Le Forestier/X

La bibliothèque libre.
Le Journal du dimanche Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 180-192).


X

Où l’on voit appareiller la flotte flibustière


C’était, en effet, Morgan qui arrivait.

Fidèle à l’engagement pris avec Pitrians, il venait joindre sa flotte à celle des aventuriers.

Il entrait en ce moment dans le Port-de-Paix avec sept bâtiments parfaitement équipés…

C’était un spectacle saisissant que celui de cette escadre manœuvrant avec un ensemble extraordinaire, qui évoluait avec grâce et précision pour prendre son mouillage sous les feux du fort.

L’enthousiasme était à son comble à Port-de-Paix ; toute la population s’était portée en masse sur le port et saluait les nouveaux venus avec des cris et des trépignements de joie.

Aussitôt que les navires anglais eurent laissé tomber tours ancres et cargué leurs voiles, une embarcation déborda du vaisseau amiral et se dirigea vers la terre.

Cette embarcation contenait Morgan et les principaux officiers de son état-major.

Lorsque l’embarcation accosta le débarcadère, Morgan et ses officiers furent reçus en mettant pied à terre par M. d’Ogeron, Montbarts et les autres chefs de la flibuste, et après s’être cordialement souhaité la bienvenue, ils se dirigèrent de compagnie vers l’hôtel du gouvernement, suivis et précédés par la foule, qui les accompagnait avec de joyeuses acclamations.

Morgan avait à cette époque trente-huit ans, il était grand et bien fait de sa personne ; ses traits étaient beaux, énergiques, mais l’habitude du commandement avait donné à sa physionomie une expression de hauteur froide, farouche et implacable.

Natif du pays de Galles et fils de pauvres paysans, il s’était tout jeune enfui de la maison paternelle et était passé à la Barbade, où il avait presque aussitôt commencé la vie de corsaire qu’il ne devait plus abandonner. Son audace, sa ténacité, son intelligence ci. le bonheur qui accompagnait toutes ses entreprises l’avaient bientôt rendu célèbre.

Sa réputation balançait et égalait presque celle de Montbarts, du beau Laurent et de deux ou trois autres des plus renommés chefs de la flibuste.

La liste de ses hardis coups de main contre les Espagnols était longue ; aussi son nom leur inspirait-il une terreur affreuse ; sa cruauté et sa rapacité étaient proverbiales.

C’était un corsaire doublé d’un bandit ; du reste il ne s’en cachait pas le moins du monde ; même, dans ses moments de bonne humeur, il faisait parade des sanglants sévices exercés par lui de sang-froid sur de malheureux prisonniers sans défense. Ni l’âge ni le sexe ne trouvaient grâce devant lui ; il avait le cœur d’un écorcheur sous les dehors et le parler efféminé d’un gentilhomme.

Maracaïbo, Sainte-Catherine, Carthagène, Porto-Bello, Natal, avaient successivement été pris, brûlés et pillés par lui ; il avait même essayé de surprendre Panama, mais il avait été repoussé après avoir éprouvé des pertes immenses.

L’espoir d’une revanche éclatante lui avait fait accepter avec joie la proposition de Montbarts, bien qu’il ne dût jouer qu’un rôle secondaire en cette circonstance et obéir au lieu de commander l’expédition.

Mais l’implacable Anglais se réservait de s’emparer un jour, et pour son propre compte, de cette ville dont il convoitait ardemment les immenses richesses.

Projet que, du reste, il exécuta deux ans plus tard, c’est-à-dire en 1670 ; s’il consentait à servir cette fois sous les ordres de Montbarts, la raison était tout simplement que les renseignements qu’il se proposait d’obtenir pendant le cours de la campagne lui seraient fort utiles, lorsque plus tard il reviendrait seul recommencer ce hardi coup de main.

Du reste, quels que fussent les projets ultérieurs du célèbre aventurier, il ne pouvait arriver à Saint-Domingue dans des circonstances plus favorables.

L’enrôlement devait commencer le jour même à midi précis, et selon toutes probabilités, le départ de la flotte aurait lieu quelques jours après.

Dix heures sonnaient au moment où les Frères de la Côte entrèrent dans l’hôtel du gouverneur.

M. d’Ogeron les reçut avec cette bienveillante et gracieuse hospitalité dont il possédait le secret ; par son ordre des rafraîchissements furent servis avec l’accompagnement obligé de pipes et de tabac ; puis après les premiers compliments échangés de part et d’entre, on attaqua la question sérieuse.

Afin de ne pas répéter ce qui a déjà été dit, je résumerai en quelques mots les résolutions qui furent prises et définitivement arrêtées dans cette réunion qui, en réalité, ne fut autre chose qu’un conseil de guerre.

La flotte composée de soixante-douze bâtiments, fut divisée en trois escadres fortes de vingt-quatre navires chacune.

La première, placée sous les ordres du vice-amiral Ourson Tête-de-Fer, ayant Pitrians pour capitaine de pavillon.

La deuxième, sous les ordres du vice-amiral Morgan, avec le capitaine Drack comme capitaine de pavillon.

La troisième enfin sous les ordres du vice-amiral Pierre Legrand, avec Philippe d’Ogeron pour capitaine de pavillon.

Six contre-amiraux furent choisis, deux pour chaque escadre.

Voici leurs noms par escadres

Première Le Poletais, David.

Deuxième Louis Scott, Rock le Brésilien.

Troisième Pierre Franc, Alexandre.

Montbarts, amiral de la flotte, avait choisi pour aides de camp ; le beau Laurent, l’Olonnais, Barthélemy, Vent-en-Panne et Michel le Basque, alors en expédition, mais qui devaient rejoindre aussitôt qu’on atteindrait la terre ferme.

Tous les bâtiments français arboreraient le pavillon de la flibuste aux trois couleurs bleu, blanc et rouge.

Morgan porterait le pavillon anglais ; les guidons étaient : rouge pour l’amiral, blanc pour les vice-amiraux, bleu pour les contre-amiraux.

Le conseil suprême de l’expédition était composé de l’amiral président, des vice-amiraux, des contre-amiraux et des aides de camp de l’amiral qui, tous ayant commandé de grandes expéditions en chef, avaient le grade de contre-amiraux.

Les déterminations prises et arrêtées par le conseil suprême étaient sans appel.

La peine de mort était édictée contre tout contrevenant, quel que fût son grade sur la flotte.

Voilà les résolutions qui furent d’un commun accord arrêtées à ce sujet dans le conseil de guerre tenu chez M. d’Ogeron.

Cette chasse-partie singulière des chefs de cette étrange expédition fut écrite par Olivier Oexemelin, secrétaire du gouverneur, qui plus tard devait se faire l’historien des aventuriers de l’ile de la Tortue.

Après lecture, cet acte fut signé par tous les chefs présents, en leur nom et en celui de ceux qui étaient absents, et la minute déposée, revêtue du sceau de M. d’Ogeron, dans les archives du gouvernement ; un double fut remis à l’amiral.

Il était prés de midi lorsque le conseil leva enfin la séance ; ses membres se dirigèrent immédiatement vers la taverne du Saumon Couronné, où les Frères de la Côte étaient convoqués pour l’enrôlement.

On voit par ce qui a été dit plus haut que jamais expédition flibustière n’avait jusqu’alors réuni d’aussi grands noms. Tous les Frères de la Côte les plus célèbres en faisaient partie.

Une large estrade avait été dressée dans le fond de la grande salle de la taverne sur cette estrade, recouverte d’un tapis, étaient disposés des sièges pour le gouverneur et les chefs principaux de l’expédition ; à droite et à gauche, au pied de l’estrade, deux tables, derrière lesquelles étaient assis des secrétaires, chargés de faire signer les volontaires.

Les portes et les fenêtres de l’auberge étaient ouvertes, de sorte que la foule, pressée au dehors et qui n’avait pu trouver place à l’intérieur, non seulement voyait tout ce qui se passait, mais encore ne perdait pas un mot de ce qui se disait.

Montbarts, M. d’Ogeron, Morgan et les autres flibustiers prirent place sur l’estrade.

Midi sonna.

Les deux secrétaires frappèrent avec le manche de leur poignard deux coups secs sur les tables placées devant eux.

Aussitôt toute cette foule hurlante, grouillante, tumultueuse, qui ondulait avec des froissements étranges, devint immobile et se calma subitement, comme les flots irrités de la mer au Quos eyo ! prononcé par Neptune en courroux.

Un silence de mort plana sur cette multitude.

Montbarts se leva, salua gracieusement l’assistance et prononça un long discours.

Ce discours qu’il est inutile de rapporter, mais qui touchait les intérêts les plus chers des aventuriers, les passionna vivement.

Puis on lut la chasse-partie générale, et celle qui contenait les nominations faites par les membres du conseil de guerre.

— Avez-vous des réclamations à élever contre la chasse-partie générale ? demanda Montbarts.

— Non ! cria la foule.

— Vous êtes prêts à la signer ?

— Oui ! oui ! reprirent d’une seule voix les aventuriers.

— Vous jurez de vous y soumettre.

— Nous le jurons ? Vive Montbarts ! Vive Morgan !

— C’est bien, approuvez-vous la chasse-partie particulière ?

— Oui !

— Acceptez-vous les chefs qui ont été élus par le conseil suprême de l’expédition ?

— Oui :

— Vous jurez de leur obéir en tout ce qu’ils vous ordonneront pour le bien de l’expédition ?

— Nous le jurons ! nous le jurons !

— Pardon, amiral, dit respectueusement un aventurier, me permettez-vous de vous adresser une question ?

— Parle, frère, tu es libre encore d’interroger, je suis ton égal tant que tu n’as pas signé ton engagement.

— Vous ne nous avez pas fait connaitre le but de l’expédition

— Ce but ne peut et ne doit être révélé ici ; les Espagnols entretiennent trop d’espions parmi nous pour que nous leur donnions ainsi l’éveil sur nos projets.

— Je comprends, fit l’aventurier en hochant affirmativement la tête.

— Tout ce qu’il m’est permis de vous révéler, mes frères, continua Montbarts, c’est qu’après la victoire le plus pauvre de nous sera presque millionnaire cela vous suffit-il, frères ?

— Oui ! oui ! Vive Montbarts ! crièrent les aventuriers.

— Et toi, frère, as-tu à ajouter-quelque chose ?

— Oui, amiral, j’ai à ajouter ceci, que je vous prie de m’excuser d’avoir osé vous adresser une sotte question et que je vous remercie d’avoir daigné y répondre.

Puis il salua respectueusement et fit un pas en arrière.

— Personne n’a plus rien à dire ? demanda Montbarts.

Chacun se tut.

— Les engagements sont ouverts.

L’enrôlement commença aussitôt.

Il dura trois jours.

Montbarts ne s’était pas trompé lorsqu’il avait dit à M. d’Ogeron qu’il aurait plus de monde qu’il n’en voudrait.

Lorsque, cinq jours après le ban publié, les feuilles d’engagement arrivèrent à Port-de-Paix, il se trouva que, tout compte fait, les volontaires ayant été minutieusement choisis par tes commissaires spécialement chargés de les enrôler, quinze cents hommes avaient été engagés en sus du chiffre désigné, sans qu’il se fut trouvé de motifs plausibles pour les refuser.

Lorsqu’on soumit les feuilles à M. d’Ogeron, il n’y voulut pas croire ; huit mille hommes trouvés en cinq jours sur une population dont ils formaient presque le tiers, cela lui semblait passer toutes les limites du possible, et encore trouvés, l’expression était impropre, ils s’étaient présentés d’eux-mêmes sans y être poussés, de leur propre mouvement ; si les commissaires, qui avaient des instructions excessivement sévères, n’avaient pas été aussi difficiles, on aurait facilement atteint le chiffre énorme relativement d’au moins douze mille hommes : car ceux qu’ils avaient écartés étaient tous valides, aguerris et capables d’un excellent service.

— Qu’en dites-vous ? demanda Montbarts au gouverneur, avec son charmant sourire toujours empreint d’une fine pointe d’ironie.

— Que voulez-vous que j’en dise ? répondit le gouverneur complètement ahuri par ce résultat inespéré ; c’est à n’y pas croire !

— Pardieu ! ajouta-t-il en souriant, qu’on vienne me dire, après cela, que mes colons sont essentiellement cultivateurs, pour le coup j’ai la preuve en main, et je saurai que répondre. Vive Dieu ! amiral, vous en conviendrez avec moi, c’est une singulière colonie agricole que la nôtre !

— Bah répondit doucement Montbarts, qui sait ? Laissez-nous jeter notre gourme peut-être avant vingt ans d’ici détesterons-nous ta guerre autant que nous l’aimons aujourd’hui ?

— Hélas, mon cher Montbarts, dit le gouverneur avec un désespoir comique, je le désire sans oser l’espérer ! ni vous ni moi nous ne verrons ce résultat, qui est ce que je désire le plus au monde.

— Je vous avoue franchement, mon cher monsieur d’Ogeron, que quant à moi, je ne tiens nullement à voir ce résultat dont vous parlez.

Vous, je comprends cela, dit-il avec un soupir à faire tourner les ailes d’un moulin, vous êtes un batailleur, tandis que moi !…

Montbarts se mit a rire, et la conversation en resta là.

Ces deux hommes, qui s’aimaient et s’estimaient comme s’ils eussent été frères, doués tous deux d’une intelligence d’élite, étaient engagés chacun dans une voie si diamétralement opposée, que, placés sur un certain terrain, il était radicalement impossible qu’ils arrivassent jamais à s’entendre aussi avaient-ils franchement renoncé à entamer toute discussion l’un contre l’autre.

Cependant le Port-de-Paix s’encombrait de navires ; les bâtiments arrivaient de Leogane et de Port-Margot, les uns après les autres, et cela si bien et si rapidement, que huit jours à peine après l’enrôlement terminé, toute la flotte flibustière se trouva réunie à Port-de-Paix.

La rade présentait un des spectacles les plus saisissants et les plus pittoresques qui se puissent imaginer.

Il régnait dans la ville une activité incroyable.

On embarquait les vivres, l’eau et les munitions de guerre ; sans cesse des canots sillonnaient ta rade dans tous les sens.

Montbarts était partout, voyait tout, surveillait tout.

Lorsque toute la flotte fut réunie, il voulut la passer en revue.

Les officiers regagnèrent aussitôt leurs bords, et les équipages furent mis au complet.

L’armée était forte de huit mille cinq cents hommes, au lieu de sept mille sur lesquels on avait compté, ce qui augmentait les troupes de débarquement de quinze cents hommes, car le chiffre établi d’abord par Montbarts pour demeurer à bord des navires fut maintenu.

Chaque enrôlé était astreint à se fournir de ses armes et de deux livres de poudre et de battes, et en sus de vivres pour huit jours.

Ceci était de règle a bord de tous les bâtiments flibustiers. Cette toi avait le grand avantage, surtout dans une expédition comme celle qui se préparait, de diminuer considérablement tes dépenses.

La revue que voulait passer Montbarts était donc celle des armes, des munitions et des vivres ; quant aux navires eux-mêmes, il les connaissait de longue date et savait qu’ils étaient bien gréés et parfaitement en état de faire un excellent service a la mer.

La revue eut lieu ; elle fut minutieuse, taquine et sévère au plus haut degré, et cependant Montbarts redescendit à terre le cœur plein de joie ; il n’avait pas eu un reproche a adresser, une réprimande à faire.

S’il connaissait les boucaniers, ceux-ci le connaissaient bien aussi, ils savaient combien il était sévère pour toutes ces choses de détail futiles en apparence et dont, cependant, dépend si souvent le succès d’une expédition aussi s’étaient-ils mis en mesure de le satisfaire sur tous les points.

Le 18 mars, le conseil suprême fut convoqué par l’amiral à t’hôtel du gouvernement.

Le moment d’appareiller était arrivé ; tout était prêt, il ne fallait pas perdre de temps sur rade, surtout avec des équipages qui, ayant devant les yeux la terre qu’ils aimaient, éprouvaient à chaque instant, malgré eux, des velléités d’indépendance, et qui ne seraient réellement disciplinés que lorsqu’ils auraient quelques jours de mer.

De plus, l’amiral voûtait soumettre au conseil le plan de l’expédition, plan qu’il désirait discuter avec ses officiers, avant de le mettre définitivement a exécution.

À midi précis une salve de vingt et un coups de canon, tirée par le fort, annonça l’ouverture du conseil.

La flotte répondit par une décharge générale de toutes ses pièces.

Rien ne saurait rendre l’effroyable fracas produit par ces quinze cents canons tonnant tous ensemble.

Le bruit, répercuté par les échos, gagna de loin en loin et alla se perdre au fond des mornes de la montagne noire, où il gronda longtemps avec les roulements sinistres de la fondre.

Un canot se détacha de chaque navire amiral et fit force de rames vers le débarcadère, où tous les officiers supérieurs débarquèrent presque ensemble.

Un détachement de marins, qui les attendait pour leur servir de garde d’honneur, forma aussitôt ses rangs et escorta les officiers jusqu’à l’hôtel du gouvernement, à la porte duquel se tenaient Montbarts, M. d’Ogeron et son neveu Philippe.

M. d’Ogeron fit les honneurs de son hôtel ainsi qu’il avait coutume de les faire, c’est-à-dire grandement et noblement ; après que les officiers eurent accepté quelques rafraîchissements pour la forme, car le temps pressait, ils passèrent dans la salle du conseil où tout était préparé pour les recevoir.

Ces Frères de la Côte, si insoucieux de l’avenir, dont la vie, lorsqu’ils étaient à terre sans engagement, était une suite d’orgies formidables, de caprice inouïs et de folies qu’aucune plume ne saurait décrire, aussitôt qu’ils avaient conçu un projet quelconque, que ce projet était en voie d’exécution, devenaient subitement et sans transition d’autres hommes ; une métamorphose s’opérait en eux, complète et radicale ; à l’ivrognerie, à la licence, à la paresse, à tous les vices enfin qui se disputaient ces singulières natures, succédaient tout à coup la sobriété, l’obéissance, l’activité fébrile, et toutes les autres qualités qui font, à un moment donné, sinon les grands hommes, du moins tes héros.

Là peut-être était le secret de leurs innombrables et éclatants succès dans tout ce qu’ils entreprenaient.

Revêtus d’uniformes magnifiques et ruisselants d’or et de diamants, la forme de leurs chapeaux entourée de lourdes « fanfaronnes les officiers supérieurs de la flotte flibustière laissaient bien loin derrière eux le luxe, toujours un peu étriqué, des plus brillants seigneurs de la cour de Louis XIV et un étranger qui se fût à l’improviste trouvé au milieu d’eux aurait cru voir une réunion de princes.

Les Frères de la Côte, sales, débraillés, à peine vêtus de quelques toques sordides, tachées de graisse et de goudron et constellées de trous, aimaient voir leurs chefs richement vêtus ; le luxe qu’ils méprisaient pour eux-mêmes ils l’imposaient pour ainsi dire à leurs supérieurs ; ils étaient orgueilleux de leurs chefs et leur obéissaient avec plus d’entrain, de dévouement et de respect. Ceux-ci le savaient, aussi ne se faisaient-ils pas faute de les satisfaire.

Mais cette différence de costume n’était qu’une distinction purement fictive entre l’officier et le matelot ; à terre ils ne se faisaient pas faute de s’en alter bras dessus bras dessous s’enivrer ensemble, jouer, perdre on gagner des sommes folles dans les plus intimes tavernes.

Toute distinction cessait à terre ; seulement, à bord, la discipline régnait, mais là elle était toute-puissante, dure et implacable un mot, un regard, un geste étaient compris et obéis avec l’obéissance passive la plus complète ; une ligne de démarcation immense, infranchissable, séparait l’officier du matelot, dont une heure auparavant il avait fait son compagnon d’orgie ; celui-ci le savait, il ne s’en offensait pas et trouvait, au contraire, toute naturelle cette distance établie entre lui et son chef ; car, matelot aujourd’hui, demain il pouvait commander à son tour et avoir sous ses ordres celui auquel il obéissait avec une si grande docilité et une si respectueuse déférence.

Les officiers prirent des sièges préparés a l’avance devant une grande table recouverte d’un tapis vert, et te conseil commença.

Montbarts expliqua avec netteté et concision le plan qu’il avait conçu.

Ce plan était un chef-d’œuvre d’adresse, d’audace et d’intelligence.

Les flibustiers écoutèrent l’amiral avec la plus profonde attention, sans l’interrompre une seule fois.

Lorsque Montbarts se tut, tous s’inclinèrent.

— Vous n’avez pas d’observation à me soumettre, messieurs ? demanda le flibustier.

— Aucune, amiral, répondirent-ils.

— Donc, maintenant nous passerons, si vous le voulez bien, a l’exécution : entendons-nous, je ne prétends parler ici que des mouvements que nous devons opérer avant d’atteindre la terre ferme ; car notre expédition se divise en deux parties, bien distinctes la première qui est essentiellement maritime, et la seconde, au contraire, pendant laquelle nous nous changeons en soldats, traversons de longs espaces de terre, et oublions complètement notre métier de matelots, excepté pour la rapidité de nos attaques et la célérité de nos marches à travers bois à la poursuite de ceux que nous voulons surprendre.

— C’est juste, dit Morgan.

— Nous ne nous occuperons donc ici que de la première partie de notre expédition, dit Montbarts, puisque c’est la seule qui soit en cause en ce moment. Notre flotte est nombreuse, les Espagnols, mis en éveil par nos immenses préparatifs et instruits par leurs espions, nous surveillent d’autant plus qu’ils ignorent, sur quel point doivent porter nos efforts et quelle est celle de leurs colonies que nous voulons attaquer ; il faut autant que possible les maintenir dans cette ignorance et augmenter encore leur inquiétude en leur donnant le change. Pour cela, voilà, je crois, ce qu’il est bon de faire.

Les officiers se rapprochèrent et redoublèrent d’attention.

L’amiral reprit, après un instant de silence

— Nous quitterons Port-de-Paix tous ensemble ; à dix lieues en mer, sur un signal arboré au grand mat du vaisseau amiral, la flotte se scindera en trois, de la manière suivante l’amiral Morgan, qui déjà s’est une fois emparé de Porto-Bello, fera voile directement sur ce point, qu’il enlèvera et dans lequel il préparera, après s’y être solidement établi, tous les moyens de débarquement, les bêtes de somme et les engins de transport qu’il pourra se procurer. L’amiral Pierre Legrand se dirigera, lui, vers l’ile Sainte-Catherine qu’il occupera. Cette ile est riche, bien fournie en vivres et munitions de toutes sortes, elle sert à la fois d’entrepôt et d’arsenal aux flottes espagnoles ; Pierre Legrand préparera le plus rapidement possible tout ce qui sera nécessaire pour le ravitaillement de la flotte il laissera une garnison suffisante à Sainte-Catherine, et six navires pour surveiller les atterrissages de l’île, car c’est là que nous évacuerons nos malades et nos blessés et que sera établi le rendez-vous général au retour de l’expédition puis, son escadre chargée des ravitaillements qu’il aura réunis, il ralliera la flotte au port de Brujas, en ayant soin de faire prévenir par une mouche Morgan de son arrivée, afin que celui-ci le puisse rejoindre ; Ourson Tête-de-Fer piquera droit dans le vent avec la dernière escadre, de façon à mouiller à l’entré du Rio San Juan, à quelques lieues à peine de Chagrès, point sur lequel s’exécutera le débarquement général. En agissant ainsi, je crois que nous parviendrons à maintenir les Espagnols dans leur erreur et à leur donner le change sur nos projets ; car, tandis qu’ils s’acharneront à surveiller les mouvements de Morgan et de Pierre Legrand et à s’opposer à leur descente sur l’ile Sainte-Catherine et à Porto-Bello, l’escadre d’Ourson Tête-de-Fer passera inaperçue et ira sans être inquiétée mouiller droit où nous voulons débarquer ; de plus, solidement établis à Sainte-Catherine et à Porto-Bello, nous sommes à la fois maitres de la mer et de l’isthme et à peu près libres, par conséquent, d’agir contre Panama sans craindre d’être sérieusement inquiétés par des forces considérables, venant d’autres colonies de la côte ferme au secours de la ville, dont nous prétendons nous emparer. Voilà, messieurs, le plan que j’ai conçu pour l’exécution de la première partie de nos projets ; veuillez réfléchir sérieusement à ce que vous venez d’entendre et faites-moi l’honneur de me soumettre vos observations que j’écouterai avec toute la déférence que je dois à des hommes comme vous, si au fait des choses de la guerre.

En entendant cet exposé si clair et si lucide du plan que l’amiral avait conçu, les officiers ne purent retenir l’expression, non de leur surprise, mais de leur admiration en effet, tout était prévu et déduit avec une habileté singulière ; il n’y avait rien, non pas à changer, mais seulement à modifier ; comme toujours en pareille circonstance, Montbarts avait tranché la difficulté d’un seul coup ; M. d’Ogeron lui-même, le sceptique par excellence, fut convaincu devant de telles dispositions ; il crut au succès de l’expédition et le dit hautement, tout en félicitant Montbarts de la sûreté et de l’excellence des dispositions si simples, cependant, qu’il avait imaginées.

Amiral, dit Morgan au nom de tous avec un charmant sourire, c’est pure courtoisie de votre part de nous convoquer en conseil vous n’avez nullement besoin de nous il ne nous reste qu’à obéir aux ordres qu’il vous plaira de nous donner.

— Ainsi, messieurs, ce plan vous semble non seulement possible, mais encore exécutable.

— Il serait impossible, amiral, d’on faire un meilleur, et nous nous v rallions tous de grand cœur et sans arrière-pensée.

— Je vous remercie, messieurs, nous t’exécuterons donc avec votre aide j’ai bon espoir dans la réussite.

— Avec un chef tel que vous, amiral, reprit Morgan, la réussite des plans même les plus audacieux est toujours certaine nous tacherons de nous montrer dignes de vous ; en toutes circonstances l’obéissance est un devoir, ici c’est un plaisir et un honneur.

Tous les officiers pressèrent la main de Montbarts et l’assurèrent, avec effusion, de leur dévouement absolu.

— Quand partez-vous, amiral ? demanda M. d’Ogeron.

— Aujourd’hui même, monsieur, avec votre permission, et se tournant vers ses officiers, il ajouta

— Nous sommes le 20 mars, messieurs, dit-il, le rendez-vous général est fixé au 10 avril, au Rio San Juan.

— Nous y serons répondirent-ils d’une seule voix.

Deux heures plus tard, la flotte flibustière appareillait par escadres, et s’éloignait en haute mer aux acclamations frénétiques de la foule pressée sur le rivage.

Jamais danger plus terrible n’avait menacé les possessions espagnoles de terre ferme.

La flotte manœuvrait avec un ensemble et une adresse admirables dans ce port si resserré : on n’eut pas à signaler le plus léger accident. Bientôt les bâtiments, poussés par une bonne brise, s’effacèrent les uns après les autres et ne tardèrent pas à disparaître dans les lointains bleuâtres de l’horizon.

L’expédition était commencée.

M. d’Ogeron, qui avait voulu assister à l’appareillage, et qui était demeuré jusqu’au dernier moment debout à l’extrémité de l’embarcadère, se retira alors, et tout pensif il regagna l’hôtel du gouvernement.