presque obscure ; il n’était pas encore quatre heures du matin.

— Pardi ! dit Ivonne, ce sont des gens qui frappent.

— Je l’entends bien, et qui frappent fort, même, quels poignets !

— C’est qu’ils sont pressés d’entrer, sans doute.

— Bah ! qu’ils attendent qu’il fasse jour ; ils peuvent frapper à leur aise, les portes et la devanture sont solides.

— Lève-toi, mon homme, et va ouvrir.

— Ouvrir à cette heure, y penses-tu, Ivonne ? regarde donc, il fait presque nuit.

— J’y pense si bien, mon homme, que si tu ne te lèves pas, je me lèverai, moi. Pour qu’ils fassent ce vacarme à ta porte, il faut que ces gens s’en croient le droit, et que leurs poches soient bien fournies de doublons et d’onces espagnoles.

— Tu as raison, s’écria l’aubergiste en se jetant à bas de son lit et en commençant à s’habiller en toute hâte.

— À la bonne heure, dépêche-toi de voir ce qu’on te veut. Pendant ce temps-là je me lèverai, moi aussi, et j’éveillerai les garçons.

— C’est ça, ma femme, répondit l’aubergiste avec un gros rire.

— Il embrassa sa femme sur les deux joues et descendit l’escalier en courant.

On frappait toujours à la porte.

Maître Kornick se hâta de l’ouvrir, sans même demander qui était là ; il connaissait ses pratiques.

Quatre ou cinq hommes entrèrent.

L’aubergiste ôta son bonnet et salua respectueusement en esquissant son plus gracieux sourire, qui était une affreuse grimace.

— Est-elle futée, cette Ivonne ! murmura-t-il à part lui ; elle les avait devinés.

Les nouveaux venus s’installèrent devant une table.

— De l’eau-de-vie, des pipes et du tabac, pour que nous puissions prendre patience en attendant le déjeuner que tu vas nous préparer et que tu nous serviras dans la chambre bleue, dit l’un d’eux.

— Pourquoi pas ici, mon cher Montbarts ? demanda un autre.

— Parce que, monsieur d’Ogeron, répondit le célèbre flibustier, nous avons à nous entretenir d’affaires sérieuses et que, dans une heure, cette salle sera remplie de buveurs.

— Vous avez raison, mon cher capitaine.

— Tu entends, Kornick, un bon déjeuner pour cinq personnes ; donne-nous ce que tu voudras, mais prends bien garde que tout soit excellent.

— C’est Ivonne en personne qui fera le déjeuner du capitaine.

— Oh ! alors, si c’est Ivonne, reprit Montbarts en riant, me voilà tranquille.

En ce moment on entendit plusieurs grognements au dehors.

— Eh ! reprit le capitaine, voici un sixième convive qui nous arrive ; je l’avais oublié. Allons, apporte d’abord ce que je t’ai demandé, et ensuite le déjeuner pour six, tu entends.

— Je vous demande une heure, capitaine.

— C’est entendu, va.

Le nouveau convive annoncé par Montbarts parut presque aussitôt. C’était un homme jeune encore, dont les traits mâles et énergiques étaient beaux et sympathiques ; une longue barbe brune tombait jusqu’au milieu de sa large poitrine sur laquelle elle s’étalait en éventail ; sa taille était haute, bien prise ; ses muscles, saillants comme des cordes, dénotaient une vigueur peu commune.

Il était magnifiquement vêtu, avait l’épée suspendue au flanc par un large ceinturon brodé d’or, de perles et de pierreries, un chapeau empanaché sur la tête, et tenait un gelin à la main gauche.

Trois rastreros et trois marcassins, sa suite ordinaire, le suivaient, marchant lorsqu’il marchait, s’arrêtant lorsqu’il s’arrêtait et les yeux sans cesse fixés sur lui.

— Bonjour. Ourson, mon vieux camarade, s’écrièrent tes boucaniers d’une seule voix.

Et cinq mains se tendirent spontanément vers lui.

— Bonjour, frères, répondit-il avec son charmant sourire et tendant aussitôt les deux mains ; bonjour, monsieur d’Ogeron ; bonjour, Montbarts ; bonjour, Poletais bonjour, Pitrians ; bonjour, Pierre Legrand.

— Soyez le bienvenu, capitaine, ajouta M. d’Ogeron.

— Serais-je en retard, frères ?

— Nous arrivons a peine.

— Tant mieux ! figurez-vous que je suis venu en me promenant, de sorte que je me suis un peu oublié le long du rivage.

— En pensant à ta femme, dit Montbarts en riant.

— Je ne le cache pas, je l’aime tant, la bonne et sainte créature, est-ce que tu ne trouves pas cela singulier. Montbarts ?

— Non, je le trouve au contraire fort naturel, cher ami, car moi aussi je suis fou de la mienne.

— Tu me fais plaisir de me parler ainsi, je craignais vos railleries, elles m’auraient fort peiné ; voilà pourquoi j’ai voulu expliquer franchement la cause de mon retard involontaire.

Une protestation unanime s’éleva aussitôt.

— Votre retard n’en est pas un, mon cher Ourson, reprit M. d’Ogeron, puisque nous ne vous avons précédé ici que de cinq minutes à peine.

Ourson prit place à côté de ses amis ; ses chiens et ses sangliers se couchèrent à ses pieds.

— À votre santé dit-il en se versant de l’eau dans un gobelet.

En l’apercevant, maitre Kornick avait apporté une carafe ; le capitaine Ourson Tête-de-Fer ne buvait jamais que de l’eau.

Les boucaniers trinquèrent gaiement avec le capitaine, mais leurs gobelets étaient remplis de rhum jusqu’au bord.

Un rayon de soleil pénétra dans la salle comme une flèche d’or.

Au même instant on entendit résonner au dehors des fifres et des tambours, mêlés aux piétinements d’une grande foule qui riait, criait et chantait.

— Vos ordres s’exécutent, Montbarts, dit en souriant le gouverneur.

— Non seulement ici, mais encore à Port-Margot, à Leogane, à la Tortue, partout enfin : n’est-ce pas, Ourson ?

— J’ai moi-même, afin d’éviter tes malentendus, porté tes ordres dans toutes les localités.

— Quelle foule ! s’écria Pierre Legrand en regardant dans la rue.

— Il nous faut du monde, dit Ourson en hochant ta tête.

— Oui, l’affaire sera rude.

— Mais nous porterons un coup mortel au commerce espagnol.

— Il lui faudra des années pour se relever.

— Avez-vous reçu des nouvelles du beau Laurent ? demanda le gouverneur.

— Aucune.

— Hum !

— Cela n’a rien d’extraordinaire, reprit Montbarts ; avant de tenter son débarquement à l’isthme, Laurent devait remonter jusqu’aux environs du cap Horn, où Vent-en-Panne se trouvait en croisière, afin de s’aboucher avec lui, de lui expliquer le plan que nous avons formé, puis ensuite revenir sur ses pas. Le trajet n’est pas mince. Remarquez qu’il a appareillé le janvier de Port-de-Paix. Il est vrai que c’est la saison d’été dans ces parages et que nous ne sommes qu’au 10 mars.

— C’est vrai, cependant…

— Laurent, lui-même, avait si bien prévu les retards et tes difficultés de la navigation qu’il entreprenait, qu’il nous avait fixé te 10 mars pour t’enrôlement, si nous n’avions pas de nouvelles de lui ; et vous le savez, monsieur le gouverneur, pour nous, les bonnes nouvelles, en pareil cas, sont celles que nous ne recevons pas. Si Laurent avait échoué, nous l’aurions revu depuis longtemps déjà.

— C’est mon opinion, j’ai la conviction qu’il a réussi, dit Ourson ; Laurent n’est pas un homme ordinaire ses entreprises les plus folles en apparence sont en réalité calculées avec un soin minutieux ; il n’oublie rien et ne laisse au hasard que la plus petite part possible.

— Oui, je sais tout cela, mais je sais aussi que de toutes les expéditions tentées par vous jusqu’à ce jour, celle-ci est la plus folle, je dirai même la plus insensée ; sa témérité m’épouvante, et cependant je ne suis pas homme à m’ennuyer facilement, vous le reconnaitrez, messieurs.

— Nous rendons à votre courage l’honneur qui lui est du, monsieur, répondit le Poletais ; mais vous oubliez que nous sommes des Frères de la Côte, c’est-à-dire des hommes pour qui le mot impossible n’existe pas, que le danger attire, et pour lesquels une expédition a d’autant plus de charmes que tes difficultés à vaincre pour la faire réussir semblent insurmontables.

— Soit, je n’insiste pas ; d’ailleurs je vous ai permis de tenter ce hardi coup de main, et ce n’est pas aujourd’hui que je songerais a revenir sur l’autorisation que je vous ai donnée.

— Il serait un peu tard pour cela, dit Pitrians, vous savez que je suis arrivé il y a trois jours de la Jamaïque.

— Non. je l’ignorais. Eh bien ! avez-vous réussi ?

— Complètement. J’ai sur moi l’acceptation de Morgan, signée de lui ; il consent à faire partie de l’expédition, avec parts égales dans les prises, le titre de vice-amiral, sous les ordres immédiats de Montbarts, et il se déclare prêt à signer la charte-partie aussitôt qu’il aura mouillé, avec son escadre, devant Port-de-Paix.

— Avec combien de bâtiments se joindra-t-il à nous ?

— Sept : cinq corvettes, une frégate et un aviso, montés par neuf cents hommes dont il répond corps pour corps.

— Vous le voyez, monsieur le gouverneur, dit Ourson, nos forces se dessinent.

— J’en conviens, mais vous resterez toujours dans une proportion d’un contre dix contre les ennemis que vous vous préparez à combattre.

— Peuh : des gavachos qu’importe cela ? fit le Potetais avec dédain.

— De plus, ajouta Pitrians, comme je ne connaissais pas les décisions qui seraient ultérieurement prises par le conseil, j’ai averti Morgan que probablement la flotte serait divisée en trois escadres, et aurait deux vice-amiraux.

— Tu as bien fait, matelot, s’écria joyeusement Montbarts ; et qu’a-t-il dit ?

— Lui ? il a trouvé cela fort naturel et n’a pas fait d’objections.

— Bien manœuvré, mon gars tu es un gaillard qui ira loin.

— Si je ne suis pas pendu, ajouta Pitrians en riant, ma mère me l’a prédit quand j’étais tout jeune ; merci, Montbarts.

Les aventuriers se mirent à rire de cette boutade de Pitrians, mais comme la salle commençait à se remplir de consommateurs de toutes sortes, ils jugèrent prudent de changer de conversation et de causer de choses indifférentes.

C’était l’heure où les habitants, les engagés, les ouvriers, les artisans, avant d’ouvrir leurs boutiques ou de se livrer à leurs travaux journaliers, venaient les uns à la file des autres boire leur coup du matin en causant de la colonie ou des cancans du voisinage ; mais tous, lorsqu’ils passaient devant la table occupée par les six aventuriers qu’ils connaissaient bien, se découvraient et les saluaient avec une nuance de respect et de bonhomie familière qui témoignait de la haute opinion qu’ils avaient de ces héros modestes, auxquels ils devaient pour la plupart l’aisance et le bien-être dont ils jouissaient.

Les aventuriers et M. d’Ogeron lui-même répondaient par quelques paroles amicales, des sourires et des poignées de main, à toutes ces salutations.

Cependant maitre Kornick vint les avertir que le déjeuner les attendait, et il les conduisit dans une chambre du premier étage où, devant une porte-fenêtre ouverte sur un balcon donnant sur la mer, une table était abondamment servie de mets appétissants et complètement garnie de bouteilles de toutes dimensions.

— À table, messieurs ! dit gaiement M. d’Ogeron, c’est moi qui, avec votre permission, veux être aujourd’hui votre amphitryon ; j’espère que vous ferez honneur au modeste déjeuner que je vous offre.

— De grand cœur, et merci, monsieur, répondit Montbarts au nom de tous.

On prit place et le déjeuner commença avec cet entrain que mettent les hommes d’action à satisfaire leurs besoins physiques.

Les verres se choquaient et les bouteilles se vidaient avec une rapidité qui faisait plaisir à voir.

Seul Ourson Tête-de-Fer buvait de l’eau selon sa coutume, mais il n’en était pas moins gai pour cela, et il partageait fraternellement avec ses amis à quatre pattes, couchés modestement à ses pieds, les mets qu’il plaçait tour à tour sur son assiette.

Les aventuriers, aussi habitués à voir leur ami Ourson avec ses chiens et ses sangliers qui ne le quittaient jamais qu’à voir leurs rastreros marcher sans sabots, le laissaient agir a sa guise, et sans même prêter la moindre attention à ce qu’il faisait ; tout cela leur semblait naturel de sa part ; d’ailleurs tous l’aimaient et le respectaient ; ils savaient combien il avait été malheureux jadis, avec quel courage et quelle grandeur il avait souffert l’adversité, et ils se seraient gardés de lui causer la moindre peine ; les manies du célèbre aventurier — le mot toquade n’était pas encore inventé à cette époque — étaient sacrées, non seulement pour eux, mais encore pour tous les autres Frères de la Côte.

De la table où ils étaient assis, les flibustiers jouissaient d’un coup d’œil enchanteur : devant eux, le port ; au loin, jusqu’aux dernières limites de l’horizon et se confondant avec lui, la mer ; à droite, apparaissait comme un point noir la roche du Requin, si célèbre dans les annales de la flibuste ; à gauche, les côtes montagneuses et boisées de la petite ile de a Tortue, berceau de la redoutable association des flibustiers.

La brise du matin ridait légèrement la mer, dont le soleil faisait étinceler sommet des lames comme des écrins de pierreries.

Une foule de navire de toutes sortes et de toutes grandeurs, ancrés dans le port ou amarrés bord à quai, larguaient leurs voiles en bannières pour tes faire sécher, ridaient leurs haubans, dressaient leurs vergues, calfataient leurs carènes, enfin se livraient à toutes les occupations journalières de la vie maritime, réglant leurs manœuvres avec le sifflet des contremaitres ou les chants cadencés et mélancolique des matelots.

L’atmosphère était parfumée de cette senteur acre et pénétrante qu’on ne sent que dans les ports et qui donne la nostalgie aux marins, lorsque pendant longtemps, ils habitent les villes de l’intérieur et ne peuvent plus la respirer à pleins poumons.

Donc la journée était magnifique, partout le soleil, la vie et le mouvement : aussi les convives de M. d’Ogeron se laissaient-ils aller à ce bien-être augmenté encore pour eux par un excellent et copient repas, arrosé de vins de choix et se sentaient-ils de plus en plus disposés à tout voir en beau.

Lorsque le café fut versé, car il bon de constater en passant que le café, à peine connu en France, était depuis longtemps d’un usage très commun à la Côte ; lorsque, dis-je, le café fut versé, les liqueurs sur la table et les pipes allumées, la conversation qui, jusque-là, avait été assez frivole, prit sans transition une tournure éminemment sérieuse.

Ce fut le gouverneur qui ouvrit le feu.

— Voyons, messieurs, dit-il en se renversant nonchalamment sur le dossier de son siège, maintenant, si vous y consentez, nous causerons un peu de nos affaires je ne sais rien de préférable & une bonne causerie ou à une discussion sérieuse, faite en savourant l’arôme d’un excellent café coupé par de la vieille liqueur des iles avec accompagnement de pipes.

Vous n’êtes pas dégoûté, monsieur, c’est en effet ce qu’il y a de meilleur, excepté une belle bataille contre tes gavachos, dit Pitrians en passant sa langue sur ses lèvres avec une expression de sensualité voluptueuse.

— Raffiné, va ! dit en riant le Poletais.

— Je suis comme cela, je ne m’en cache pas.

— Mettez-nous un peu au courant, mon cher Montbarts, reprit le gouverneur, qu’avez-vous fait et que comptez-vous faire ?

— Je ne vous cacherai rien, monsieur, répondit le flibustier, car je serais heureux de recevoir vos avis et bons conseils, si, ce qui est probable, j’ai commis quelques erreurs.

— Quant à moi, dit galamment M. d’Ogeron, je ne l’admets pas, mon cher capitaine : mais c’est égal, allez toujours, nous vous écoutons.

— Vous avez dit fort bien, monsieur, que l’expédition que nous préparons aujourd’hui était la plus folle et la plus téméraire que nous ayons jamais tentée : celle de la Grenade, celle de Maracaïbo même n’étaient que des jeux d’enfant auprès d’elle.

— Diable ! fit le gouverneur.

— Vous voyez que je ne marchande pas mes expressions et que je vous fais ta partie belle.

— L’expédition de Maracaïbo est un beau fait d’armes.

— À la réussite duquel vous ne vouliez pas croire non plus, dit Montbarts avec une légère pointe de raillerie, et cependant…

— Vous avez été vainqueur, je le reconnais ; d’ailleurs, j’ai fait amende honorable de mon erreur.

— Après la victoire, monsieur ; il en sera de même cette fois.

— Je l’espère ; tenez, Montbarts, ne parlons plus de cela, je préfère m’avouer tout de suite vaincu, je renonce a lutter plus longtemps contre vous, vous êtes un trop rude jouteur pour moi.

— Bravo ! s’écrièrent en riant les boucaniers.

— Que voulez-vous, messieurs, reprit M. d’Ogeron avec bonhomie, j’ai une longue expérience des choses de ce monde ; je sais on crois savoir ce que contient d’énergie, de courage, d’entêtement et de patience le cœur d’un homme, doué de facultés même extraordinaires eh bien, avec vous, je veux que le ciel me confonde, si tous mes calculs ne sont pas en déroute : voilà douze ans que Sa Majesté Louis XIV, notre souverain bien-aimé que Dieu conserve, m’a nommé votre gouverneur, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, et nous remercions bien sincèrement le roi du magnifique présent qu’il nous a fait en vous mettant à la tête de notre colonie.

— À la tête ! Hum ! enfin, soit ! et merci pour le compliment. Eh bien ! messieurs, voulez-vous que je vous fasse un aveu sincère et très humiliant pour ma perspicacité et mon expérience ?

— Nous vous écoutons, monsieur.

— Eh bien ! là, franchement, sur l’honneur, je ne vous connais pas plus que le premier jour ; à chaque instant vous me causez des surprises et des éblouissements qui me confondent ; vous êtes des êtres à part, des natures incompréhensibles ; si quelque jour il vous passait par la cervelle d’aller décrocher la lune, le diable m’emporte si je ne suis pas convaincu que vous réussiriez !

À cette singulière boutade, à laquelle ils étaient si loin de s’attendre, et que le gouverneur avait prononcée avec cette bonhomie qui était le côté saillant de cet esprit si fin et si observateur, les aventuriers furent pris d’un rire homérique.

— Riez, riez, messieurs : j’ai dit ce que j’ai dit, je n’en démordrai pas ; je vous crois capables de tout, dans le bien comme dans le mal ; je vous aime comme mes enfants ; je vous admire comme de grands et nobles cœurs que vous êtes et maintenant faites à votre guise, je ne m’en mêle plus, et je plains les Espagnols.

Les rires recommencèrent de plus belle et ils se prolongèrent pendant assez longtemps, enfin le calme se rétablit.

— Vous pouvez continuer, mon cher Montbarts, reprit te gouverneur, j’ai soulagé ma conscience, je suis tranquille.

— Voici donc ce que j’ai fait, monsieur, répondit en souriant le célèbre aventurier, d’abord j’ai fait réunir tous les navires en état de prendre la mer, grands, moyens et petits, leur nombre s’élève à soixante-cinq.

— C’est un beau chiffre.

N’est-ce pas ? Ces soixante-cinq navires, en établissant entre eux une moyenne de vingt canons, et je suis au-dessous de la vérité, représentent un effectif de…

— Treize cents bouches à feu, interrompit le gouverneur, ce qui est considérable.

— De plus, continua Montbarts toujours souriant, vous voudrez bien remarquer, monsieur, que je ne compte pas ici les sept bâtiments de notre confédéré Morgan, qui doivent en moyenne porter cent cinquante pièces de canon.

— Je commence à croire que, comme toujours, j’avais mal envisagé la question.

Attendez, reprit doucement Montbarts, nous sommes, vous le savez, à la meilleure époque de l’année, la plus favorable, enfin, pour la course ; aucune expédition n’a été tentée depuis six mois, donc tous les Frères de la Côte sont à terre.

— Et passablement à la côte, entre parenthèses, dit Pitrians en riant ils meurent à peu près de faim, et, le cas échéant, se battront comme des démons.

— J’allais ajouter cela, reprit Montbarts ; aujourd’hui des bans d’enraiement sont, par mes ordres, publiés dans tous les ports et toutes les localités de la Côte, aujourd’hui même les engagements commenceront, nous aurons plus de matelots qu’il ne nous en faudra.

— Oh ! quant à cela…

— Vous verrez, monsieur, nous serons contraints de faire un choix parmi eux. Nous disons donc soixante-cinq navires d’une part, sept de l’autre, total soixante-douze, qui, à quatre-vingt-dix hommes en moyenne par équipage, ce qui, cette fois encore, est au-dessous du chiffre réel, nous donne six mille quatre cent quatre-vingts matelots ; mettons sept mille, chiure rond, compris les équipages du bâtiment de Vent-en-Panne et de celui de Laurent, que nous n’avons pas comptés.

— Soit, nous disons sept mille hommes, ce qui est un chiffre magnifique, mais…

— Je vais au-devant de votre objection, monsieur ; sur ces sept mille hommes, la moitié seule pourra être débarquée, les autres étant contraints de demeurer à bord pour garder les navires.

— C’est cela ; vous avez d’abord vous emparer du port, où vous prendrez terre, afin de vous assurer un bon mouillage et une retraite en cas d’échec, et même après le succès ensuite vous avez vingt lieues à faire à travers terre, dans un pays inconnu, où chaque pas sera un combat combien calculez-vous que vous serez en arrivant devant la place que vous voulez enlever ?

— Deux mille cinq cents, monsieur ; je porte la perte en hommes tués, malades ou laissés en arrière, à mille hommes, cela vous semble-t-il suffisant ?

— Je crois le chiffre exagéré, mais quelques centaines de plus ou de moins ne signifient pas grand’chose. Avez-vous des renseignements sur cette ville

— Aucun, je t’avoue, mais Laurent m’en donnera.

— Je vais d’abord vous en donner, moi.

— Vous en avez donc ?

— De très exacts que j’ai fait prendre à votre intention.

— Que de remerciements !

— Allons donc ! j’ai voulu vous être utile a vous et à vos compagnons, voilà tout.

— J’écoute, monsieur, ou plutôt nous écoutons.

— Commençons par Chagrés.

— Soit.

— Chagrés est bien fortifié, son entrée est étroite ; la ville est bâtie à l’embouchure d’une rivière, défendue par une citadelle bien et solidement établie, renfermant une garnison de deux mille hommes qui se défendront bien.

— Ils feront leur devoir, répondit nonchalamment Montbarts.

— C’est juste ; passons. Panama est avec le Callao, port du Pérou, l’entrepôt des richesses du gouvernement espagnol dans la mer du Sud ; vous le savez, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, et c’est à cause de cela que nous voulons nous en emparer.

— Fort bien ; je ne discute pas cette question, qui est résolue entre nous.

— Montbarts s’inclina.

— La ville est défendue par terre et par mer ; par terre par une muraille bastionnée garnie d’un fossé par mer par deux forts dont les feux se croisent et peuvent au besoin incendier la ville qu’ils commandent de tous les côtés.

— Ceci est de peu d’importance pour nous, monsieur.

— Peut-être, mais ce qui est pour vous de la plus haute importance, c’est que Panama possède une population de soixante mille habitants.

— Oh ! on a grossi le chiffre, monsieur, soyez-en sur, ces Espagnols sont si vantards !

— Vous croyez ? Je le veux bien : mettons quarante mille, si vous voulez ?

— Soit, quarante mille.

— Ce qui est déjà un assez beau chiffre, il me semble.

— Oui, mais il faut défalquer les femmes, les enfants, les vieillards, les prêtres, les moines, que sais-je encore ? c’est-à-dire les trois quarts de cette population.

— Je l’admets reste donc dix mille, ce qui est encore assez joli.

— Oui, ce serait beaucoup, s’ils se battaient ; mais ce sont des bourgeois poltrons et criards qui, pour la plupart, trembleront pour leurs richesses, pour leurs maisons, leurs femmes, leurs enfants, que sais-je encore ? et qui, au premier coup de feu, s’enfuiront dans tous les trous, comme des rats, ou se réfugieront dans les couvents et tes églises. À la rigueur, supposons, et cette supposition est toute gratuite de ma part, croyez-te bien, supposons, dis-je, que deux ou trois mille peut-être se trouveront avoir du courage et voudront combattre, ce qui sera un malheur pour eux et leurs amis.

— Comment cela ?

— Parce que ces dignes bourgeois, ignorants des choses de la guerre, ne sachant même pas se servir des armes qu’ils tiendront, ahuris par la fumée, seront incapables de quoi que ce soit ; et leur bonne volonté même nuira aux manœuvres des troupes réglées, entravera leurs mouvements et jettera le désordre parmi elles, vous le verrez : c’est-à-dire, pardon ! vous ne le verrez pas, mais nous le verrons, nous, et nous vous le raconterons à notre retour ; les seuls ennemis avec lesquels nous devions compter sont les soldats, c’est-à-dire la garnison.

— Très bien ! en connaissez-vous le chiffre, de cette garnison ?

— Ma foi non, je vous l’avoue.

— Elle se monte à douze mille hommes.

— Pas davantage ? je la supposais plus forte c’est bien imprudent aux Espagnols, vous en conviendrez, monsieur, de mettre une si petite garnison dans une place aussi importante.

— Ceci fut dit d’une voix si douce, d’un ton si placide, que M. d’Ogeron, bien qu’habitué avec de pareils hommes à ne s’étonner de rien, en fut complètement déferré, ainsi que dit ce bon Tallemant des Réaux.

— Enfin, reprit le gouverneur au bout d’un instant, encore faut-il que vous sachiez quels sont les hommes qui composent cette garnison.

— Des soldats, je suppose.

— Oui, mais ces soldats sont les restes de ces vieilles bandes espagnoles réputées, pendant les guerres des Flandres, comme étant la meilleure infanterie de l’Europe ; ils ne fuiront pas, ceux-là, il faudra les tuer jusqu’au dernier pour en avoir raison.

— On les tuera, monsieur, n’ayez crainte ! Pardieu ! je vous remercie bien sincèrement, cette dernière nouvelle est excellente ; nous trouverons enfin à qui parler ; cela me charme ; merci encore une fois, monsieur.

Au même instant, et comme pour ponctuer cette phrase singulière, une effroyable détonation éclata comme un coup de tonnerre, suivie presque aussitôt de plusieurs autres.

— Qu’est cela ? s’écria le gouverneur avec surprise.

Les aventuriers s’élancèrent au balcon et regardèrent.

Plusieurs bâtiments, dont le premier portait guidon au grand mat, entraient dans le port et saluaient la ville en allant prendre leur mouillage, à l’abri du fort, qui répondait à leur salut par une salve de toutes ses pièces.

— C’est Morgan ! s’écrièrent les aventuriers en battant joyeusement des mains.