Le Forestier/VII

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VII

Où il est démontré que ce n’est pas toujours un tort d’écouter ce que disent certaines personnes


La position du capitaine Laurent était en ce moment assez singulière : locataire et par conséquent maître pendant un an de la casa Florida, dont il avait soldé le loyer par anticipation, ainsi que l’écrivent élégamment les notaires, il s’était introduit subrepticement, toujours selon le même style qu’on ne saurait trop louer, dans une maison qui était la sienne, tandis qu’au contraire le propriétaire, qui n’avait plus le droit d’y entrer sans l’autorisation de l’homme auquel il l’avait cédée, allait y arriver par la grande porte, aux yeux de tous, absolument comme s’il était encore chez lui, et pénétrerait dans l’intérieur au moyen de doubles clefs qu’il avait conservées contre tous droits légaux, quelques heures à peine après que le réel possesseur de l’immeuble y avait pénétré, lui, au moyen de ressorts cachés et de couloirs secrets.

Mais, ainsi que cela arrive trop souvent dans la vie, le hasard avait arrangé les choses à sa guise, et les deux hommes, poussés par les circonstances s’étaient vus ainsi contraints de changer de rôles.

Peut-être le doigt de la Providence était-il caché au plus profond de ces faits, en apparence si illogiques ;

Quoi qu’il en fut, les aventuriers naturellement assez insoucieux de l’avenir, et ne se souciant guère que du présent, qui, pour eux, résumait ! a vie, puisque le lendemain ne tour appartenait jamais, fêtaient gaiement les vivres apportés par José..

Le guide prenait à leurs yeux des proportions imposantes ; l’influence que cet homme étrange exerçait sur ceux qui l’approchaient se faisait sentir dans leur esprit ; leur défiance première diminuait pour faire place à la confiance. Jusque-là ils t’avaient trouvé fidèle, dévoué et intelligent. Ils se laissaient donc peu à peu entrainer sur la pente qui les attirait vers lui, et en arrivaient tout doucement à le traiter en camarade et même en ami.

José, lui, ne changeait pas, il conservait toujours sa position subalterne vis-à-vis des flibustiers, mais cela sans petitesse ni cajoleries ; prêt à tout pour les servir, mais ne faisant point un pas pour pénétrer malgré eux dans leur intimité ; sachant qu’il était nécessaire, peut-être même indispensable, il se faisait pardonner, grâce à ce tact exquis qu’il possédait à un si haut degré, cette situation difficile vis-a-vis des gens orgueilleux et susceptibles, par sa bonhomie, sa rondeur, et surtout sa gaieté communicative.

Cette fois le repas fut long, émaillé de joyeuses histoires. Rien ne pressait les aventuriers ; ils tuaient le temps en vidant les pots et en causant de tout ce qui leur passait par la tête.

Cependant, vers la fin du repas, la conversation prit une teinte plus sérieuse ; en somme, les deux boucaniers jouaient le jeu du diable. S’ils perdaient, il y allait pour eux de la tête il y avait donc là matière à réflexions.

— Enfin, nous voici à Panama ! dit le capitaine, et sains et saufs, grâce a Dieu !

— Oui, jusqu’à ce que nous soyons pendus, ajouta Michel le Basque en ingurgitant un énorme gobelet de vin.

— Le diable t’emporte de dire de pareilles choses, toi ! songeons un peu à nos affaires ; José, mon ami, dix des nôtres ont été capturés par cette face blême qui se nomme don Pablo de Sandoval.

— Je voudrais bien capturer sa corvette, dit Michel, comme appoint.

— Patience, compagnon, nous y arriverons.

— Je l’espère.

— Avez-vous entendu parler de la prise de nos amis, José ?

— Oui, capitaine, répondit le guide ; nous ne craignons pas d’être entendus, je puis donc parler ainsi que je le fais.

— Parlez comme vous voudrez, mon brave, pourvu que vous nous disiez des choses agréables, fit Michel, moi aussi, cordieu ! je suis capitaine.

— Je le sais, reprit le guide, votre réputation est assez bien établie pour que personne ne l’ignore.

— Merci ! vous disiez donc au capitaine Laurent…

— Que j’ai entendu parler de cette capture, et que cette nouvelle m’a affligé.

— Il faut mes sauver ! s’écrièrent tes deux aventuriers d’une seule voix.

— C’est à quoi je songe ; ici tout se fait avec de l’argent ; mais en cette circonstance la situation est grave, critique même ; il s’agit de Frères de la Cote.

— Est-ce possible ? demanda nettement Laurent.

— Tout est possible, répondit aussi nettement le guide.

— Alors cela se fera.

— Oui, mais cela coûtera cher.

— Qu’importe, pourvu que nous réussissions ?

— Avez-vous de l’argent ?

— Le capitaine Laurent sourit avec dédain

— De l’argent ? dit-il, mon ami et moi nous avons des traites à vue sur mes premiers banquiers du pays pour plus de deux millions de piastres.

— Oh ! oh ! tant que cela ?

— Davantage. Vous savez lire ?

— Oui, fit le guide en souriant ; cela vous étonne qu’un Indien sache lire ?

— Rien ne m’étonne de votre part, mon brave ; voyez.

Le capitaine retira son portefeuille de sa poche, l’ouvrit et étale devant le guide tes papiers qu’il contenait.

— Celui-ci les examina avec la plus sérieuse attention.

— Ces traites sont excellentes ! dit-il enfin.

— Pardieu !

— Vos amis sont sauvés.

— Vous en répondez ?

— J’en réponds.

— Alors, je suis tranquille ; combien cela nous coûtera-t-il ?

— Cinquante mille piastres au moins.

— Bon. une misère ! voici une traite de cent mille, sur la maison Olibarietta.

— La première et par conséquent la plus riche de Panama.

— Vous m’encaisserez demain, et vous agirez ?

— Immédiatement.

— Quel sera notre rôle dans tout cela ?

— Je l’ignore encore, cela dépendra des circonstances.

— Très bien c’est convenu alors.

— Parfaitement.

— Où les cacherons-nous ?

— Ici même.

— C’est juste ; de cette façon, nous les aurons sous la main lorsque le moment viendra d’agir.

— Nous n’avons pas de temps à perdre, observa Miguet, notre tâche est rude ; il faut que le 28 mars le signal soit donné à l’escadre un mois pour dresser nos batteries, ce n’est pas trop.

— C’est suffisant, avec de l’intelligence et du courage, dit Laurent.

— Ni l’un ni l’autre ne vous manquent pas, capitaine, dit galamment le guide.

— Mais qui donnera le signal à l’escadre ?

— Moi, si vous voulez ? répondit José.

— Nous verrons, reprit Laurent ; avant tout il faut nous assurer de l’hacienda del Rayo, la position est importante.

— Et bien défendue ; elle est imprenable, ajouta Michel.

— Avez-vous des intelligences dans la place, José ?

— Fort peu, capitaine, je ne suis qu’un pauvre Indien.

— Bah ! vous me faites l’effet d’un roi, dit gaiement Michel, roi sans couronne, bien entendu.

L’Indien sourit, mais il ne répondit pas.

— Je tiens a cette hacienda, reprit Laurent, et dussé-je l’enlever l’épée au poing, elle sera à moi.

— Nous aviserons, frère, quand le moment sera venu ; depuis que nous sommes en ce pays, il nous arrive tant de choses extraordinaires et surtout avantageuses pour nos projets, que je ne suis pas éloigné de croire qu’une bonne fée nous ouvrira les portes de l’hacienda que nous convoitons, lorsque nous voudrons nous en rendre maîtres.

Ce fut alors au tour du capitaine Laurent à sourire, mais il ne jugea pas à propos d’insister sur ce sujet.

— Quant à moi, reprit Michel, je tiens essentiellement à la corvette.

— Tu l’auras.

— Vous me le promettez ?

— Sur l’honneur, avant huit jours.

— Merci ! répondit-il avec conviction.

Ces deux lions ne doutaient jamais de rien ; ce que l’un ou l’autre promettait était non pas chose dite, mais faite,

— Dites-moi, José, faites-moi le plaisir, vous qui connaissez le pays, de vous informer d’un individu nommé Pedro Serrano, reprit Fernan.

— Qui est-il et que fait-il, capitaine ?

— Qui il est ? un bandit de la pire espèce ; ce qu’il fait ? je l’ignore ; mais je sais de source certaine qu’il doit habiter Panama ou ses environs.

— Depuis combien de temps ?

— Treize ou quatorze ans à peu prés.

— Vous avez un grand intérêt à découvrir cet homme ?

— Un immense. C’est pour lui seul que j’ai tenté l’expédition désespérée que je fais aujourd’hui.

— C’est bien, capitaine, je le découvrirai, fût-il caché dans les entrailles de la terre.

— Retenez bien ceci, José, mon ami, le jour où vous m’aurez trouvé cet homme ; vous me connaissez, n’est-ce pas ?

— Oui, capitaine, je vous connais, je vous aime et je vous admire.

— Eh bien, José, ce jour-là, demandez-moi la chose la plus folle, la plus impossible même, et je vous engage ma foi de gentilhomme et de Frère de la Côte que cette chose, je vous la donnerai.

— Est-ce sérieusement que vous parlez, capitaine ? s’écria le guide dont l’œi tança un fulgurant éclair.

— Je n’ai jamais parlé plus sérieusement ; voici ma main, José.

— C’est chose faite, capitaine, je trouverai cet homme.

— Tenez votre parole, je tiendrai ta mienne.

— Prenez ma main, José ; lorsque Laurent s’engage, moi aussi, je suis engagé ; je ne sais de qui il veut parler, mais peu importe ; découvrez ce misérable et comptez sur moi comme sur Laurent.

— Merci ! capitaine Michel, répondit le guide avec une émotion étrange chez un homme ordinairement si maitre de lui.

— Nos gens tardent bien, dit Laurent tout en bourrant sa pipe.

— Il est six heures, capitaine, avant une demi-heure ils seront ici ! mais pardon, ne fumez pas, je vous prie, l’odeur nous trahirait.

— C’est ma foi vrai, je n’y songeais pas ; il posa sa pipe sur la table ; comment les verrons-nous ? ajouta-t-il.

Le guide fit glisser deux ou trois planches fort minces dans des rainures intérieures.

— Nous dominons la pièce dans laquelle ils entreront ; ces ouvertures que j’ai démasquées sont cachées dans tes ornements du plafond et complètement invisibles du dehors : regardez.

Le capitaine se pencha vers tes ouvertures, car elles étaient placées à peu près à la hauteur de son épaule, et il regarda.

Le trou était assez grand et percé de façon à ce qu’il fût facile d’embrasser d’un coup d’œil la chambre tout entière.

Cette pièce assez grande était parfaitement, même luxueusement meublée, c était plutôt un salon qu’un cabinet.

Plusieurs paquets de petites dimensions étaient posés sur la table.

— Qu’est-ce que c’est que ces paquets ? demanda le capitaine.

— Des perles.

— Hum ! il y en a pour une valeur considérable.

— C’est à cause de ces paquets que don Jesus Ordoñez vient ici.

— Je le suppose, reprit-il avec hauteur, mais il n’aurait eu qu’à me les réclamer, je me serais fait un devoir de les lui rendre.

— Oui, et vous auriez appris par la que don Jesus Ordoñez de Sytva y Castro fait la contrebande ; c’est ce qu’il a voulu éviter.

— Oui, c’est probable, mais il doit y avoir autre chose encore.

— Voilà ce que, je l’espère, nous saurons bientôt.

— Patience, alors

— Le plus fort est fait, capitaine ; eh ! tenez, entendez-vous ? Voilà nos hommes, avant dix minutes nous tes verrons entrer.

En effet, un grand bruit se faisait entendre au dehors, des portes furent ouvertes et fermées, des pas se rapprochèrent, la porte du cabinet et du salon s’ouvrit enfin et don Jesus et don Pablo parurent ; un troisième personnage les accompagnait.

— Je savais bien qu’il y avait autre chose, murmura à part lui le guide à nos postes, señores, surtout ne soufflons pas mot.

Les trois hommes regardèrent.

Don Jesus et don Pablo avaient les vêtements en désordre et couverts de poussière comme des gens qui viennent de faire une longue traite à franc étrier.

Le personnage qui tes accompagnait était un grand vieillard à mine chafouine et rasée, éclairée par deux petits yeux gris toujours en mouvement il était entièrement vêtu de velours noir, et sa tête était couverte d’un de ces chapeaux à forme ridicule qui, après la représentation de Figaro, un siècle plus tard, furent nommés chapeaux à la Basile.

— Señores, dit ce lugubre personnage, j’ai reçu votre message depuis une demi-heure à peine, et j’accours au rendez-vous que vous m’avez fait l’honneur de m’assigner. Il s’agit sans doute d’une affaire importante ?

— Très importante, señor corregidor, dit le capitaine.

— Asseyez-vous donc, señor don Cristoval Bribon y Mosquito, asseyezvous, je vous prie, nous avons à causer sérieusement, dit don Jesus d’un air aimable.

— Je suis tout à vos ordres, mes chers seigneurs, répondit en prenant un siège le señor corregidor, don Cristovat Bribon y Mosquito, sans doute bien nommé, si le moral, ainsi que cela était probable, ressemblait au physique.

— Qu’avons-nous de nouveau ici, señor don Cristoval ? reprit don Jesus.

— Pas grand’chose, señor.

— De bon ?

— Rien.

— De mauvais ?

— Beaucoup.

— Diable, cela se gâte alors, fit le capitaine.

— Le corregidor se signa dévotement.

— Ne parlez pas du maudit, mon cher capitaine, je vous en prie, dit-il d’un ton doucereux, cela porte malheur.

— Au diable les singeries ! reprit le bouillant capitaine, cela m’exaspère lorsque je vois un vieux coquin comme vous marmotter toujours des patenôtres.

— Les affaires sont tes affaires, capitaine, répondit le corregidor avec un ton de dignité blessée ; elles ne sauraient m’empêcher de faire mon salut.

— Bah votre salut, laissez-nous donc tranquilles avec vos niaiseries et venez au fait ; vive Cristo ! nous ne sommes pas ici pour perdre notre temps en simagrées ridicules ; vous valez moins que nous encore.

— Le Seigneur m’en préserve ! s’écria-t-il en se signant deux ou trois fois, et, changeant de ton subitement, la contrebande n’est pas un crime, après tout.

— Non, mais le vol en est un, répliqua durement le capitaine, et des pins damnables même, vous devez en savoir quelque chose, vous qui êtes corregidor, fit-il en ricanant.

— Capitaine, s’écria-t-il avec colère, Dieu me pardonne de ne pas me contenir davantage ! mais de telles insultes.

Une querelle était imminente entre le brutal marin et l’hypocrite plumitif : don Jesus le comprit, il résolut d’y couper court.

— Silence señores, s’écria-t-il avec autorité. Que signifient de telles paroles entre amis et associés ? Nous sommes ici pour nous occuper de nos affaires et pas pour autre chose.

Vous avez raison, don Jesus, répondit le capitaine ; señor don Cristoval, j’ai été un peu vif, pardonnez-moi mes injures.

— Je les mets aux pieds de Dieu, répondit le rancuneux corregidor.

— Vous disiez donc, don Cristoval, reprit don Jesus, qu’en fait de nouveau il y a beaucoup de mauvais.

— Beaucoup, hélas ! oui, señor.

— De quelle sorte ?

— On nous soupçonne ; l’association a été dénoncée.

— Quel est le traître ?

— Je l’ignore, mais je le saurai. Le gouverneur m’a fait appeler il y a quatre jours.

— Ah ! ah ! don Ramon de la Crux est contre nous ?

— C’est notre ennemi le plus acharné.

— Il ne nous pardonne pas les bénéfices de la dernière affaire qu’il croyait tenir et que nous lui avons si habilement soufflée, fit le capitaine en ricanant.

— C’est cela même ; il ne peut nous pardonner sa déconvenue.

— Je comprends cela ; cent mille piastres ne se trouvent pas ainsi sous le sabot d’une mule, comme dit le vulgaire, reprit le capitaine.

Les trois associés se mirent à rire.

— Et que vous a dit le gouverneur ? reprit don Jesus au bout d’un instant.

— Voici ses propres paroles « Señor don Cristoval Bribon y Mosquito, vous êtes corregidor mayor de la ciudad ; en cette qualité, votre devoir est de veiller non seulement sur la sûreté des habitants, mais encore sur les intérêts du fisc ; vous négligez les devoirs de votre charge d’une manière honteuse ; la contrebande prend des proportions effrayantes ; je soupçonne certaines personnes des plus haut placées de la ville prenez garde que je ne vous surprenne en connivence avec elles, et que je demande votre révocation. » Là-dessus il me congédia.

— Mais la situation était grave ; que fîtes-vous, cher señor ? vous êtes homme de ressources ordinairement.

— Hélas ! reprit-il de sa voix traînante et pateline, je compris que tout était perdu si je n’employais pas les grands moyens ; je fis arrêter au hasard deux misérables Indiens ; par mon ordre, on leur glissa pour quinze mille piastres de perles dans leurs ceintures et on les conduisit chez le gouverneur, moi marchant en avant.

— Ah ! ah ! et qu’arriva-t-il ? quinze mille piastres, c’est dur.

— Il fallait faire la part du feu, cher señor, je les ai portées au débit de l’association.

— Hum ! enfin, et qu’arriva-t-il ?

— Il arriva ce que j’avais prévu, cher señor, le gouverneur s’empara des perles et me renvoya avec force compliments et force excuses ; je me suis assuré que ses soupçons ne reposent que sur des dénonciations vagues et qu’il ne sait aucun nom.

— Alors, nous sommes sauvés, quant à présent ?

— Je l’espère.

— Et les Indiens que vous aviez fait arrêter ?

— J’ai eu la douleur de les faire pendre hier ; mais je me lave les mains de cette exécution ; c’est don Ramon de la Crux, et non moi, qui l’a ordonnée ; j’ai obéi, voilà tout.

— Nous ne vous adressons pas de reproches.

— Et puis j’ai remis trois piastres au prieur du couvent des Franciscains pour faire dire des messes à leur intention.

— Oh comme je reconnais bien ta votre honnête économie, qui s’allie si noblement à votre religion éclairée ! dit en ricanant le capitaine.

Don Jesus se hâta d’intervenir afin d’éviter une nouvelle querelle provoquée par le sarcasme du marin.

— Et, en résumé, quelle est votre opinion sur tout ce qui s’est passé, señor don Cristoval ?

— Oui, voyons un peu votre opinion, je ne serais pas fâché de la connaître une fois n’est pas coutume, cela vous changera, ricana le capitaine.

Don Cristoval Bribon y Mosquito jeta sur son éternel contradicteur un regard mêlé de dédain et de mépris.

— Je crois, dit-il, que les soupçons conçus contre nous sont plutôt assoupis que détruits, et qu’ils se réveilleront a la première occasion.

— C’est aussi mon avis ; mais que nommez-vous la première occasion, mon cher don Cristoval ?

— Je veux dire que ces soupçons renaitront plus forts dans l’esprit du gouverneur dès qu’il aura perdu au jeu les quinze mille piastres qu’il nous a escroquées ; car, soyez persuadés qu’il sait parfaitement à quoi s’en tenir sur notre compte, et qu’il n’est nullement notre dupe en cette affaire.

— Non, certes, dit l’incorrigible capitaine, c’est nous qu’il a pris pour dupes.

— Je partage de tous points cette opinion ; et vous concluez de cela, cher señor ?

— Je conclus, señor don Jesus, que les circonstances sont graves, excessivement graves, qu’elles peuvent amener une catastrophe.

— Je le pense aussi, mais je désire connaître votre opinion sur la conduite qu’il nous convient de tenir.

— Je n’entrevois qu’on seul moyen de nous tirer de ce mauvais pas.

— Et ce moyen est, cher señor ?

— Cesser complètement nos opérations, pour un certain temps du moins, et faire dériver adroitement les soupçons sur d’autres personnes qui seront ainsi compromises en notre lieu et place, ce qui me semble assez facile.

— Pas autant que vous le supposez.

— Pourquoi donc cela, señor don Jésus ?

— Eh ! mon Dieu, pour une raison bien simple, c’est que tout le monde fait peu ou prou la contrebande à Panama ; c’est le secret de la comédie, cela ; et don Ramon de la Crux le sait mieux que personne ; aussi je suis convaincu que, s’il s’adresse à nous, c’est qu’il a des raisons particulières de le faire, et que peut-être il est mieux instruit sur notre compte qu’il ne lui a plu de le paraître devant vous.

— De plus, ajouta le capitaine, votre invention des Indiens, que vous croyez si subtile et si adroite, est au contraire une sottise et une maladresse.

— Capitaine !

— Oui, señor, une sottise et une maladresse, je le répète ; don Ramon de la Crux n’est pas un niais, tant s’en faut ; tout en empochant nos quinze mille piastres, il a deviné l’enclouure, vive Dios ! Cette magnifique rançon lui a donné la mesure de ce qu’il peut attendre de nous, et il se promet bien d’en profiter le plus souvent possible ; grâce à votre poltronnerie, ses soupçons, s’il en avait, se sont changés en certitude ; vous verrez bientôt les conséquences de votre belle combinaison.

— À moins que nous ne coupions immédiatement le mal dans sa racine ; et c’est ce qu’il nous faut faire sans retard.

— Je serais heureux que ce résultat fut obtenu ; le plus promptement sera le mieux, señor.

— Écoutez bien ceci, et surtout ne perdez pas un mot de ce que vous allez entendre, cher señor, c’est très important.

— J’écoute avec la plus sérieuse attention.

— Après demain, vers midi, accompagné de la señorita doña Flor, ma fille, du capitaine ici présent, et de quelques domestiques, j’arriverai Panama.

— Comment ! vous arriverez à Panama.

— Cette nuit même je retourne à l’hacienda : comprenez-vous ?

— Pas du tout, mais c’est égal, continuez, señor.

— J’irai m’installer dans ma maison de la Plaza Mayor, où tout est prêt pour me recevoir.

— Peut-être seriez-vous mieux ici.

— Allons, je vois que décidément vous ne me comprenez pas je vais essayer d’être plus clair, si cela m’est possible.

— Je vous en aurai une réelle obligation ; il est important que je vous comprenne bien, afin de vous servir avec intelligence.

— Ce sera difficile, grommela le capitaine toujours railleur.

Don Jesus continua :

— Hier, après le tremblement de terre, dont sans doute les secousses se sont fait ressentir jusqu’ici.

— En effet, señor, mais heureusement, grâce à la benoite Vierge Marie, nous n’avons eu aucun malheur à déplorer.

— Tant mieux ; donc, après le tremblement de terre, un étranger suivi d’un serviteur et d’un guide indien s’est présenté chez moi et m’a demandé une hospitalité que je me suis empressé de lui accorder.

— Jusqu’à présent je ne vois pas…

— Cet étranger est un des plus grands seigneurs de la cour d’Espagne : il se rend ici où il arrivera demain, car ce matin il a quitté l’hacienda au lever du soleil.

— Ah ! ah !

— Oui, sa présence est même annoncée depuis longtemps déjà au gouverneur.

— Et comment se nomme cet étranger, s’il vous plait ?

— Don Fernan Garci Lasso, conde de Castel Moreno. Il est neveu du vice-roi de la Nouvelle-Espagne, et même, je crois, un peu parent de t’Adelantado de Campècbe.

— En effet, señor, ce caballero est impatiemment attendu : une caravelle est entrée il y a deux jours dans le port, entièrement chargée pour son compte.

Les écouteurs échangèrent entre eux un regard d’intelligence.

— Mais je ne vois pas encore quel rapport… continua le corregidor.

— Patience ! m’y voici Le señor conde avait besoin d’une maison, je lui ai loué la mienne.

— Laquelle ?

— Celle-ci où nous sommes.

— Comment ! cette maison si commode pour nous.

— Justement ; n’est-il pas convenu que provisoirement nous suspendons nos opérations ? la présence dans cette maison du comte de Castel Moreno fera tomber les soupçons que l’on avait conçus contre elle, probablement à cause de sa position isolée ; de plus, le comte est un puissant seigneur, son influence est immense ; j’ai agi avec lui de manière à attirer sa confiance ; il se croit mon débiteur pour le service apparent que je lui ai rendu ; je cultiverai assidûment sa connaissance ; je me ferai son ami, ce qui me sera facile, car il est jeune, il semble doux, loyal, sans expérience encore ; tout naturellement il nous protégera et au besoin, si on nous attaque, eh bien ! il nous défendra, et, appuyés par lui, nous n’aurons plus rien à redouter ; comprenez-vous, maintenant ?

— Parfaitement, cher señor, parfaitement, c’est affaire à vous d’arranger aussi bien les choses.

— Et qui sait ? continua l’haciendero, le comte est pauvre, il me l’a avoué lui-meme ; peut-être, en le circonvenant adroitement, réussirons-nous à en faire non seulement un ami, mais encore un complice.

— Vive Dios ! ce serait un coup de maitre ! s’écria le corregidor avec enthousiasme, mais se reprenant aussitôt et se signant le Seigneur me pardonne d’avoir pris son saint nom en vain ! ajouta-t-il avec componction.

— Pour obtenir ce résultat que je ne considère nullement comme impossible, reprit don Jesus, il faut beaucoup de prudence jointe à beaucoup d’adresse.

— Il faut avant tout parvenir à le compromettre, le reste, viendra tout seul après.

— C’est cela même, mon cher don Cristoval, je m’en charge, et je réussirai, je vous le jure.

— Je n’ai pas de doute à cet égard.

— Il nous reste quelques marchandises en dépôt ici, nous allons nous occuper à les faire disparaître ; pouvez-vous les recevoir chez vous ?

— Cela me sera bien difficile ; mais n’avez-vous pas quelque grenier, quelque cave, quelque réduit ignoré, enfin, dans cette maison, ou vous puissiez tes cacher sans craindre qu’elles soient découvertes ?

— Hélas ! non, cher seigneur, cette maison, vous le savez, n’est qu’un lieu de repos, un pavillon de chasse & peu près ; elle n’a ni caves ni cachettes.

— Voilà qui est malheureux.

— Mais ne vous chagrinez pas, les marchandises dont je vous parle ne sont pas embarrassantes, ce sont quelques paquets de perles et un ou deux ballots de plata pigna ; dès que la nuit sera noire, nous les transporterons chez vous sans être aperçus ; à nous trois, il ne nous faudra qu’un voyage.

— Soit, puisqu’il le faut, dit le corregidor d’un air désolé.

— Ne vous effrayez pas pour si peu, don Cristoval, après-demain même, aussitôt mon arrivée en ville, je vous reprendrai ces marchandises ; vous les chargerez sur une mate, et, lorsque je passerai devant votre maison, cette mule sera mêlée aux miennes ; nul n’y verra goutte.

— À la bonne heure ainsi je ne demande pas mieux que de vous servir.

— Oui, a la condition de faire de gros bénéfices et de ne pas avoir de risques à courir, fit le capitaine avec mépris.

— Dame ! reprit candidement le corregidor, je suis un magistrat, moi ; ma position me met fort en vue ; je dois, avant tout, ménager l’opinion et conserver l’estime du public ; ne suis-je pas le premier magistrat de la ville ?

— Oui, oui, grommela le capitaine avec un rire railleur, et, cuerpu de Cristo ! voilà une ville heureuse ! Car si ta justice n’y est pas toujours bien rendue, au moins l’est-elle lestement, ce qui est une compensation témoin ces pauvres diables d’Indiens que vous avez fait pendre si rondement.

Le corregidor se leva blême d’indignation.

Mais don Jesus s’interposa une fois encore.

— Allons ! allons ! s’écria-t-il, la paix, señores ! Voici le moment d’agir, hâtons-nous de faire disparaître tout cela.

— Don Cristovai mordit ses lèvres minces, lança un regard de vipère au marin qui haussa les épaules d’un air de mépris et se tut.

Les trois hommes se chargeront des paquets de perles placés sur la table et sortirent du cabinet

On les entendit pendant quelque temps aller et venir dans les appartements, puis, finalement, au bout d’un quart d’heure au plus, ils quittèrent la maison.

Il faisait nuit noire.

— Eh bien ? demanda le guide au jeune homme tout en allumant une bougie, qu’en pensez-vous ?

— Pardieu ! je pense que ce sont de fieffés coquins et que ce corregidor, avec sa mine béate et ses manières doucereuses, est le plus hideux des trois.

— Le capitaine me plait, à moi, dit Michel.

— J’ai appris d’ailleurs plusieurs choses qui ont pour nous une grande importance, reprit Laurent l’arrivée de la caravelle, les projets du digne don Jesus sur moi, projets dont j’espère faire mon profit ; de plus, j’ai acquis la certitude que personne ne connait les mystères de cette maison.

— Maintenant que nous sommes les maitres ici, et que nous ne craignons plus les importuns, voulez-vous, capitaine, que je vous les fasse connaitre en détail, moi, ces secrets ?

— Certes, José, et à l’instant, s’il vous plaît ; nous n’avons rien à faire cette nuit, ce sera du temps de gagné.

La visite projetée commença aussitôt, elle fut minutieuse et dura plusieurs heures ; il était près de minuit lorsqu’elle fut enfin terminée et que les trois hommes se livrèrent au repos.