Le Forestier/Prologue/IV

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IV

Où il est prouvé que ni l’or ni la grandeur ne rendent heureux


Le lendemain, vers dix heures du matin, don Felipe, qui, certes, était bien loin de soupçonner la réception, que lui ménageait le forestier, arrivait tout joyeux à la chaumière.

Son cheval, blanc d’écume, témoignait de la rapidité avec laquelle il était venu.

Il s’arrêta à l’entrée de l’enclos, mit pied à terre, jeta la bride au domestique qui l’accompagnait ; reçut, des mains de celui-ci un large portefeuille en maroquin rouge fermant à clef, le mit sous son bras et se dirigea à grands pas vers la chaumière, sur le seuil de laquelle il apercevait le forestier debout et immobile.

— Me voilà, mon cher hôte, dit-il en tendant la main au forestier.

— Je vous attendais, don Felipe, répondit celui-ci en faisant un pas en arrière sans prendre la main qui lui était tendue.

Don Felipe ne remarqua pas ce mouvement, ou, s’il le remarqua, il n’y attacha pas d’importance.

— Tout le monde se porte bien ici ? reprit-il ; il me semble qu’il y a un siècle que je ne suis venu ?

— Tout le monde se porte bien, oui, señor.

— Tant mieux ! j’avais hâte de vous revoir.

— Et moi aussi, señor reprit le forestier d’une voix sourde.

Force fut enfin à don Felipe de s’apercevoir de la froide réception qui lui était faite.

— Qu’avez-vous donc, mon ami ? demanda-t-il avec intérêt ; vous me semblez triste, préoccupé ; auriez-vous quelque chagrin que j’ignore ?

— Je suis triste, en effet, señor, excusez-moi donc, je vous prie don Felipe, je désire vous entretenir d’une affaire grave ; voulez-vous me faire l’honneur de m’accorder quelques minutes de conversation particulière ?

— Avec le plus grand plaisir, répondit gaiement don Felipe en tapotant à petits coups sur le portefeuille qu’il tenait sous son bras, car moi aussi j’ai à vous entretenir d’une affaire très importante.

— Pour moi ?

— Pour qui donc, si ce n’est pas pour vous ?

— Je ne comprends pas quelle affaire ?

— Peut-être, reprit finement don Felipe, mon affaire et la vôtre n’en font-elles qu’une seule.

— J’en doute, murmura le forestier, dont les sourcils se froncèrent.

— Causerons-nous ici ?

— Non, cette salle est commune ; tout le monde y vient, mieux vaut entrer chez moi.

— Comme il vous plaira, mon hôte.

Le forestier passa devant et monta l’escalier, suivi par don Felipe.

Celui-ci remarqua, non sans surprise, que, contrairement à ce qui se passait à chacune de ses visites, les dames ne s’étaient pas montrées.

Le forestier semblait être seul dans la chaumière.

En ce moment, No Santiago ouvrit la porte de la chambre, et s’effaça pour laisser passer don Felipe ; il entra avec lui, referma la porte avec soin, et mettant brusquement sur sa tête le chapeau que jusque-là il avait tenu à sa main, il se redressa, se retourna vers son hôte, et il lui dit avec hauteur :

— Maintenant que nous sommes seuls, expliquons-nous.

— Il paraît, mon cousin, dit en souriant don Felipe, qu’il te plaît enfin de te souvenir que tu es grand d’Espagne de première classe, caballero cubierto, et que tu as le droit de parler au roi le chapeau sur la tête ; j’en suis charmé et pour toi et pour moi.

— Qu’est-ce à dire ? s’écria le forestier avec stupeur.

— C’est-à-dire que je suis Philippe IV, roi d’Espagne et des Indes, et que tu es, toi, don Luis de Tormenar, comte de Tolosa et duc de Biscaye. Me trompé-je, mon cousin ?

— Sire, murmura don Luis en proie à une émotion extraordinaire.

— Écoute-moi, duc, reprit vivement le roi avec un charmant sourire : tu m’as sauvé la vie au péril de la tienne ; j’ai voulu te connaître ; tu t’es obstiné à demeurer impénétrable ; tu as refusé tous mes dons et repoussé toutes mes avances : cette obstination m’a piqué au jeu ; j’ai voulu savoir, et j’ai su. Duc de Biscaye, mon père, le roi Philippe III, trompé par de fausses apparences, écoutant trop facilement les calomnies de tes ennemis, a été dur et inexorable envers toi, j’ajouterais même qu’il a été injuste, s’il n’était pas mon père, et maintenant assis au ciel à la droite de Dieu. Il y avait une grande injustice à réparer ; je l’ai fait : ton procès a été revisé par la cour suprême ; le jugement qui te condamnait, cassé ; ton nom hautement rehabilité ; maintenant, mon cousin, tu es bien réellement don Luis de Tormenar, comte de Tolosa, marquis de San Sébastian, duc de Biscaye, ta fortune t’est rendue, ton honneur sauf, tes ennemis punis : es-tu content ?

Et il lui tendit la main.

Don Luis, éperdu, en proie à mille sentiments divers, plia le genou et voulut baiser cette main qui lui rendait si noblement tout ce qu’il avait perdu ; mais le roi ne le souffrit pas il le retint, l’attira doucement dans ses bras et le serra sur sa poitrine.

— Oh ! sire, s’écria le duc avec un sanglot, pourquoi faut-il…

— Silence ! mon cousin, reprit doucement le roi, je n’ai pas terminé encore.

— Mon Dieu ! dans quel but tout cela a-t-il été fait ? murmura le duc d’une voix sourde.

— Tu vas le savoir.

— J’écoute, sire.

— Je serai franc avec toi ; reçu comme un ami, presque comme un frère dans ta noble famille, je n’ai pu voir ta fille Cristiana sans l’aimer.

— Ah ! fit-il en pâlissant.

— Oui, don Luis ; ici ce n’est plus le roi, c’est l’ami qui parle ; je l’aime comme jamais je n’ai aimé encore sa candeur naïve, sa pureté virginale, tout m’a charmé ; alors…

— Alors, sire, vous l’ami de son père, dit-il avec amertume, de son père qui vous a sauvé la vie, vous avez voulu reconnaître ce bienfait en…

— En demandant au duc de Biscaye, mon ami, moi, le roi, la main de sa fille, répondit noblement don Felipe ; me refusera-t-il, et ne m’aura-t-il sauvé la vie que pour me condamner à être éternellement malheureux ? Maintenant réponds-moi, duc, ou plutôt réponds-moi, mon ami, je n’ai plus rien à t’apprendre.

— Mais, moi, sire, j’ai à vous apprendre que je suis indigne de vos bontés ; que j’ai douté de vous, de votre cœur, de votre grandeur d’âme enfin ; qu’hier, lorsqu’on m’a révélé qui vous êtes, j’ai cru que vous vouliez porter le déshonneur dans ma maison.

— Don Luis, tais-toi !

— Non, sire, je ne me tairai pas, il faut que vous sachiez tout : la haine que je portais dans mon cœur contre le roi votre père s’est aussitôt réveillée en moi plus vive et plus terrible, et, Dieu me pardonne ! un instant la pensée m’est venue de laver dans votre sang cette injure irréparable que vous me vouliez faire !

— Tu en aurais eu le droit, don Luis, car si j’avais eu réellement les intentions que tu me supposais, j’aurais été un lâche et un traître. Duc de Biscaye, tu n’as pas répondu à la demande que je t’ai adressée.

— Oh ! sire, tant d’honneur murmura-t-il, accablé par le conflit d’émotions qui gonflait sa poitrine.

— Allons donc, mon cousin, reprit le roi avec bonté ; est-ce donc la première fois que ta maison s’allie à celle d’Espagne ? Crois-moi, duc, ton bonheur fera des jaloux, mais non des envieux ; car cette alliance rendra aux yeux de tous ta réhabilitation complète et montrera la grande estime dans laquelle te tient ton roi et ton ami.

— Merci, sire, vous êtes grand et généreux.

— Non, répondit-il en souriant, je suis reconnaissant, juste et surtout amoureux et maintenant que nous nous entendons, causons de nos affaires, afin qu’il ne puisse plus exister à l’avenir de malentendus entre nous.

— J’écoute respectueusement Votre Majesté, sire.

— Assieds-toi là, prés de moi.

— Sire !

— Je le veux.

Le comte s’inclina et prit un siège.

Le roi posa le portefeuile sur une table, l’ouvrit avec une petite clef d’or curieusement ciselée, puis il en retira plusieurs parchemins remplis de sceaux et de cachets de toutes sortes et de toutes couleurs.

— Voici ! dit le roi, tous les papiers relatifs aux affaires dont nous avons parlé, vos titres de propriétés ; enfin tout ce qui vous appartenait et que je vous ai rendu voici de plus votre nomination au gouvernement de la province de Biscaye ; ce dernier papier est le contrat rédigé par moi de mon mariage avec doña Cristiana ; vous verrez que je lui reconnais une dot d’un million de piastres, et que je lui assure en même temps un douaire de deux cent mille piastres par an.

— Ah sire, c’est trop.

— Nous ne sommes pas d’accord, mon cousin ; moi je trouve que ce n’est pas assez, mais passons : voici la clef et le portefeuille, mon cousin serrez toutes ces paperasses et parlons d’autre chose.

— Sire.

— Demain, s’il est possible, mon cousin, il vous faudra quitter cette vallée où vous avez été si heureux, et partir pour Madrid avec toute votre famille ; votre palais de la calle d’Alcala, fermé depuis si longtemps, est prêt à vous recevoir.

— J’obéirai à Votre Majesté. Sire, demain je serai parti.

— Très bien de mon côté je quitte Tolède ce soir, de sorte que nous arriverons presque en même temps à Madrid ; je viens maintenant à la partie plus délicate de ma mission, et pour plus de sûreté, afin d’être bien compris de vous, mon cousin, je continuerai vous parler avec la plus entière franchise.

Le duc s’inclina respectueusement.

— Vous savez, ou vous ne savez pas, mon cher don Luis, reprit le roi avec une feinte gaieté qui cachait mal son embarras, que je suis, ou du moins que je passe pour un roi très faible et très débonnaire, qui se laisse conduire par ses ministres, et fait à peu près tout ce qu’ils veulent.

— Oh ! sire !

— C’est exact. Or, il résulte ceci : c’est qu’en effet, soit ennui, soit lassitude de la lutte contre des natures plus opiniâtres que la mienne, il y a beaucoup de vrai dans ces reproches, j’en conviens, mais qu’y faire ? Maintenant, la chose est sans remède. M le comte-duc d’Olivarès, mon premier ministre, gouverne le royaume à peu près à sa guise ; je le laisse faire ; comme en réalité, c’est un profond politique et un homme qui possède une grande expérience des affaires, presque toujours je m’en trouve bien. Il ressort de tout cela que, ne voulant pas m’attaquer à lui de front lorsqu’il me prend une velléité d’indépendance, je biaise, je tourne la difficulté et je l’oblige ainsi à s’incliner devant le fait accompli. Me comprends-tu, duc ?

— Oui, sire, je comprends parfaitement ce que Votre Majesté me fait l’honneur de me dire.

— Alors, je continue : la circonstance dans laquelle je me trouve en ce moment, c’est-à-dire le mariage que je veux contracter avec doña Cristiana, est une de ces velléités dont je vous parlais à l’instant.

— C’est-à-dire que Votre Majesté désire tourner la difficulté.

— C’est cela ; et voici le moyen que j’ai trouvé il est fort simple et réussira inévitablement.

— J’écoute, sire.

— Je contracte avec doña Cristiana un mariage secret !

— Un mariage secret !

— Oui. Il me naît un fils ; immédiatement mon mariage est reconnu publiquement et mon fils déclaré héritier de ma couronne ; et comme toujours, le comte-duc d’Olivarès, bien qu’en enrageant, car il doit avoir en tête quelque autre projet de mariage, est obligé de s’incliner ; mais il faut nous hâter avant qu’il soit averti, car il a des espions bien habiles.

— Un mariage secret, sire !

— Je le sais bien, mais il n’y a pas d’autre moyen et puis c’est une affaire d’un an au plus bien que non officiellement reconnue, doña Cristiana aura rang à la cour.

— Si la chose doit se faire ainsi, je désirerais, au contraire, sire, que ma fille continuât à habiter mon palais ; elle attirera moins les regards sur elle.

— Vous avez raison, mon cousin, cela vaut mieux ainsi ; maintenant, vous avez ma parole royale en garantie de ma promesse. Consentez-vous, duc ?

— Il le faut bien, sire.

— Sans arrière-pensée, au moins ?

— Sans arrière-pensée, sire, et aussi loyalement que Votre Majesté elle-même.

— Voilà qui va bien alors ; ne dites rien à ces dames de notre conversation jusqu’à ce que je vous aie revu à Madrid je désire surprendre ma charmante doña Cristiana.

— Il sera fait selon votre désir, sire ; Votre Majesté m’autorise-t-elle à lui adresser une requête ?

— Tout ce que tu voudras, mon cousin elle est accordée d’avance, dit gracieusement le roi. De quoi s’agit-il ?

— D’un pauvre prêtre, sire, desservant de l’église du village qui se trouve à mi-côte de la montagne il a été l’instituteur de mes enfants, c’est un homme selon l’Évangile, très attaché à ma famille, je désirerais ne pas me séparer de lui.

Sans répondre, le roi attira à lui une feuille de papier, écrivit une cédule qu’il signa et au bas de laquelle il apposa le chaton d’une bague qu’il portait pendue à son cou par une chaîne d’or, puis il plia le papier en quatre et le remit à don Luis.

— Ne regarde pas, mon cousin, fit-il avec un sourire, tu lui remettras cela toi-même.

— Il va arriver dans un instant.

— Alors tu attendras mon départ avant de lui donner ce papier. Est-ce tout ? N’as-ta rien de plus à me demander ?

— Rien, sire il ne me reste qu’à remercier Votre Majesté des bontés dont elle me comble.

— Et toi, ne fais-tu donc rien pour moi, don Luis ? Plus un mot à ce sujet maintenant, descendons auprès des dames.

— Je suis à vos ordres, sire.

— N’oublie pas, mon cousin, que je conserve encore aujourd’hui mon incognito, que je ne suis et ne veux être que don Felipe.

— J’obéirai, sire.

Les dames, assez inquiètes de ce long entretien dont elles ignoraient les motifs, attendaient avec anxiété qu’il se terminât ce fut avec plaisir qu’elles virent enfin arriver auprès d’elles les deux hommes, la physionomie riante, et causant entre eux de la façon la plus amicale.

Au même instant, le padre Sanchez parut à l’entrée de l’enclos il était fort inquiet, aussi fut-ce avec un indicible sentiment de joie et de reconnaissance envers le ciel qu’il accueillit les assurances de don Luis, qui s’était empressé d’aller à sa rencontre, que tout était terminé de la manière à la fois la plus heureuse et en même temps la plus extraordinaire pour lui ; don Luis ajouta que, plus tard, il lui dirait tout, et que sans doute comme lui, il serait enchanté de ce dénouement imprévu d’une affaire qui menaçait d’avoir de si terribles conséquences.

— Surtout, ajouta-t-il, gardez-vous de reconnaitre le roi il veut aujourd’hui encore conserver le plus strict incognito.

— Je me conformerai aux ordres de Sa Majesté, mon cher don Luis, vous serez content de moi, répondit le prêtre avec un doux et fin sourire.

La journée s’écoula en douces et charmantes causeries.

Vers trois heures, ainsi qu’il en avait l’habitude, le roi prit congé ; don Luis et le père Sanchez l’accompagnèrent jusqu’à l’extrémité de la vallée.

— À bientôt ! dit le roi en leur faisant un dernier signe de la main.

Et il s’éloigna.

Les deux hommes regagnèrent la chaumière à petits pas ; don Luis raconta au prêtre dans les plus grands défaits ce qui s’était passé entre lui et le roi ; il termina son récit en lui disant que, ne voulant pas se séparer de lui, il avait demandé à Sa Majesté l’autorisation de l’emmener à Madrid.

— Voici, ajouta-t-il en lui présentant la cédule royale, ce que le roi m’a chargé de vous remettre, mon père.

Le prêtre ouvrit le papier et jeta un cri de surprise : le père Sanchez était nommé prieur du couvent des Hiéronymites de Madrid.

Le lendemain, la vallée dans laquelle pendant tant de temps la famille de Tormenar avait vécu si heureuse était déserte de nouveau, la chaumière abandonnée ; ses habitants l’avaient quittée pour toujours.

Les choses se passèrent ainsi que le roi l’avait décidé.

Le mariage de Philippe IV et de doña Cristiana fut célébré à l’Escurial, en présence d’une partie de la cour et du comte-duc d’Olivarès lui-même, bien que ce mariage eut été déclaré secret.

Le ministre tout-puissant cacha habilement le déplaisir que lui causait cette union, contractée malgré lui ; en apparence du moins, il s’inclina comme toujours devant le fait accompli.

Les choses durèrent ainsi pendant assez longtemps ; le ministre, et, à son exemple, tous les courtisans faisaient une cour assidue à celle qui d’un jour a l’autre pouvait être déclarée reine.

Don Luis de Tormenar jouissait on paraissait jouir d’un crédit immense et bien établi à la cour, où il résidait presque constamment, ne faisant que de courtes et rares visites à son gouvernement de Biscaye.

Deux ans s’écoulèrent enfin doña Cristiana devint enceinte ; au mois de décembre 1641 elle donna le jour à un fils.

Cette naissance, si impatiemment attendue par le roi, le combla de joie.

Averti aussitôt, il accourut au palais de Tormenar, où doña Cristiana avait continué de résider ; il voulut placer lui-même dans le berceau de ce fils tant désiré le grand cordon de la Toison d’or, dont les rois d’Espagne étaient grands maîtres, comme héritiers directs des ducs de Bourgogne.

Le nouveau né fut baptisé sous les noms de Gaston-Philippe-Charles-Laurent, créé aussitôt par son père comte de Transtamarre, et almirante de Castille.

Puis le roi, fidèle à la parole qu’il avait donnée au duc de Biscaye, se mit en mesure de faire déclarer publiquement son mariage, et de faire reconnaître doña Cristiana comme reine d’Espagne et des Indes.

Les choses marchèrent très rapidement ; tout fut prêt de façon à ce que la cérémonie eût lieu, aussitôt après les relevailles de la future reine, au couvent de las Huelgas.

Les couches de doña Cristiana avaient été fort laborieuses elle ne se rétablissait que très difficilement ; cependant les médecins ne montraient aucune inquiétude ; ils annonçaient que bientôt la jeune femme serait en état de se lever ; lorsque tout & coup, contre toute prévision, doña Cristiana, après une visite assez longue que lui avait faite le comte-duc d’Olivarès, fut prise subitement d’une crise nerveuse et expira après une demi-heure de souffrances horribles, sans pouvoir prononcer une parole, entre les bras du roi presque fou de désespoir.

Cette mort fit grand bruit à la cour.

Les ennemis du ministre, et il en avait un grand nombre, allèrent jusqu’à parler tout haut d’assassinat, c’est-à-dire d’empoisonnement ; mais rien ne vint justifier ces bruits qui finirent par s’éteindre d’eux-mêmes.

Le roi, inconsolable de la mort de cette femme, la seule qu’il eut véritablement aimée, et qui par sa douceur angélique et sa haute intelligence était si digne de son amour, lui fit faire des funérailles magnifiques ; pendant longtemps il s’enferma dans son palais, où il s’obstina à ne recevoir que quelques-uns de ses familiers les plus intimes.

Les malheurs vont par troupes, dit-on ; ce dicton populaire sembla cette fois fatalement se réaliser.

Doña Maria Dolorès et sa seconde fille doña Luz s’étaient retirées en Biscaye aussitôt après la mort de doña Cristiana, et avaient été cacher leur douleur dans le château de Tormenar, sombre édifice construit dans les montagnes, à deux ou trois lieues à peine des frontières françaises.

Une nuit, le château fut surpris et incendié par des maraudeurs appartenant, dit-on, à l’armée française ; la faible garnison qui défendait Tormenar fut massacrée, le bourg et le château mis à feu et à sang.

Le lendemain, il ne restait plus que des ruines fumantes l’incendie avait été éteint dans le sang ; les maraudeurs gorgés de richesses avaient disparu, emmenant avec eux doña Maria et sa fille doña Luz.

Ce nouveau et terrible coup qui frappait don Luis faillit le rendre fou de douleur.

Le duc cependant, à force de volonté, dompta son désespoir ; il voulait retrouver sa femme et sa fille ; mais vainement il prodigua l’or et les promesses ; toutes ses recherches furent sans résultat ; tous ses efforts demeurèrent stériles ; jamais le mari désolé, le père désespéré, ne réussit à apprendre un mot du sort de ces deux créatures qui lui étaient si chères ; un mystère impénétrable enveloppa cette sombre et ténébreuse histoire.

Après avoir, pendant plusieurs années, parcouru l’Europe dans tous les sens à la recherche des deux anges qu’il avait si déplorablement perdus, le duc, brisé par la douleur, résigna toutes ses charges entre les mains du comte-duc d’Olivarès, plus puissant et plus heureux que jamais ; et il se retira dans le château de Tormenar, qu’il avait fait reconstruire à la place même qu’il occupait primitivement, résolu à y terminer ses jours, loin de ce monde par lequel il avait tant souffert.

Mais un ami dévoué lui était demeuré fidèle dans l’adversité ; cet ami était le père Sanchez, qui avait tout quitté pour venir partager sa solitude, et non pas le consoler, il y a certaines douleurs qui demeurent toujours vives et saignantes au cœur ; mais pour l’aider à supporter bravement les coups redoublés qui le frappaient, et le soutenir dans sa voie douloureuse.

Gaston-Philippe, sur la tête duquel le roi son père semblait avoir reporté tout l’amour qu’il avait éprouvé pour sa mère, avait par les soins du roi reçu la plus brillante éducation.

C’était, à l’époque à laquelle nous sommes arrivés, un beau et fier jeune homme de seize à dix-sept ans, doué de toute la ravissante beauté que possédait sa mère à ce même âge, mais avec une expression plus mâle et surtout plus accentuée.

Par l’ordre exprès du roi qui paraissait craindre de s’en séparer, il avait continué à résider à la cour et à habiter le palais de son grand-père ; il portait le titre de comte de Transtamarre et il était depuis le jour de sa naissance, ainsi que nous l’avons dit, almirante de Castille.

Bien que Gaston ne vit le duc de Biscaye, son grand-père, que très rarement, cependant il avait pour lui une profonde et sincère affection ; c’était un bonheur pour le jeune homme lorsqu’il pouvait obtenir du roi l’autorisation d’aller passer quelques jours à Tormenar.

C’était fête aussi au château ; le vieillard en revoyant son petit-fils semblait renaître à la vie, il se sentait presque joyeux ; c’était avec un plaisir infini qu’il écoutait les longs récits du jeune homme sur sa manière de vivre à Madrid, les événements qui se passaient à la cour et dont il était le témoin.

Cependant une inquiétude secrète dévorait le vieux duc.

Le roi, tout en paraissant aimer beaucoup Gaston-Philippe, en le comblant d’attentions et de faveurs, n’avait pas, selon la promesse solennellement faite, déclaré la légitimité du mariage contracté avec doña Cristiana et régularisé ainsi la position de son fils qu’il devait, à la suite de cette déclaration publique, nommer son héritier au trône.

Cette indifférence du roi, cet oubli inconcevable peinaient le vieillard, non pas par ambition, depuis bien longtemps déjà toute ambition était morte dans son cœur ; mais il trouvait que cette réparation si juste était due au fils de la femme que lui, le roi, avait tant aimée, et qu’il faisait injure à sa mémoire en faussant la parole qu’il lui avait si solennellement engagée.

Ce n’était pas tout encore ; le roi n’était pas demeuré fidèle au souvenir de la pauvre morte ; malgré l’éclat de sa douteur, peu à peu il avait repris son train de vie habituel ; plusieurs maîtresses s’étaient succédé auprès de lui et avaient brillé à la cour une d’elles lui avait donné un fils ; ce fils, sous le nom de don Juan d’Autriche, était publiquement élevé auprès du roi, qui l’aimait beaucoup, et dont il partageait les faveurs avec Gaston-Philippe, qui lui, cependant, bien que non reconnu encore, était fils légitime du roi, et l’héritier direct de la couronne.

De plus, une haine sourde, implacable, toujours vivace, semblait depuis sa naissance veiller attentive auprès du jeune homme. Était-ce fatalité ?

Vainement le vieux duc essayait d’acquérir une certitude à ce sujet ; mais au concours inouï de circonstances groupées par le hasard ou par une haine patiente augmentait encore sa perplexité en redoublant ses craintes pour la vie de son petit-fils.

À plusieurs reprises, le jeune homme avait failli être victime d’accidents singuliers ; sa vie même avait été mise en péril.

Ces accidents avaient été si habilement préparés que Gaston, avec l’insouciance naturelle à son âge, et d’ailleurs doué d’une bravoure à toute épreuve, racontait en riant à son grand-père, qui, lui, hochait tristement la tête en l’écoutant, comment, emporté par un cheval devenu subitement furieux, il avait failli se briser sur les rochers ; comment, une autre fois, en faisant des armes avec le comte de Medina Sidonia, jeune homme à peu prés de son âge et son grand ami, le fleuret du comte s’était tout à coup démoucheté sans qu’on sût à quoi attribuer cet accident, et que peu s’en était fallu qu’il fût traversé de part en part.

Une autre fois, à la chasse, des balles avaient sifflé à ses oreilles sans qu’il fut possible de découvrir celui ou ceux qui avaient commis cette maladresse.

Enfin l’ensemble de tous ces faits était effrayant et donnait fort à penser au vieux duc.

Les choses en étaient là, lorsqu’un matin du mois de mai 1750, le comte Gaston arriva à l’improviste à Tormenar, où, depuis près d’une année, il n’avait pas mis les pieds.

Le duc de Biscaye, prévenu par un de ses serviteurs, se hâta d’aller à la rencontre du jeune homme, qui, en apercevant son grand-père, sauta à bas de son cheval et se jeta dans ses bras en accablant de ces caresses filiales si douces au cœur des vieillards.

Puis le jeune homme offrit son bras au duc, et tous deux remontèrent doucement dans les appartements.