Le Foyer et les Champs/Les trois étages

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Le Foyer et les ChampsSociété centrale de librairie catholique (p. 20-24).

Les Trois étages.

Perle avant de tomber et fange après sa chute.
V. Hugo.


I.

Qui s’appelait du J’avais une voisine
Qui s’appelait du nom gracieux de Rosine.
Elle était si jolie : œil plus bleu que le ciel,
Bouche rose qu’eût peinte aux Vierges Raphaël,
Cheveux blonds coupés courts sur le front ; longues boucles
Où le soleil mettait des reflets d’escarboucles.
Elle avait dix-huit ans : un sourire perlé,
Comme au bord d’une fleur un papillon ailé,
Tintait sa mélodie à ses lèvres mobiles.
Elle avait la fraîcheur d’un lac aux flots tranquilles
Où le ciel semble entrer. Nul ne pouvait la voir
Sans l’aimer. Les passants, du matin jusqu’au soir,

La voyaient travailler à son troisième étage,
Rieuse et belle avec son modeste corsage.
Un lit, puis une table et deux chaises de bois
Formaient l’ameublement de ce nid sous les toits.
Quelques lys rayonnaient au bord de la fenêtre
Où l’aurore en riant et pleurant venait naître,
Et la vierge et les fleurs confondaient leurs parfums.
Dans un coin, — souvenir de ses parents défunts, —
La chaste enfant gardait sur une vieille armoire,
Tout jauni par les pleurs, un crucifix d’ivoire,
Pauvre et nu qui veillait sur sa virginité.
Étant honnête et simple elle avait la gaîté.
Et tandis que ses doigts jouaient avec l’aiguille
Sa chanson s’envolait aux oiseaux, sa famille,
Les invitant par grâce à venir l’égayer,
Ou partager sa chambre et son pain sans payer.
Là, Goëthe eût vraiment cru retrouver Marguerite,
Son rouet et ses fleurs et sa branche bénite.
Elle offrait au bon Dieu son cœur et son travail
Lorsque la lune ouvrait au ciel son éventail
Que les nuages blancs entouraient de leur frange ;
Puis s’endormait heureuse, et, dans la nuit étrange,
Les rêves voltigeant aux plis de ses rideaux
Égayaient son sommeil comme un essaim d’oiseaux.
Oh ! que vous êtes bien là haut dans la mansarde,
Plus près du ciel d’azur et de Dieu qui nous garde !…

II.

Mais hélas peu de temps elle eût ce logis-là ;
Au retour de l’hiver vite elle s’en alla :

Pas bien loin… elle vint occuper le deuxième :
Un étage plus bas… ce n’était plus la même !…
Oh non ! déjà le ver se cachait dans la fleur
Et l’oiseau gémissait aux mains de l’oiseleur.
Pauvre fille ! elle avait jeté son âme d’ange
Au vice, comme on jette une perle à la fange.
Il faut pourtant la plaindre : elle crut à l’amour
Comme un aveugle croit à la clarté du jour.
On lui dit qu’elle était d’une beauté divine,
Et qu’on voulait l’aimer, elle, pauvre orpheline,
Pour combler dans son cœur les vides de la mort.
Sur le chemin du mal on l’entraîna si fort,
Le piège fut si bien dérobé sous les roses
Et les baisers si doux pour ses deux lèvres roses,
Que sa pauvre vertu ne sût pas résister !…
Donc au deuxième étage elle vint habiter :
La vierge pure était à présent la grisette.
Elle quitta bientôt sa modeste toilette,
Plus de mouchoir de laine et plus de bonnet blanc ;
Mais un petit fichu qu’on noue avec talent,
Un chapeau gracieux et des robes de soie.
Et malgré tout cela, pour elle plus de joie :
Elle essayait encor de travailler, le jour,
Et puis la nuit venait, nuit de chant et d’amour !
Ainsi pendant six mois coula son existence…
Reportant sa pensée aux jours de son enfance,
Elle avait bien des fois de déchirants remords
En ayant souvenir de ses vieux parents morts
Lui répétant jadis d’être honnête sans cesse,
Qui, s’il vivaient encor, maudiraient leur vieillesse !

Elle songeait aussi, les yeux de pleurs rougis,
À son ancienne chambre, humble et chaste logis,
Et disait : « j’étais mieux là-haut dans la mansarde,
Plus près du ciel d’azur et de Dieu qui nous garde ! »

III.

Mais le chemin du mal est facile et glissant.
Il faut pour s’arrêter un effort tout-puissant.
Rosine, dont le cœur n’avait plus sous la cendre
Qu’une faible étincelle, allait encor descendre…
Elle vint habiter du second au premier ;
On avait fait partir son bon vieux mobilier.
Ce n’était à présent dans ses chambres coquettes
Que lustres et cristaux, vases et statuettes,
Bois de rose ou d’ébène et meubles luxueux.
De fraîches fleurs ornaient ses boucles de cheveux,
L’or brillait à ses doigts, le sourire à ses lèvres…
Il était loin le temps des remords et des fièvres
Et des cuisants regrets qui rongent comme un ver.
Cynique et froide ainsi qu’un démon de l’enfer,
Son cœur n’agitait plus ses ailes de colombe,
Enseveli vivant dans son corps, froide tombe !
Folle grisette hier, courtisane aujourd’hui,
N’aimant que par calcul, par haine ou par ennui,
Elle rendait hideux ce que Dieu fit sublime
Et pour dorer la honte avec l’argent du crime
Étalait dans la ville un luxe éblouissant ;
Mais les mères tournaient la tête en rougissant,
Et les petits enfants s’enfuyaient devant elle
Tant son regard jetait une sombre étincelle !…

Son triomphe fut court : l’heure de Dieu sonna :
Alors, rassasié, chacun l’abandonna
Et la misère vint traîner son spectre avide
Au foyer où pleurait Rosine, le cœur vide !…
Bientôt son front pâlit sous les baisers jaloux
Et les chants firent place aux accès de la toux ;
Sa marche chaque jour devint plus chancelante,
Son visage plus creux et sa voix plus tremblante.
L’automne allait finir ; des arbres dégarnis
Étaient déjà tombés les feuilles et les nids.
Rosine, je le crus, resterait à l’étage,
Mais un jour en passant je vis, contre l’usage,
Tous ses volets fermés, et puis, deux jours plus tard,
Par un ciel tout couvert de pluie et de brouillard,
On l’aida pour venir jusqu’au rez-de-chaussée.
Elle était morte hélas ! Coupable et délaissée !…
En terre on la porta, mais pas un seul ami
Ne suivit son cercueil, et moi j’en ai gémi
En disant : « Temps heureux où là dans la mansarde
Elle était près du ciel et de Dieu qui nous garde !… »