Le Forestier/XI

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XI

Comment le capitaine de Sandoval invita don Fernando à déjeuner à bord de la corvette « la Perle »


Un matin, vers dix heures, au moment où le comte de Castel Moreno se décidait enfin à quitter la couche moelleuse sur laquelle il était étendu, à passer sa robe de chambre et chausser ses pantoufles, sa porte s’ouvrit doucement son valet de chambre de confiance, Michel le Basque, entra dans la chambre à coucher et annonça à son maître que le señor don Pablo de Sandoval, capitaine commandant la corvette la Perle réclamait pour affaire urgente et qui n’admettait pas de délai la faveur d’être immédiatement introduit en sa présence.

Le maître et le valet échangèrent un sourire d’une expression singulière, et sur un signe du comte le capitaine entra.

Après les premiers compliments et les excuses réitérées de don Pablo de Sandoval sur l’heure peut-être un peu trop matinale de sa visite, Laurent, que toutes ces paroles oiseuses fatiguaient, résolut d’y couper court ; il avança un fauteuil au capitaine, en prit un pour lui-même et avec son plus charmant sourire :

— Je n’accepte vos excuses qu’à une seule condition, mon cher don Pablo, lui dit-il.

— Quelle est cette condition, señor conde ?

— C’est que vous accepterez franchement de déjeuner avec moi.

— Je ne vois pas qui m’empêcherait de déjeuner avec vous, comte.

— Très bien ! Alors, c’est convenu.

— Je ne dis pas cela, comte.

— Hein ! Que dites-vous donc alors ?

— Votre valet de chambre ne vous a-t-il pas annoncé que je venais pour affaire grave ?

— Certes, mais je ne suppose pas que cette affaire grave soit, par exemple, de me payer les cent cinquante onces d’or que vous avez perdues hier contre moi, sur parole, au bal du gouverneur ?

— Pas précisément, bien qu’il y ait un peu de cela ; les dettes de jeu se paient dans les vingt-quatre heures, ajouta-t-il en empilant sur une table la somme énoncée.

— Quelle folie de vous danger si matin pour une pareille misère !

— J’avais un autre motif encore.

— C’est juste, je l’avais oublié.

— Tel que vous me voyez, mon cher comte, je suis envoyé vers vous en ambassadeur.

— Quelle que soit la mission dont vous êtes chargé, aucun ambassadeur ne saurait m’être plus agréable.

— Merci ! comte. Voici la chose en deux mots.

— Je vous écoute.

— À propos, s’écria le capitaine en s’interrompant tout à coup, vous savez la nouvelle ?

— Moi, je ne sais rien, je sors du lit.

— C’est vrai eh bien, du reste, elle est toute fraîche de cette nuit ; eh bien, dis-je, cette nouvelle, la voici, les ladrones se sont échappés.

— Quels ladrones ? pardon ! je ne suis pas bien au courant encore.

— Comment ! vous ne vous rappelez pas ces dix ladrones français dont je m’étais emparé.…

— Attendez donc dans une pirogue, je crois ?…

— C’est cela même.

— J’y suis maintenant, eh bien ?

— Eh bien, ils se sont échappés ?

— Comment, échappés ?

— Comme on s’échappe, pardieu ! Figurez-vous qu’ils étaient renfermés dans la prison, où ils attendaient le moment d’être pendus ; il paraît que mes gaillards n’avaient qu’une médiocre vocation pour ce genre de mort.

— Je comprends cela.

— Moi aussi.

— De sorte qu’ils sont partis.

Tout ce qu’il y a de plus partis : ils ont décampé cette nuit même, sans tambour ni trompette, après avoir un peu égorgé leurs geôliers.

— Alors, bon voyage !

— Comme vous y allez, comte, on voit bien que vous arrivez d’Espagne et que vous ne connaissez pas ces drôles : ce sont de véritables démons.

— Soit, mais dix hommes, fussent-ils comme Samson, le massacreur de Philistins, ou bien comme Hercule, fils de Jupiter et vainqueur de l’Hydre de Lerne, ne peuvent que médiocrement vous inquiéter, je suppose.

— Vous vous trompez, comte, ces bandits sont très redoutables.

— Craignez-vous dons qu’ils ne s’emparent de la ville ? fit le jeune homme avec un singulier sourire.

— Je ne dis pas cela, bien que je les croie capable de tout !

— Même de s’emparer à eux dix de la ville de Panama ? fit en riant le comte.

— Peuh ! tout au moins peuvent-ils, si l’on ne parvient pas à remettre la main dessus, nous causer bien des ennuis ; aussi le gouverneur est furieux, il s’en prend à tout le monde de sa suite ; il dit qu’il y a eu trahison ; je vous avoue entre nous que je partage cette opinion ; il est matériellement impossible que ces misérables fussent parvenus à exécuter leur hardi coup de main, s’ils n’avaient pas été aidés du dehors par des complices ou du moins des gens gagnés.

— Ils avaient donc de l’or ?

— Pas un maravedis, et voilà ce qui m’étonne ; bref, don Ramon de la Cruz les fait poursuivre dans toutes les directions.

— Oh ! alors je suis tranquille, on sera bientôt sur leurs traces.

— Voilà le plus extraordinaire, c’est qu’ils n’ont laissé derrière eux aucune trace, aucun indice qui puisse guider les recherches. On dirait, Dieu me pardonne ! qu’ils se sont envolés ou que la terre les a tout à coup englouti : ils n’ont été ni vus ni entendus par âme qui vive ! Les porte : de la ville étaient fermées, les chaines du port tendues ; ou sont-ils passés ?

— Je vous le vous le demande, c’est extraordinaire, en effet, ils n’ont rien laissé ?

— Si, pardon j’oubliais.

— Vous voyez bien

— Bon vous allez juger si cela peut aider à retrouver leur piste ; ils ont écrit en lettre d’un pied de haut, sur les murs de leur prison, ces trois mots ! Hasta luego, Gavachos ! À bientôt, Gavachos !

— Je trouve la plaisanterie médiocre.

— Le gouverneur la trouve exécrable, car ces trois mots sont une menace.

— Ou une fanfaronnade ; que diable ! ces dix hommes ont assez à faire d’essayer d’échapper à ceux qui les poursuivent.

— Cela leur sera difficile, j’en conviens ; mais laissons cela et revenons à ce que je vous disais d’abord.

— C’est cela ; car en somme les coquins ne m’intéressent guère.

— Hier, pendant le bal, il paraît que plusieurs dames ont comploté de venir ce matin faire une visite à bord de ma corvette avec quelques-uns de leurs parents et de leurs amis, invités, bien entendu, par ces dames ; je vous citerai entre autres doña Linda, fille de don Ramon de la Cruz, le gouverneur, et doña Flor, fille de don Jéses ; j’ai été averti il y a une demi-heure à peine : après avoir donné tes ordres nécessaires pur qu’on déjeuner somptueux fût préparé, je suis venu en toute hâte vous prier, mon cher comte, de m’aider à faire à ces dames tes honneurs de mon bâtiment.

— Votre proposition est charmante, capitaine, je l’accepte avec le plus grand plaisir.

— À la bonne heure ! vous voyez bien que rien ne nous empêchait de déjeuner ensemble ; maintenant que ma mission est remplie, je me sauve, le rendez-vous est fixé à onze heures et demie à bientôt comme récrivent si bien les ladrones.

Les deux jeunes gens se mirent à rire, échangèrent une dernière poignée de main, et le capitaine sortit.

Derrière lui Michel entra.

— Eh bien : lui dit Laurent, l’affaire a été bien menée, à ce qu’il paraît ?

— Mais oui, pas mal, répondit le boucanier avec un sourire narquois. Vous avez en des nouvelles ?

— Oui, et des plus fraîches. Au dire du señor don Pablo, le gouverneur serait furieux du tour qu’on lui a joué, et il aurait lancé dans toutes les directions de nombreux détachements à la poursuite de nos pauvres camarades.

— Bon ! Qu’ils courent, cela leur fera prendre de l’exercice, a défaut de ceux qu’ils poursuivent, et sur lesquels ils ne mettront pas la main, j’en réponds.

— Où sont-ils ? Ici ?

— N’était-ce pas convenu ?

— Certes ; seulement ils feront bien de se tenir cois.

— Bah ! pourquoi faire ? José est depuis ce matin occupé à les grimer et à les déguiser de telle sorte que, s’ils se regardaient dans une glace, il ne se reconnaitraient pas eux-mêmes ce diable d’homme possède un talent remarquable pour opérer ces métamorphoses : c’est à n’y pas croire.

— C’est égal, il est bon d’être prudent.

— José affirme que le meilleur moyen de se cacher, c’est de se montrer hardiment.

— Il y a du vrai dans ce paradoxe, cependant il ne faudrait pas le pousser trop loin.

— On ignore le nombre de vos domestiques : quelques-uns de plus ou de moins, adroitement dissémines dans la maison, le jardin et tes écuries, ne seront pas remarqués ; vous verrez quelle belle collection de valets on vous confectionne, monsieur le comte ; vous en aurez de toutes sortes et de toutes nuances. Barthélémy, entre autres, votre maitre d’hôtel, il en a fait le plus magnifique hidalgo qui se puisse imaginer ; c’est à mourir de rire : sur ma parole, nous n’osons pas nous regarder en face.

— Vous êtes des fous, reprit Laurent, mais je vous le répète, soyez prudents.

— Puisque José répond de tout !

— Ah çà ! tu n’as que ton José a la bouche depuis quelque temps ; d’où te vient cet engouement extraordinaire pour cet homme ?

— José n’est pas ce qu’il paraît.

— Alors il est déguisé aussi.

— Pardieu ! nous le sommes tous, c’est charmant.

— Quelle singulière comédie nous jouons.

— Oui, et qui ne tardera pas à tourner à la tragédie ; je ne me cache pas, du reste, de ma prédilection pour José : vous savez, monsieur le comte, que je ne suis pas homme à m’infatuer d’un individu à la légère.

— C’est une justice que je me plais à te rendre.

— Eh bien j’éprouve pour cet homme quel qu’il soit une affection réelle : il est brave, loyal et dévoué, j’en suis convaincu.

— Montbarts, qui s’y connait, m’en a fait un grand éloge, et me l’a fort recommandé.

— Alors, nous pouvons être tranquilles.

Tout en causant ainsi, Laurent s’était habillé avec l’aide de Michel et avait revêtu un magnifique costume ; la Toison d’Or, ordre réservé aux princes et qui a cette époque ne s’obtenait que très difficilement, brillait sur poitrine.

Michel sourit en voyant Laurent s’en parer avec nonchalance.

— De quoi ris-tu, démon ? lui dit-il ; n’ai-je pas le droit de porter cet ordre ?

— Dieu me garde d’élever le moindre doute a ce sujet, monsieur le comte ! répondit vivement le boucanier ; il est incontestable que plus que personne vous en avez le droit ; seulement, je ris parce que cela me semble singulier de voir briller l’ordre de la Toison d’Or sur la poitrine de l’un des principaux chefs des Frères de la Côte, les ennemis acharnés de l’Espagne.

— Oui, en effet ; aussi, pour toi-et pour moi, ce contraste est-il des plus piquants. As-tu mis de l’or dans mes poches ?

— Oui, monsieur le comte.

— Bien ; mes bijoux maintenant.

— Vous accompagnerai-je ?

— Non pas, diable je me rends à bord de la Perla ; tu t’es pris d’un si grand amour pour ce charmant navire que, si je te menais avec moi, tu serais capable de me faire quelque esclandre ; je te connais, compagnon ; aussi je me tiens sur mes gardes ; sérieusement, Michel, plus nous approchons du dénoûment, plus nous devons jouer serré et redoubler de prudence.

— Vous m’avez promis la Perla.

— Tu t’auras, gourmand, mais pas avant quelques jours ; ainsi, prends patience jusque-là.

— C’est bon, répondit-il en grondant comme un molosse auquel on retire un os ; c’est bon, j’attendrai cependant, vous ne pouvez pas aller seul là-bas.

— Fil-de-Soie m’accompagnera.

— Voilà un moussaillon qui a de la chance : il n’y en a que pour lui.

— Jaloux dit en riant le jeune homme, les chevaux sont-ils prêts ?

— Ils vous attendent.

— Alors je pars ; ne m’attends pas avant quelques heures ; je ne sais pas combien de temps je demeurerai à bord.

— C’est bien.

Ils sortirent.

Dans la cour, Fil-de-Soie, ou plutôt Julien, car tel était son nom. prévoyant qu’il accompagnerait son maitre, était déjà en selle, revêtu d’un splendide costume de page.

Le comte monta à cheval, fit un dernier signe d’adieu à Michel et quitta sa demeure, suivi distance par Julien et un domestique en grande livrée chargé de ramener les chevaux.

Les Hispano-Américains ne connaissent qu’un mode de locomotion, le cheval.

Jamais on ne les rencontre à pied ; pour les plus petites courses comme pour les plus grandes, pour traverser une rue comme pour faire cent lieues, ils montent à cheval ; on peut dire qu’ils vivent sur le dos de leurs montures.

Après avoir traversé au petit pas une partie de la ville, où son passage excitait l’admiration générale, le comte atteignit le port ; il mit alors pied à terre, fit signe à son page de le suivre, et après avoir confié ses chevaux à son domestique qui les emmena aussitôt, il fit signe à l’un des nombreux bateliers dont les embarcations stationnaient le long du quai à la disposition des promeneurs, et il se fit conduire à bord de la corvette la Perla.

La corvette la Perla était un magnifique bâtiment, fin, élancé, ras sur l’eau, élégant, dont la coquette mâture un peu haute et crânement penchée en arrière avait son gréement tenu avec le plus grand soin ; la Perla portait vingt-quatre canons et sortait des chantiers du Ferrol ; c’était un des navires les mieux espalmés et les plus soigneusement entretenus de toute la marine espagnole, qui cependant était encore à cette époque, après la marine hollandaise, la plus belle du monde.

Le capitaine don Pablo de Sandoval, malgré ses fanfaronnades un peu trop andalouses, était, en réalité, un excellent marin, d’une bravoure à toute épreuve ; il aimait sa corvette comme on aime une maîtresse chérie et s’ingéniait sans cesse pour la rendre plus élégante et plus coquette.

L’embarcation aborda à tribord ; don Pablo attendait le comte au bas de l’escalier d’honneur, appliqué au flanc du navire : en apercevant l’ordre de la Toison d’Or qui brillait sur la poitrine du comte, il poussa un cri de surprise et d’admiration.

Don Fernan sourit en remarquant cette émotion involontaire.

— J’ai voulu vous faire honneur, lui dit-il en lui tendant la main.

Ils montèrent à bord, où le comte fut reçu avec tous les honneurs dus à son rang.

— Suis-je en retard, mon cher capitaine ? demanda négligemment le comte.

— Non pas, personne n’est arrivé encore, Excellence.

— Mon cher don Pablo, faites-moi donc un plaisir ?

— Je suis aux ordres de Votre Excellence.

— Eh bien, une fois pour toutes, abstenez-vous de me donner à tout bout de champ le titre d’Excellence ou de comte ; nous sommes trop liés ensemble pour que nous continuions à user l’un envers l’autre de telles cérémonies.

— Mais alors comment nommerai-je Votre Excellence, monsieur le comte ?

— Encore ! vous êtes incorrigible, sur ma parole ! reprit-il en riant.

— C’est que je ne sais comment faire ?

— Eh, pardieu appelez-moi don Fernan, comme je vous nomme don Pablo, c’est bien simple, il me semble.

— Si vous l’exigez.

— Je n’ai le droit de rien exiger de vous, capitaine ; je ne puis que vous prier, et c’est ce que je fais.

— Soit je vous obéirai.

— Merci ! don Pablo, vous me faites réellement plaisir ; vous ne vous imaginez pas combien toutes ces cérémonies me pèsent ; je suis un homme tout franc, moi.

— Je le vois, et j’en suis heureux, señor.

— Ceci est mieux, mon cher don Pablo, je vois que vous vous habituerez.

— Désirez-vous vous rafraichir ?

— Je n’ai besoin de rien quant à posent, merci ! eh ! tenez, si nous profitions de notre solitude temporaire pour visiter votre charmant navire ?

Aucune proposition ne pouvait flatter davantage l’amour-propre du capitaine, aussi l’accepta-t-il avec empressement.

Le comte et le capitaine commencèrent leur visite ; Julien fut laissé sur le pont où il lia aussitôt connaissance avec l’équipage.

L’intérieur du navire ne démentait pas ce que promettait son extérieur, partout régnaient un luxe et une propreté remarquables : le capitaine avait dépensé un argent fou pour meubler et installer non seulement son appartement particulier, mais encore les chambres destinées aux officiers composant son état-major : aussi avait-il réussi à faire de l’arrière de son bâtiment le plus délicieux et le plus coquet retrait qui se puisse imaginer.

Le comte, tout en feignant d’être assez peu versé sur ce qui se rapportait aux choses de la mer, visita la corvette avec une sérieuse attention, ne laissant échapper aucun détail important et questionnant avec une feinte nonchalance le capitaine sur des choses qui auraient pu éveiller son attention, si don Pablo n’avait pas été aussi enorgueilli de recevoir un visiteur de cette qualité, et n’eût pas éprouvé un aussi grand plaisir à faire ressortir toutes les qualités de son charmant navire.

L’équipage de la Perla, fort considérable pour un aussi léger bâtiment, avait été renforcé depuis quelques jours et montait à cent soixante-dix hommes, tous excellents matelots, braves et surtout accoutumés à la discipline, qui, contrairement a ce qui se passait à peu prés sur tous les autres bâtiments, était sur celui-ci fort sévère.

Les officiers, au nombre de quatre, étaient de vieux marins énergiques et dévoués à leur chef qu’ils adoraient.

Le comte apprit de plus que la Perla, excellente marcheuse, manœuvrait avec une facilité singulière par tous les temps, et que son allure favorite était le plus près ; ce que, rien qu’a l’inspection extérieure du navire et à la disposition de sa mâture, le comte, au reste, avait tout de suite compris.

Dans ta chambre du conseil, une table, surchargée d’une magnifique argenterie et encombrée de mets de toutes sortes, froids naturellement, attendait les convives du capitaine.

Mais, à l’agitation extraordinaire qui régnait à l’avant, dans la cuisine, il était facile de comprendre que ces mets froids ne formeraient, le moment venu de se mettre à table, que la partie la plus minime du déjeuner.

Après avoir tout vu, tout visité, tout admiré, le comte remonta sur le pont en compagnie de son complaisant cicerone.

« Pardieu ! disait à part lui le flibustier tout en souriant au capitaine, j’ai définitivement bien fait de ne pas consentir à ce que ce démon de Michel m’accompagnât à bord de cette Perla, la bien nommée ; la vue de tant de richesses l’eût rendu fou, et alors Dieu sait ce qui serait arrivé. »

En ce moment, plusieurs canots furent signalés se dirigeant vers la corvette.

Le plus rapproché de tous portait le pavillon espagnol à l’arrière.

Ce canot était celui du gouverneur.

Quatre personnes étaient assises dans la chambre d’arrière deux hommes et deux dames.

Ces quatre personnes étaient le gouverneur lui-même, don Ramon de la Cruz, revêtu de son grand uniforme, tout chargé d’or et de broderies, don Jésus Ordoñez de Silva y Castro, plus modestement habillé, bien qu’avec un certain luxe de bon goût, doña Linda de la Cruz, fille du gouverneur, ravissante jeune fille à peu prés du même âge que la fille de don Jesus, pour laquelle elle professait une profonde amitié, et doña Flor Ordoñez, que le lecteur connait depuis longtemps déjà, et sur la beauté et la grâce de laquelle il est inutile de s’appesantir de nouveau.

Les embarcations suivantes, au nombre de trois, semblaient maintenir avec intention une distance assez considérable entre elles et le canot du gouverneur, témoignage de respect sans doute de la part des personnes qui montaient ces embarcations.

À peine le canot du gouverneur eut-il été signalé que, sur un geste muet du capitaine Sandoval, le branle-bas de combat fut fait à bord de la corvette. Cette manœuvre, si simple en apparence pour tes gens qui ne sont pas du métier, est en réalité une des plus difficiles et des plus compliquées de la stratégie navale.

Le branle-bas de combat ne doit pas en moyenne durer plus de cinq minutes pour être complètement exécuté ; il rompt brutalement toutes les habitudes de la vie maritime.

En cinq minutes, les cloisons intermédiaires sont enlevées, les cuisines éteintes, les soutes ouvertes, les armes montées sur le pont et distribuées à l’équipage ; les pièces de canon mises en batterie, les bailles de combat remplies d’eau, les mèches allumées ; un va-et-vient installé au grand panneau pour descendre les blessés que dans l’entrepont recevront le chirurgien et ses aides, leurs outils préparés sur une table ; les manœuvres courantes sont bossées, les vergues assurées par des faux-bras ; les soldats de marine rangés en bataille, les chefs de pièces à leurs canons, les gabiers dans les hunes, les pompes à incendie installées, les grappins d’abordage préparés à l’extrémité des vergues, les filets tendus ; le passage des poudres organisé ; chacun à son poste, en un mot, depuis le capitaine commandant le bâtiment jusqu’au dernier mousse chargé de transporter les gargousses et nous ne parlons ici ni des armuriers, ni des calfats, ni des charpentiers, ni des timoniers, qui doivent chacun, selon ce que leur impose leur état, pourvoir à la sûreté du navire ; nous passons de plus sous silence une infinité de détails importants, mais qui ne seraient pas compris de la grande majorité des lecteurs.

Et toutes ces opérations multiples et complètement opposées les unes aux autres, bien que convergeant toutes vers le même but, doivent expressément être terminées, nous le répétons, en moins de cinq minutes, c’est-à-dire à peine le temps strictement nécessaire pour réciter le Pater et le Credo.

Aussi les équipages des bâtiments de guerre ont-ils besoin d’être exercés continuellement pendant plusieurs mois consécutifs à cette manœuvre avant de parvenir a l’exécuter a peu prés correctement.

Le comte, appuyé sur le bastingage, suivait du coin de l’œil ce qui se passait autour de lui, bien que sans paraître y attacher l’importance que secrètement cela avait pour ses projets ultérieurs.

Il fut émerveillé de la façon dont fut exécuté le branle-bas de combat à bord de la corvette. En quatre minutes à peine, ce qui dépassait presque les limites du possible, chacun fut à son poste et tout fut prêt pour le combat.

— Hum ! murmura-t-il à part lui, tout en mâchonnant sa moustache, voilà un rude équipage et qui, si nous n’y prenons garde, nous donnera diablement de fil à retordre ; quels gaillards ! Je voudrais que Michel fût ici, cela lui donnerait fort à réfléchir, je suppose.

Cependant le canot du gouverneur approchait rapidement. Bientôt il accosta.

Le capitaine et le comte étaient descendus pour recevoir au bas de l’escalier Son Excellence don Ramon de la Cruz ; don Pablo offrit son bras à doña Linda ; don Fernan s’empara de celui de doña Flor, puis ils montèrent à bord.

À peine le gouverneur eut-il posé le pied sur le pont qu’une salve éclata, le pavillon espagnol fut hissé au grand mât, don Ramon fut salué d’une salve de onze coups de canon, et les troupes rangées sur son passage lui présentèrent les armes, tandis que les tambours battaient aux champs.

Ces honneurs étaient exagérés ; don Ramon de la Cruz n’avait en réalité, en sa double qualité de brigadier et de gouverneur, droit qu’à un simple salut de sept coups de canon, sans branle-bas de combat ni batterie de tambours, bien moins encore au pavillon national hissé au grand mat ; mais le capitaine don Pablo de Sandoval tenait à bien faire les choses et surtout à flatter l’orgueil du gouverneur, avec lequel il avait mille raisons d’entretenir d’excellentes relations : du reste, il atteignit complètement son but.

Son Excellence don Ramon de la Cruz, gouverneur pour le roi des Espagnes et des Indes de la ville de Panama, était littéralement enthousiasmé des honneurs extraordinaires qu’on lui rendait ; il ne savait comment manifester sa satisfaction au capitaine de la Perla, qui, lui, avec une feinte modestie, s’excusait de n’avoir pu faire davantage.

Les trois autres embarcations dont nous avons parlé, et qui par respect étaient demeurées un peu en arrière afin de laisser au gouverneur l’honneur d’accoster le premier la corvette, arrivèrent à leur tour, de sorte que bientôt tous les convives du capitaine se trouvèrent réunis sur le pont de son navire, au nombre d’une quinzaine environ.

Tous ils appartenaient aux premières ou aux plus riches familles de la ville.

Chaque cavalier offrit le poing à une dame, et on suivit le gouverneur, qui avait témoigné le désir de visiter le bâtiment pendant que l’équipage demeurerait à ses postes de combat, ce qui lui fournirait l’occasion de passer une double revue, celle de la corvette et celle des hommes qui la montaient.

Don Fernan et doña Flor, peu curieux de ce spectacle, le jeune homme parce que sans doute, marin lui-même, il n’y avait plus rien d’imprévu pour lui, et la jeune fille, peut-être par timidité féminine, ou tous les deux pour des motifs qui leur étaient particuliers et connus d’eux seuls, laissèrent tout doucement passer devant eux leurs compagnons, demeurèrent un peu en arrière, et, profitant aussitôt de leur isolement au milieu de cette foule dont un vif attrait de curiosité attirait l’attention d’un autre côté, ils entamèrent à voix basse une conversation qui, à en juger par le jeu de leur physionomie et l’éclat de leurs regards, devait être non seulement très animée, mais encore très intéressante.

Plusieurs fois déjà, don Fernan avait eu l’occasion de se rencontrer ainsi seul avec doña Flor ; nous disons seul, parce que les amoureux, gens les plus égoïstes qui soient au monde, rapportent tout à eux, ne voient qu’eux, et ont pour coutume de ne rien remarquer de ce qui n’intéresse pas directement leur amour.

Doña Flor, dont les yeux, la première fois qu’elle avait vu don Fernan, lui avaient si clairement laissé comprendre ce que son cœur éprouvait, n’avait pas jugé à propos de revenir sur cet aveu tacite, lorsque le jeune homme lui avait déclaré son amour avec cette hypocrisie que possèdent tous les amants ; hypocrisie qui ressemble tant à de la déloyauté, car, lorsqu’ils risquent un aveu, c’est qu’ils ont au fond du cœur la certitude que cet aveu sera écouté sans colère, don Fernan avait ajouté

— Et vous, doña Flor, m’aimez-vous ?

La jeune fille, toute rougissante et toute frémissante, fixa sur lui ses beaux yeux au clair et limpide regard, et laissa doucement tomber sa main dans la sienne en ne lui répondant que ce seul mot :

— Oui.


FIN