Le Forestier/Prologue/III

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III

Comment le malheur entre dans une maison


Dans les montagnes, les orages, à cause même de leur intensité, sont en général de courte durée.

Les éléments bouleversés épuisent en quelques heures leur rage folle, puis ils reprennent rapidement leur équilibre si brusquement rompu.

Le lendemain, le soleil se leva radieux ; l’air était calme, le ciel pur ; la brise matinale frémissait à travers tes branches portées de rosée et embaumait l’atmosphère de toutes les âcres senteurs qui s’exhalent de la terre après la tempête.

Au point du jour, le forestier, déjà debout depuis longtemps, parut sur le seuil de la chaumière ; après avoir jeté un coup d’œil satisfait autour de lui, il se dirigea vers le chenil dans l’intention sans doute de donner la liberté à ses chiens, qui, le sentant venir, le saluaient à qui mieux mieux à leur façon, en aboyant à pleine gueule.

Au même instant une fenêtre s’ouvrit, le forestier se retourna, et il aperçut l’étranger qui le saluait d’un sourire amical.

— Déjà debout ? dit gaiement No Santiago.

— Comme vous voyez, mon hôte, répondit l’étranger sur le même ton, et qui plus est complètement vêtu.

— Auriez-vous mal dormi ?

— Moi ? je n’ai fait qu’un somme jusqu’au matin.

— Bon ! Et comment vous trouvez-vous ?

— Je ne me suis jamais si bien porté.

— Tant mieux

— Est-ce que vous sortez ?

— C’est mon intention, oui, pourquoi ?

— C’est que je désirerais causer un peu avec vous.

— Bon. Qui vous en empêche ; voulez-vous que je monte auprès de vous ?

— Non pas. Si cela vous est égal, je préfère descendre, au contraire.

— À votre aise, je vous attends alors.

Et pendant que l’étranger refermait la fenêtre, il ouvrait, lui, le chenil, et avait grand’peine à se débarrasser des caresses un peu vives de ses chiens, qui sautaient presque jusque sur ses épaules, tant ils étaient heureux de le voir.

— Ce sont de bonnes bêtes, dit l’inconnu en s’approchant.

— Oui, elles sont franches au moins ; leur amitié me console de l’hypocrisie et de la méchanceté des hommes, répondit-il avec un sourire railleur.

— Toujours ces paroles singulières.

— Pourquoi pas, si elles sont l’expression vraie de ma pensée, mon hôte ?

— Alors je vous répéterai que pour en arriver là vous avez dû bien souffrir.

— Et moi je vous répondrai, comme cette nuit : Qui sait ? Mais laissons ce sujet qui nous mènerait trop loin ; vous désirez causer avec moi, m’avez-vous dit ?

— Oui, s’il vous plaît.

— Rien de plus simple : je prends un fusil, je vous en donne un autre. En attendant le déjeuner, nous allons tirer quelques gélinottes, et tout en chassant, nous causons ; cela vous va-t-il ?

— Je le voudrais, malheureusement c’est impossible, fit-il avec un soupir étouffé.

— Comment ! impossible ? et pourquoi donc cela ? Vous ressentez-vous encore de vos fatigues de cette nuit ? En ce cas c’est différent, je n’insiste pas.

— Non, dit-il en hochant la tête, ce n’est pas cela.

— Qu’est-ce donc, alors ?

— Il faut que je vous quitte, dit-il avec effort.

— Me quitter déjà ? allons donc ! vous plaisantez certainement ?

— Non, mon hôte, malheureusement ; je vous l’ai dit, j’appartiens à la cour, mon devoir m’ordonne de retourner immédiatement à Tolède auprès du roi.

— C’est vrai, je l’avais oublié ; je n’insiste pas, mon hôte ; entrons, je vais vous faire servir une tasse de lait chaud, avec une bouchée de pain, et puis après vous vous mettrez en route.

Au moment où ils entraient dans la chaumière, Cristiana et sa sœur, comme si elles eussent deviné pourquoi les deux hommes revenaient, déposaient des bols de lait fumant sur une table.

— Ce sont deux adorables fées que ces charmantes enfants, dit l’inconnu avec un sourire.

— Ce sont de bonnes filles, voilà tout, dit brusquement le forestier.

Et il passa dans une autre pièce.

— Permettez-moi, señoritas, dit alors l’inconnu en s’adressant aux jeunes filles, mais plus particulièrement à Cristiana, de vous remercier une fois encore des attentions dont vous m’avez comblé pendant le peu de temps que j’ai eu le bonheur de demeurer sous votre toit ; je pars.

— Vous partez s’écria vivement Cristiana ; mais elle s’arrêta, rougit et baissa la tête avec confusion.

— Hélas ! il le faut, reprit-il avec émotion ; peut-être pour toujours.

— Pour toujours ! murmura la jeune fille, comme malgré elle.

— Mais, continua l’étranger, je conserverai précieusement dans mon cœur votre… et se reprenant aussitôt, le souvenir, ajouta-t-il, des habitants de cette humble demeure.

— Amen ! dit en riant le forestier qui rentrait en ce moment.

Les jeunes filles s’envolèrent comme deux colombes effarouchées.

— Maintenant, en route, dit le forestier quand il eut vidé le bol de lait préparé pour lui, et qu’il vit que l’étranger avait fait de même du sien.

No Santiago prit son fusil, et ils sortirent accompagnés des chiens qui gambadaient autour d’eux.

À la porte du clos, Pedro attendait, tenant en bride un cheval sellé.

— À cheval, mon hôte, dit gaiement le forestier.

— Comment, à cheval ?

— Pardieu ! Vous êtes à six lieues de Tolède, ici ; à pied, vous en auriez pour toute la journée, marcheur comme vous l’êtes ; au lieu qu’en un temps de galop vous arriverez juste pour le lever du roi, si Sa Majesté, que Dieu garde ! a coutume de se lever de bonne heure.

— Oui, en effet.

— Eh bien, il est six heures à peine. À huit heures, sans vous presser, vous pouvez être rendu à Tolède. Voyons, pas de cérémonies entre nous, mon hôte, acceptez.

— J’accepte, mais à une condition.

— Laquelle ?

— C’est que vous me permettrez de vous ramener moi-même votre cheval.

— Je ne vois aucun inconvénient à cela.

— C’est dit, et merci ! mais où donc est doña Maria ?

— Allons, allons, en route ; elle dort ; quand vous reviendrez, vous la verrez.

Ils partirent, car le forestier voulut absolument accompagner son hôte jusqu’à l’entrée de la vallée, afin de bien lui indiquer le chemin, offre que naturellement l’étranger accepta avec reconnaissance.

Si l’inconnu s’était retourné au moment de son départ, peut-être eut-il vu un rideau légèrement s’entr’ouvrir à une fenêtre du premier étage et apparaître une ravissante tête blonde, un peu pâle peut-être, tandis qu’un sourire rêveur plissait ses lèvres carminées.

C’était Cristiana qui assistait, invisible et pensive, au départ de l’étranger. Tout le long de la route, les deux hommes causèrent entre eux de choses indifférentes ; lorsqu’ils atteignirent l’endroit où ils devaient se séparer, le forestier indiqua du doigt la route qu’il fallait suivre ; d’ailleurs, il n’y avait pas à s’y tromper, il s’agissait seulement de descendre.

— Maintenant, ajouta-t-il, adieu, mon hôte, et bon voyage !

— Adieu et merci encore.

— Bah !

— Un mot, s’il vous plaît ?

— Dites.

— Je suis, ainsi que je vous l’ai dit, un des principaux officiers du roi.

— J’en suis charmé pour vous, si cela vous plaît, mon hôte.

— Si, malgré mon désir, j’étais contraint de rester quelque temps sans vous revoir, et que… on ne sait pas ce qui peut arriver, n’est-ce pas ?…

— C’est vrai, mon hôte, eh bien ?

— Eh bien ! souvenez-vous de ceci : si par hasard il se trouvait que vous ayez besoin de mon appui pour une affaire quelconque, n’hésitez pas, allez directement au palais du roi ; là, dites votre nom, et demandez don Felipe.

— Qui est-ce don Felipe, mon hôte ?

— C’est moi, répondit-il en souriant.

— Hum ! il faut que vous soyez bien connu pour qu’il suffise de vous demander sous un simple nom de baptême dans une cour où il y a cependant foison de titres sonores.

— Je suis en effet très connu, répondit l’étranger, qui rougit légèrement ; vous vous en apercevrez si vous me venez rendre visite ; car les ordres seront donnés aujourd’hui même, et n’importe à quelle heure il vous plaira de vous présenter, vous serez immédiatement conduit près de moi. Vous souviendrez-vous ?

— Parfaitement, mon hôte. Mais il est peu probable que j’aille vous chercher à la cour ; si vous désirez me voir, je crois que vous ferez mieux de venir ici.

— Je me souviendrai aussi. Allons, au revoir, mon hôte.

— Au revoir, señor don Felipe, je vous recommande mon cheval.

— Soyez tranquille, j’en aurai le plus grand soin.

Ils se saluèrent une dernière fois de la main, et don Felipe, puisque tel est le nom de l’étranger, s’éloigna au galop.

Le forestier le suivit un instant du regard, puis il rentra dans la vallée ; une compagnie de perdrix se leva devant lui et il se mit gaiement en chasse.

Quelques jours s’écoulèrent ; rien n’était changé en apparence à la vie calme et paisible des habitants de la chaumière ; pourtant cette existence n’était plus la même ; doña Maria était pensive, Cristiana songeuse, Luz ne riait plus ; quant à No Santiago, qui ne savait à quoi attribuer cette tristesse, il se creusait en vain la cervelle pour en découvrir la cause, et il était furieux de ne pas la trouver.

Au bout d’une dizaine de jours, un matin à déjeuner, le forestier se tourna brusquement vers Pedro debout derrière sa chaise :

— Y a-t-il longtemps que tu n’as reçu des nouvelles de tes fils ? lui demanda-t-il. · Assez longtemps, oui, señor.

— Où sont-ils ?

— L’aîné, Michel, s’est fait marin, comme je vous l’ai déjà dit, señor, il s’est embarqué à Bayonne, il voyage sur la mer océane.

— Bon, et l’autre ?

— Perico ?

— Oui.

— Il est au pays, là-bas, vous savez, señor, chez ses grands parents.

— Il ne veut pas être marin, lui, à ce qu’il paraît ?

— Oh ! non ; c’est un franc montagnard ; j’attendais une lettre de lui, je suis étonné de ne pas l’avoir reçue.

— Bon ! j’irai demain à Tolède, je m’informerai, sois tranquille.

— Merci ! señor.

— Et puis, je ne suis pas fâché de savoir ce qu’est devenu mon cheval, ce don Felipe me semble ne pas se gêner avec moi.

— Se gêne-t-on avec ses amis ? dit une voix douce du seuil de la porte.

Les convives se retournèrent avec surprise.

Les femmes ne retinrent que difficilement un cri d’effroi.

Don Felipe était debout auprès de la porte, calme, souriant, et la chapeau à la main.

Il s’inclina profondément.

— Salut et santé à tous ! dit-il.

— Pardieu ! s’écria le forestier, vous ne pouviez arriver plus à propos, don Felipe, je parlais justement de vous.

— Je l’ai entendu, répondit-il en souriant.

— Nous ne faisons que nous mettre à table, vous déjeunez avec nous, n’est-ce pas ? Pedro, un couvert…

— J’accepte de grand cœur, mon hôte.

Et il s’assit entre les deux jeunes filles qui se reculèrent, comme d’un commun accord, pour lui faire place.

— Mon cher hôte, reprit don Felipe dès qu’il fut assis, j’ai ramené votre cheval, n’en soyez plus inquiet ; je prierai mon ami Pedro de le faire mettre à l’écurie ainsi que le mien.

— Bon ! Où sont-ils, señor ? demanda No Santiago.

— Mon domestique les garde tous deux à l’entrée de l’enclos.

— Pedro, ajouta le forestier, tu prendras soin du valet de ce señor.

— Pedro s’inclina et sortit aussitôt.

La joie et la gaîté qui, depuis si longtemps, avaient disparu, semblèrent être revenues avec l’étranger.

Les lèvres sourirent, les yeux brillèrent, la conversation s’anima. Don Felipe fut charmant d’entrain et d’esprit, il parla de Tolède, de la cour, des seigneurs qui entouraient le roi, en homme fort au courant de ce qui se passait dans l’intérieur du palais, raconta des anecdotes piquantes de la façon la plus spirituelle ; bref, par sa bonhomie, son laisser-aller de bon goût et son esprit parfois légèrement caustique, mais toujours raffiné, il enchanta ses auditeurs et les tint constamment sous le charme de sa parole vive, incisive et entraînante.

Les heures s’écoulaient comme les minutes.

Il fallut enfin se séparer ; don Felipe, qui semblait beaucoup se plaire auprès de cette charmante famille, retardait le plus possible l’instant du départ.

Mais à trois heures il fut enfin contraint de se retirer ; son devoir exigeait impérieusement sa présence à la cour à six heures précises.

Il partit, mais en promettant de revenir, promesse que ses hôtes lui recommandèrent vivement de ne pas oublier.

Don Felipe revint, en effet, d’abord toutes les semaines, puis deux fois par semaine, puis, enfin, tous les jours.

Chaque fois ses visites se faisaient plus longues ; il semblait éprouver une peine extrême à se séparer, même pour quelques heures seulement, de ses nouveaux amis.

Quant à eux, ils éprouvaient pour lui une profonde et sincère amitié.

Don Felipe, rendons-lui cette justice, faisait tout ce qu’il pouvait pour plaire à tout le monde.

Il chassait avec le forestier, causait des choses de la religion avec doña Maria, qui était très religieuse, riait, chantait, jouait et courait avec les jeunes filles, se montrait généreux et bonhomme avec les domestiques et flattait les chiens, auxquels il donnait des gimblettes.

En fallait-il davantage ?

Un jour, don Felipe annonça qu’une affaire imprévue le retiendrait absent de la chaumière pendant trois jours. Sa Majesté Philippe IV devait recevoir un ambassadeur du roi de France, arrivé depuis la veille à Tolède, où la cour qui, dans le principe, ne devait rester que quelques jours, semblait avoir fixé sa résidence, du moins provisoirement ; depuis cinq mois déjà, elle habitait l’Alcazar des rois maures.

On ne savait à quoi attribuer cette prédilection subite du roi pour la ville de Tolède ; mais les habitants de la province et ceux de la ville étaient fort satisfaits de ce séjour prolongé, qui donnait un grand essor au commerce ; et, entre autres avantages, avait produit celui de délivrer la Sierra de Tolède des bandits qui l’infestaient et avaient jusque-là joui d’une impunité complète, au grand détriment des paisibles habitants de la ville et des environs.

Le lendemain même de la chasse que nous avons rapportée, plusieurs détachements de troupes avaient complètement cerné la montagne, que d’autres soldats battaient en même temps dans tous les sens. Les bandits avaient tous été pris et pendus aussitôt haut et court, sans autre forme de procès.

Donc, don Felipe se retira en annonçant, ce qui chagrina fort toute la famille, que la présentation de l’ambassadeur français le retiendrait trois jours, mais que le quatrième on le verrait arriver ventre à terre auprès de ses bons amis.

Deux jours s’étaient écoulés ; le matin du troisième, le père Sanchez, le digne instituteur des jeunes filles et l’ami dévoué de la famille, descendit de sa mule devant la porte de la chaumière ; chacun accourut avec empressement à sa rencontre ; le bon curé semblait triste et préoccupé.

C’était à cette époque un homme de trente-cinq ans environ, mais au visage austère, à la parole grave, vieilli avant l’âge par le malheur et la triste expérience du cœur humain.

La visite que, ce jour-là, le curé faisait à la chaumière, était complètement en dehors de ses habitudes ; il avait cessé depuis plus d’un an déjà de donner des leçons aux jeunes filles, dont l’instruction était terminée ; deux fois par mois, trois fois au plus ; il venait passer quelques heures dans la famille du forestier, jamais davantage : or, il y avait à peine cinq jours que le digne prêtre avait fait sa visite habituelle. Les dames, tout en étant charmées de le voir, ne comprenaient rien à cette visite si en dehors des habitudes du père Sanchez, l’homme réglé et ponctuel par excellence.

En serrant la main du forestier, le prêtre lui glissa à l’oreille :

— Trouvez un prétexte pour que nous soyons seuls, j’ai à vous entretenir d’une affaire importante.

— Eh, père, répondit No Santiago à voix haute, il est de bonne heure encore : avant de vous enfermer avec ces dames, ne voulez-vous pas venir faire un tour avec moi dans-la vallée ? le gibier abonde en ce moment peut-être tuerons-nous quelque chose pour le dîner.

— Vous, et non moi, cher señor : vous savez que je ne chasse jamais dit le prêtre avec un doux sourire ; cependant, puisque vous semblez le désirer, je vous accompagnerai avec plaisir, je crois qu’un peu d’exercice me fera du bien après une longue course à cheval.

— Allez, padre, dit doña Maria, mais ne demeurez pas trop longtemps dehors avec mon mari ; surtout prenez garde qu’il ne vous entraîne trop loin songez que nous vous attendons avec impatience.

— Dans une heure au plus, nous serons de retour, n’est-ce pas, No Santiago ?

— Nous reviendrons quand vous voudrez, padre.

— À la bonne heure, reprit doña Maria, voilà parler ; bien du plaisir, soñores.

Les deux hommes partirent aussitôt ; ils ne s’entretinrent que de choses indifférentes tant qu’ils furent en vue de la chaumière ; mais après avoir fait plusieurs coudes, ils atteignirent un bois assez touffu sous le couvert duquel, tout en surveillant ce qui se passait autour d’eux, ils pouvaient causer tout à leur aise sans craindre d’être surpris ou entendus.

Le forestier se coucha à demi sur le gazon, fit signe au prêtre de se placer prés de lui, et ordonna à ses chiens de faire bonne garde.

— Maintenant, dit-il au père Sanchez, me voici prêt à vous écouter. Qu’avez-vous à me dire, mon vieil ami ?

— Mon ami, répondit le prêtre de sa voix sympathique, je désire seulement vous raconter une histoire.

— Une histoire ?

— Oui, mon ami, reprit-il avec son fin sourire, une histoire dont, bien entendu, vous serez libre de tirer la conséquence vous-même.

— Ah ! fort bien ; je vous comprends, padre ; parlez, je vous écoute.

— Or, mon ami, reprit le prêtre, il y avait en ce temps-là un grand roi d’Espagne nommé don Felipe, je ne me souviens plus du chiffe, c’est-à-dire si c’était un, deux, trois ou quatre.

— Peu importe ; continuez, padre. Vous disiez donc ?

— Je disais donc que ce roi don Felipe — le numéro ne fait rien à la chose — était un grand voyageur ; et s’il voyageait ainsi, c’était, dit la chronique…

— Pas celle de Turpin.

— Je crois que si ; c’était pour échapper aux obsessions de son premier ministre, qu’il détestait, mais auquel il avait laissé prendre tant d’influence sur lui qu’il n’osait s’en débarrasser autrement. Le dit roi arriva un jour dans sa bonne ville de Cordoue.

— Ou de Tolède, fit en ricanant le forestier.

— Que voulez-vous dire, mon ami ? s’écria le prêtre en tressaillant.

— Rien, padre, rien encore ; continuez, je vous prie, cette histoire m’intéresse extraordinairement.

— Soit, donc or, à son arrivée dans la ville de Cordoue ou de Tolède, comme il vous plaira.

— Je préfère Tolède.

— Disons Tolède, je le veux bien une chasse fut organisée ; auprès de la ville se trouve une montagne fort giboyeuse ; donc la cour se mit en chasse ; malheureusement le roi, se laissant emporter par le plaisir tout nouveau pour lui de se trouver à peu prés libre, perdit la chasse.

— Pauvre roi !

— Oui, certes, pauvre roi, car il s’égara si bien qu’il lui fut impossible de rejoindre sa cour ; sur ce fait la nuit vint et un orage effroyable éclata, comme si ce n’était pas assez pour accabler le malheureux prince et pour compliquer encore l’affreuse position dans laquelle il se trouvait…

— Six bandits surgirent subitement devant lui, interrompit le forestier, l’attaquèrent tous à la fois, tuèrent son cheval, le malmenèrent de telle sorte que si, sur ces entrefaites, un chasseur égaré, lui aussi, n’était subitement venu à son secours, le roi don Felipe sans numéro, était mort ; maintenant continuez, padre, je vous prie.

— Vous connaissez donc cette histoire ?

— En gros, comme vous voyez, mais j’en ignore complètement les détails ; et ce sont les détails surtout qui sont intéressants, n’est-ce pas, padre ? donc, je vous écoute.

— Que vous dirai-je de plus, mon ami ? le chasseur délivra le roi des bandits qui l’attaquaient ; il le sauva au péril de sa vie des dangers non moins terribles d’un ouragan dans la montagne ; bref, son dévouement pour le prince qu’il ne connaissait pas fut complet, absolu, loyal et sans arrière-pensée il conduisit le roi dans sa demeure, lui offrit l’hospitalité la plus large. Le roi vit ses filles. Le chasseur avait deux filles ravissantes, toutes deux pures, simples, candides et naïves.

— Assez, padre, assez s’écria tout à coup le forestier, dont le visage était livide ; laquelle aime-t-il !

— Cristiana !

— Cristiana, la plus chérie ! murmura-t-il mais elle ne l’aime pas, elle ! reprit-il avec violence.

— Elle l’aime ! dit nettement le prêtre.

— Oh ! lâcheté humaine s’écria le forestier avec désespoir, cet homme qui me doit la vie ; ce roi que j’ai vu haletant, à mes pieds ; que j’ai sauvé au risque de périr moi-même voilà donc la récompense qu’il me réservait ! Oh ! c’est horrible ! ils sont bien tous les mêmes, ces tyrans couronnés que la sotte multitude met au-dessus du droit commun, et pour lesquels il n’y a rien de sacré que leurs hideux caprices !

— Calmez-vous, mon ami, au nom du ciel !

— Me calmer ! s’écria-t-il avec égarement. Ah çà ! mais vous, ministre d’un Dieu de paix, de quel droit me venez-vous conter cette horrible histoire ; elle est donc connue de tous maintenant ? Mon honneur est donc livré à la risée générale ?

— Je vous ai conté cette histoire, señor, dit froidement le prêtre, parce que tout peut encore se réparer, que votre fille est pure, la sainte et naïve enfant ; que vous pouvez fuir et la soustraire ainsi aux poursuites du roi.

— Fuir, moi s’écria-t-il avec éclat ! Ah ! vous me connaissez mal, mon père ; je sais né pour la lutte, moi ! Par le Dieu vivant ! je ferai bravement face à l’orage, au contraire.

— Prenez garde, ami, vous vous perdez !

— Padre, reprit-il avec un froid glacial, il faut que votre amitié pour moi soit bien véritable pour que vous ayez risqué ainsi votre vie sur un coup de dé en me racontant cette hideuse histoire ; je vous remercie sincèrement, car, sans hésitation, vous m’avez montré le précipice ; peu d’hommes à votre place se seraient sentis capables d’un si grand courage ; votre main, je vous aime ; oh oui ! je vous aime ! car vous vous êtes montré pour moi un véritable ami ; écoutez-moi ; demain à la première heure il accourra chez moi, ce roi, ce misérable, ce séducteur couronné qui paie le plus noble dévouement par la plus ignoble trahison. Promettez-moi, sur l’honneur, de vous trouver ici demain à midi précis. Me le promettez-vous ?

— Que prétendez-vous faire, mon ami  ?

— Cela me regarde ; rassurez-vous, ma vengeance, si je me venge, sera noble et digne de moi.

— Je vous engage ma parole, mais à une condition.

— Non, mon ami, sans condition.

— Soit, puisqu’il le faut j’ai foi en votre honneur.

— Merci ! maintenant, plus un mot ; rentrons, on nous attend ; prenons garde de laisser deviner ce qui s’est passé entre nous ; ceux qui aiment, hélas ! sont clairvoyants.

— Soyez tranquille, ami ; pour plus de sûreté, aussitôt après le déjeuner je partirai.

— Vous avez raison, en effet, mais demain.

— Demain à midi je serai chez vous, je vous l’ai juré.

Ils se levèrent alors, sortirent du bois, et regagnèrent la chaumière à petits pas ; en chemin le forestier eut l’occasion de tuer quelques gelinottes.

Donc il avait chassé, pas autre chose.