Le Français/06

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Éditions Édouard Garand (p. 109-128).


VI


L’« Outaouais » dont la cheminée fume à gros tourbillons, s’est lentement détaché du quai de Kipawa. De chaque côté du bateau, les berges du lac Témiscamingue ont commencé à se dérouler comme deux rubans.

Le tumulte du départ s’est apaisé et les passagers ont choisi leur place aussi confortablement que possible, espérant pouvoir la garder pendant toute la durée du voyage. L’on aperçoit encore, en arrière, le quai de bois lézardé et ceux qui sont restés regardant le bateau s’éloigner et agitant de temps en temps à l’adresse de quelque passager le mouchoir de l’adieu. Entre les groupes des gens du quai il y a des tonneaux, des caisses, des rouleaux de fil de broche barbelée et des paquets de bardeaux de cèdre sur lesquels des femmes sont assises et que des enfants s’efforcent d’escalader. Le long du quai on peut voir encore les derniers wagons d’un train de bois qui se déroule comme un serpent le long de la côte du lac. La locomotive qui veut prendre son élan pour atteindre le plus tôt possible Matawa, crache par gros flocons la fumée noire, et le serpent de fer glisse dans un bruit strident de ferraille que l’on perçoit distinctement du pont de l’« Outaouais ». Ce train lourd et gémissant, parvenu à la jonction de Matawa, se dirigera soit à l’ouest, du côté des provinces anglaises, soit à l’est, vers le « pays de Québec », ou les provinces maritimes pour y distribuer les bois précieux qui feront aux opulentes forêts du Témiscamingue une réclame digne d’elles.

Maintenant le quai de Kipawa ne forme plus qu’un point indécis à l’horizon du lac qui paraît fermé à cet endroit. Le bateau a pris l’allure qu’il gardera jusqu’à Ville-Marie, à sept heures de marche ; il file en droiture comme une flèche. La cheminée lance avec un râle lent et rythmique son jet de fumée continu. Le pont tremble sous une vibration intérieure causée par l’hélice qui, à l’arrière, bat l’eau furieusement. Le lac, calme en avant et des deux côtés du bateau, est agité derrière. Le sillage houleux que creuse l’hélice s’élargit sans cesse et donne lieu à une succession de petites vagues moutonnantes qui vont frapper les deux rives à la fois.

Il est neuf heures du matin et le soleil de fin d’août est déjà haut dans le ciel. La chaleur commence à l’emporter sur la fraîcheur du matin et de l’eau ; aussi, ceux qui, sur le pont avaient choisi au soleil une place pour le voyage, en recherchent maintenant une autre à l’ombre de la cheminée et des bouches de ventilation. L’air est d’un calme de cave et docilement la fumée de la cheminée suit le bateau en une traînée lente ; elle reste immobile longtemps dans l’air, forme une longue spirale noire qui blanchit, se dissout, pour se confondre au loin, à l’arrière, avec le ciel et l’eau.

Le lac Témiscamingue n’est qu’un élargissement de la rivière Ottawa. Les berges toujours visibles, semblent tantôt s’éloigner, tantôt se rapprocher de l’« Outaouais ». Elles sont toujours d’un pittoresque ravissant avec leur bordure de rochers et de forêts. Parfois, les bois sont rachitiques ; on y voit ici et là des clairières parsemées de troncs calcinés et d’amas de branches grillées par des feux périodiques. Là apparaissent des mamelons à peine recouverts de lambeaux de verdure pâle et d’arbustes grêles descendant tristement jusqu’à la bordure granitique qui surplombe l’eau ; ici, ce sont des lits d’énormes quartiers de rochers que l’on dirait transportés à mains d’homme mais qui, en réalité, y ont été laissés par le retrait des glaciers aux époques préhistoriques. La rive, plus basse, descend comme une glissoire jusqu’au niveau de l’eau. Plus loin se dessine une petite montagne chauve, pelée comme l’échine d’un animal galeux et où dans les interstices de rochers cagneux, des sapins maigres, des bouleaux rachitiques poussent au milieu de taches vert pâle de fougères ; ce boqueteau à l’air minable paraît comme une grimace dédaigneuse de miséreux au riche coin de l’ondulante forêt de pins blancs, d’épinettes rouges et de merisiers qui s’étale à côté et se prolonge jusqu’au sommet de la montagne. Et plus l’on avance et plus les rives accusent de fléchissantes ondulations, et plus le sol est prodigue de sucs généreux. Les bois sont, en effet, maintenant plus riches ; ils sont coupés de ruisseaux et de rivièrettes qui, à travers d’épaisses couches d’alluvion, courent et se jettent en cascadant dans le lac. La rive, verte au ras de l’eau, est bordée de bouillons blancs là ou les eaux fraîches de ces veines généreuses de la montagne et de la forêt se mêlent aux eaux plus tranquilles du lac.

Un peu plus tard, à mesure que l’on approchera de Ville-Marie, l’on verra les rives reculer davantage pour laisser le lac couler avec plus de liberté. Alors, de quelque côté que l’on tournera le regard, celui-ci n’apercevra plus à l’horizon que quelques fuyantes collines. Plus de montagnes, plus de ces brusques saillies du sol que l’on remarquait au pied du lac, en pays matawan, ni de ces sauvages reliefs si fortement saguenayens ; mais seulement de large ondulations. À la Baie-des-Pères, l’on apercevra des prairies alternant avec des côteaux délicatement esquissés et surmontés de plateaux se développant en surface jusqu’à l’horizon lointain.

Le soleil éclaire maintenant d’aplomb la face luisante de l’eau reflétant des petits nuages blancs qui se promènent en groupes dans le ciel d’un bleu turquoise. De temps en temps, un courant d’air frais passe sur le pont, le traverse de bâbord à tribord, chasse pour une minute la chaleur du soleil ; et l’on remarque que ces vagues rafraîchissantes viennent des rives qui s’inclinent jusqu’au niveau de l’eau.

Sur le bateau chacun se sent chez soi. Le plaisir du voyage facilite les épanchements qui vont leur train, avant que ne se répande dans l’ensemble l’ennui lancinant de la marche monotone.

Des groupes se sont formés ici et là entre lesquels courent des enfants qui jouent à cache-cache derrière les cheminées, les bouches d’air et les cabestans, bousculant les causeurs. L’un d’eux boite ; il a une jambe plus courte que l’autre ; et l’on remarque qu’il court plus vite que ses petits camarades. Tous lancent des cris assourdissants quand ils ont trouvé celui qui était caché. Près des bastingages, des femmes sont assises par groupes de trois ou quatre. Quelques-unes mangent des oranges dont le parfum rafraîchissant se répand sur tout le pont. Elles les ont soigneusement pelées, jetant morceau par morceau, la pelure dans l’eau ; de petites taches jaunes ont flotté un instant à la surface, puis ont disparu dans le bouillonnement de l’hélice, à l’arrière. À l’entour des femmes, s’étalent des paniers d’« éclisses », d’énormes sacs à mains, des colis éventrés qui laissent voir des choses disparates parmi des lambeaux de journaux illustrés : des fruits, des sandwiches, de menus jouets au peinturlurage multicolore apportés de la ville, et qui feront si grand plaisir aux petits restés à la maison ; des indiennes que l’on a déficelées et déployées pour en faire voir le « patron » nouveau et la modicité extraordinaire du prix ; des cotonnades aux tons criards achetées dans des ventes au rabais de lingeries ; des « coupons » de serge et de « stuff » à robe d’un prix ridiculement bas, tout laine, et pour faire de belles robes aux filles. Quelques femmes revenaient d’un pèlerinage à Ste-Anne-de-Beaupré et on les pressait de questions sur les merveilles qu’elles avaient vues. Elles montraient avec ostentation des souvenirs achetés là-bas et qui, au fond des « satchells », disparaissaient dans un fouillis de papier à journal : un chapelet « indulgencié », de minuscules statuettes de plomb doré, de grosses médailles miraculeuses, une chaînette « en or » avec médaillon de sainte Anne, une petite cartouche de cuivre jaune renfermant une statuette de la Thaumaturge, sorte de porte-bonheur destiné au mari qui devra toujours la garder dans ses poches s’il veut être préservé de tout accident ; des fioles contenant de l’eau puisée à la fontaine miraculeuse, bonne pour soulager toutes les maladies, et d’autres renfermant de l’huile sainte capable de guérir les blessures…

À ce moment, l’« Outaouais » longeait de très près la rive gauche du lac. Un papillon blanc, venu de terre, au-dessus du pont, voletait en capricieux zigs-zags, voulant, semblait-il, s’arrêter à chaque groupe comme un petit douanier qui ferait l’inspection des voyageurs ; il monta, une fois, jusqu’au sommet du mât d’avant, descendit d’un trait, et alla voir aux écoutilles, flaira d’assez loin les colis étalés sur le pont et, finalement, se perdit dans le courant soulevé à l’arrière par l’hélice du bateau…

Dans l’ombre de la cheminée qui se projetait à gauche, un groupe d’hommes s’animait. L’on parlait fort ; ceux qui n’avaient d’autre occupation que la contemplation muette des rivages, cherchaient à s’approcher de ce groupe.

Il y avait là Jean-Baptiste Morel qui venait de Matawa où il était allé recevoir un moulin à battre le grain récemment acheté d’un agent ambulant et, à côté de lui, André Duval, le père de Jacques, qui fumait une grosse pipe en écume de mer, bien culottée, et qu’il n’exhibait que dans les grandes occasions. On voyait aussi un jeune homme, gros et court, le buste enveloppé d’un chandail en grosse laine rouge, la tête couverte d’une casquette à carreaux blancs et noirs et les mains profondément enfoncées dans les poches d’un pantalon de bouracan. Son teint, très brun, disait les étés passés dans l’air des bois. C’était un gas de Ville-Marie qui travaillait aux moulins de la Riordon Co., à Kipawa, et qui s’en allait faire une « saucette » au village, histoire de voir la blonde. Il y avait aussi un grand brun et sec, vêtu d’un complet gris, de coupe relativement cossue, la tête couverte d’un « panama » à bosselages impeccables, la poitrine barrée d’une grosse chaîne de montre en cuivre jaune formant sur le veston, d’un côté à l’autre de la veste, deux croissants en longueur, avec, au milieu, un large médaillon-breloque. Il portait des bottines de cuir rouge et fumait un gros cigare pourvu encore de sa bague de papier rouge et doré et qu’il pressait, après chaque bouffée, entre le pouce et l’index ; il tirait la fumée en avançant la tête à coups brusques. C’était un marchand de Guigues qui avait été faire des affaires à Montréal.

Ces hommes écoutaient parler un cinquième personnage très intéressant. Depuis le départ de Kipawa, il avait attiré l’attention de tous les passagers de l’« Outaouais ». Il portait le costume des Frères de l’Ordre des Oblats de Marie : ample soutane ceinturée d’une bande de calicot avec, autour du cou, un rabat bordé d’une nervure blanche. La ceinture soutenait sur la poitrine un grand crucifix de bois noir avec Christ en cuivre, brillant, usé par les frottements aux mailles rudes du tissu de la ceinture.

Le Frère Moffet était vénéré de toute la population du Témiscamingue qui le regardait comme le fondateur du pays. Il l’était en réalité. C’est lui qui avait réussi, voilà un demi siècle, à semer la première poignée de blé au creux des sillons tracés par lui-même dans cette sauvage et lointaine glèbe. Le Frère Moffet avait fondé un vaste et riche pays et il n’avait reçu, pour cela, ni commission des gouvernements, ni argent des traiteurs ; on ne lui avait pas frété de navires avec équipages compliqués, ni confié de missions à titres grandiloquents. C’était un humble, un petit. Il avait accompli une grande œuvre qui lui avait coûté des sacrifices qui pourraient difficilement remplir la vie humaine la plus éprouvée, et dont il ignore encore la vertu…

La nature canadienne est variée ; il y a la terre rude, plate, nue ; ailleurs, un peu plus loin, l’on aperçoit le sol riche, frissonnant, feuillu et délicat. La race est, dirait-on, formée à l’image du sol. Elle est forte, ergoteuse, d’opinions profondes et parfois passionnées. Le paysan, calme et d’allure quelque peu sauvage, est lent à se mouvoir, mais lorsque sous une impulsion il s’est mis en marche, rien ne l’arrête. Il est tenace comme la racine des merisiers et rude pour lui-même comme la terre glaise. Ces qualités du terroir, le Frère Moffet les possédait. Il y joignait l’activité et une confiance en Dieu qui excluait la prévoyance, une foi qui transporte les montagnes… Il est le conseiller de tous et l’on vient en toute occasion, le consulter ; on l’écoute. L’on suit avec attention l’expression de ses yeux bleus. Son regard est intéressé ou distrait selon que la bienveillance y trouve le mieux son compte. L’attitude de toute sa personne est obligeante et il y a chez lui de l’élégance naturelle. L’on sait qu’il n’est pas ravagé d’ambition ni empesé d’orgueil. Il n’a vécu et ne vit encore que pour la terre qu’il aime passionnément. Il sait confusément, de routine, cette quantité de petits faits qui sont la science et le charme des campagnes et il a, pour profiter des enseignements de la nature, toutes les aptitudes désirables ; une santé robuste malgré tant d’années d’usure violente, des yeux de paysan, c’est-à-dire des yeux parfaits, une oreille exercée aux moindres bruits comme celle des indiens, des jambes infatigables, et, avec cela, le profond amour des choses qui se passent en plein air, le souci de ce qu’on observe, de ce qu’on voit, de ce qu’on écoute…

Quand il n’y avait que la forêt au Témiscamingue, les sauvages, qui étaient les seuls habitants du pays, avaient appelé le Frère Moffet, Mayakisis, c’est-à-dire : « l’homme qui se lève avec le soleil » ; et ce surnom disait l’activité et la vaillance du Frère Moffet.

Comme les humbles, Mayakisis n’est pas expansif ; il ne parle que quand il le faut. Aussi, c’est par un tour de force d’interrogations dont on peut difficilement concevoir toutes les subtilités que, ce jour-là, sur le pont de l’« Outaouais », ses interlocuteurs et, en particulier, Jean-Baptiste Morel et André Duval ont réussi à lui faire raconter quelques épisodes de son héroïque odyssée au Témiscamingue…

« Hé, là !… » cria tout à coup une femme qui se tenait à l’avant du bateau, « on dirait que ça flambe, là-bas, regardez donc !… »

Tous les passagers, effectivement, portèrent leurs regards dans la direction indiquée par la femme. Un peu au nord-est, une épaisse colonne de fumée montait lentement en volutes noires.

« Où qu’ça peut bien être ? » questionna André Duval.

— Ça me semble aux Quinze, répondit évasivement Jean-Baptiste Morel.

— Non, ça me paraît plutôt dans les bois de Laverlochère, observa un passager… Regardez, ça grandit, ça s’étend !…

En effet, les volutes sombres barraient maintenant tout un morceau de l’horizon. Des rafales ébranlaient la colonne d’un côté et de l’autre, l’étendaient comme un rideau. Le Frère Moffet dardait son regard clair et aigu du côté de la fumée. On l’observait autant que la colonne dans le ciel. Bientôt, il manifesta de l’inquiétude.

« C’est plus proche… » fit-il enfin ; c’est pas loin de Ville-Marie. Ça va vite… Ça peut être dangereux.

Depuis près de trois semaines, il n’est pas tombé une goutte de pluie et les bois sont secs comme du papier ; une étincelle peut mettre le feu à toute la forêt outaouaise et menacer les cultures. On observa pendant quelque temps encore les évolutions de la fumée lointaine. Un instant, la colonne parut s’immobiliser, prise, sans doute, dans un « remous d’air ». Puis, l’on ne s’en inquiéta pas davantage, pour le moment. Les passagers de l’« Outaouais » se remirent à causer. Le bateau continuait sa marche régulière. Des deux côtés du lac, à présent, les bois s’inclinaient jusqu’au bord de l’eau. D’énormes flots verts se déroulaient en bosselages inégaux jusqu’à des surfaces où s’avançait la croupe de collines qui dominaient, à mesure qu’on avançait, des bandes blondes se perdant au loin dans une pâleur indécise. Il était midi et la lumière tombait d’aplomb sur la verdure du bord, la rayait de traînées d’émeraudes et jetait des taches d’or sur les mousses, au pied des massifs dont elle laissait le fond dans l’ombre.

Pendant qu’à l’avant du bateau, les femmes continuaient d’observer le feu de là-bas, Jean-Baptiste Morel cherchait à ramener la conversation interrompue dans le groupe dont il faisait partie. Enfin, après maintes tentatives indirectes, il interrogea brusquement le Frère :

« Et comme ça », fit-il, « le Père Péan n’approuvait pas trop vos projets de colonisation à la Baie-des-Pères ?… »

« Non », répondit sèchement Mayakisis, d’abord un peu distrait, « non… »

Mais il s’anima soudain. « Le père ne voulait pas me permettre pour un diable d’aller cultiver le fond de la baie. Et pourtant, mes enfants, nous crevions de faim à la Pointe-de-la-Mission où un petit morceau de terre appauvri depuis des années et des années par la même culture fournissait de plus en plus difficilement le blé nécessaire à la communauté, aux voyageurs et aux sauvages qui arrêtaient nous voir en montant à la chasse… Vous savez, j’avais parcouru avec des sauvages toute la forêt, depuis la Baie jusqu’au grand lac Écarté, et je savais que la terre, dans toute cette étendue du pays, était bonne pour le blé, je vous assure… je savais que c’était partout de la terre comme l’on en voit pas ailleurs, surtout au fond de la Baie. Pendant plusieurs mois, je ne parlai plus au Père Supérieur ni aux autres que de la terre de la Baie ; le blé viendrait là, disais-je, comme dans des pots à bouquets ; l’on n’aurait pas assez de bras pour le récolter même d’un champ grand comme mon mouchoir ; et puis quel blé !… et quelle farine !… mes enfants ! Mais je me butais à un mur, sauf le respect que je dois à la mémoire du bon Père Péan. Je puis bien vous dire cela aujourd’hui parce qu’il y a si longtemps, mais le Père Péan n’était pas toujours commode. Il me repoussait chaque fois que je venais lui parler de mon projet…

« Un printemps, je vis bien que la famine nous attendait pour l’automne. Il fallait à tout prix trouver un moyen de semer ailleurs que dans notre vieux champ bon tout au plus pour un pacage à moutons. Je ne voyais toujours que la terre grasse du fond de la Baie. Je ne pensais plus qu’à cela ; j’en rêvais la nuit. Mes méditations du matin, ce printemps-là, je vous assure, ne durent pas être bien bonnes pour le ciel ; je me surprenais à tout instant en train de labourer de la terre neuve… Un beau matin, je n’y tins plus et je résolus de faire un coup de tête. Dès qu’au petit jour je fus levé, j’allai trouver deux petits sauvages que nous avions adoptés et qui m’aidaient aux divers travaux de la mission, et je leur dis : « Vous attellerez la jument et vous transporterez l’arrache-souche sur le grand chaland qui est ancré dans l’anse ; vous embarquerez la Rouge et vous attendrez en vous cachant le plus possible ». Puis, quand je fus certain que mes petits sauvages avaient fait tout ce que je leur avais ordonné, j’allai résolument trouver le Père Péan qui lisait son bréviaire en se promenant devant la Maison. Pour la centième fois, je demandai au Père la permission d’aller faire un morceau de terre neuve à la baie. Je tremblais de tous mes membres, mais ma voix était ferme. Je lui représentai que c’était pour nous empêcher de crever de faim à l’automne. Le Père paraissait encore de plus mauvaise humeur que de coutume et je pensai que je tombais bien mal. En effet, il se fâcha tout rouge. Il s’arrêta court, leva ses lunettes qu’il colla sur son front, me regarda fixement de ses yeux brillants et, d’une voix qui me fit trembler davantage, me cria : « Voulez-vous bien me laisser la paix, vous ! Allez donc cultiver le Groenland si vous voulez, mais ne venez plus m’importuner avec vos utopies ; vous me cassez la tête à la fin ! Faites de la terre jusqu’à la Baie d’Hudson, si le cœur vous en dit, mais la paix !… la paix !… »

« Comme vous voyez, le père me donnait une permission générale ; du moins, c’est ce que j’ai compris en toute conscience… »

Les auditeurs du Frère lancèrent un formidable éclat de rire. André Duval ralluma sa grosse pipe jaune et le marchand de Guigues lança dans le lac le bout de son cigare pendant que le gas au chandail rouge exécutait un pas de gigue simple sur le pont…

« Vous pensez », continua le Frère Moffet, « que je ne me fis pas répéter deux fois ce que le Père venait de me dire. Je courus rejoindre mes petits sauvages qui me sautèrent au cou quand je leur annonçai que nous allions faire de la terre au fond de la baie. Tout était à point. J’avais aussi fait préparer les outils et des provisions pour plusieurs jours. Mais pour ces dernières, je comptais surtout sur la pêche et sur la chasse que mes petits Indiens aimaient à la folie. Nous filâmes, sans tarder, au large de la baie, nous dirigeant vers le fond. Je disais à mes petits compagnons : « Ne regardez pas en arrière de peur que le Père ne change d’idée et nous rappelle… »

Une heure après, mes enfants, nous étions arrivés et nous commencions, sans perdre une seule minute, à faire de la terre. Je vous assure que les arbres tombaient drus. Pendant quatre jours, la forêt retentit du bruit de nos haches frappant, des heures et des heures d’affilée, sur le tronc des pins et des bouleaux. Après nous mîmes en tas les branchages, les souches et les ferdoches, et nous les brûlâmes ; pendant toute une journée, la fumée monta vers le ciel. Je ne sais pas ce que dit le Père Supérieur quand il la vit de la Pointe-de-la-Mission… Puis, nous attelâmes la Rouge à la charrue à rouelles et labourâmes le sol noir et plein de charbonnailles ; enfin, un midi, par un beau soleil, je jetai dans ma terre neuve trois minots de beau blé, tout ce qui nous restait à la mission…

« Ça s’étend !… C’est terrible !… C’est un gros feu, effrayant ! » cria soudain quelqu’un qui, à l’avant du bateau, n’avait pas cessé d’observer la fumée qui montait au nord-est.

Les passagers portèrent de nouveau leurs regards en avant, pleins d’inquiétude :

« Bonguienne !… » fit Jean-Baptiste Morel, « on dirait, ma foi, que c’est tout proche de Ville-Marie ! »

— Non, c’est plutôt, je crois, à Lorrainville, répondit le marchand de Guignes.

— Et le bois qu’est si sec ! fit remarquer André Duval… Pensez donc qu’il n’a pas mouillé depuis presque trois semaines.

— Vous m’parlez d’une jeune fumée !… s’exclama, d’un air plutôt amusé, le garçon au « sweater » rouge.

« Tout de même », fit le Frère Moffet, qui observait attentivement l’horizon, « la fumée de mes premiers abatis à Ville-Marie me réjouissait plus que celle-là qui ne me dit rien de bon… Vrai, c’est inquiétant, avec cette sécheresse, et c’est à Ville-Marie, vous savez !… »

Le capitaine de l’« Outaouais » alla donner l’ordre à l’homme des machines d’accélérer la marche du bateau, et chacun, tout en continuant d’observer la fumée, se remit à ses occupations. Le Frère Moffet, inquiet, mais faisant contre fortune bon cœur, ne voulant pas trop alarmer par son silence ceux qui l’observaient, continua :

« Le blé de la baie, à l’automne, rapporta cent pour un, comme celui de l’Évangile ; et ce ne fut pas la famine, chez nous… »

Mais comme si son cœur, à ce moment, eut été plus porté à la tristesse, Mayakisis donna un autre tour à son récit…

« Vous pensez bien, hein ? les enfants, que nos misères n’étaient pas finies. Notre mission augmentait et nous n’avions pas besoin que de blé. Parce que nous avions un morceau de terre neuve, les communications n’étaient pas devenues plus faciles. Pour le reste, il fallait se rendre à Matawa, l’été comme l’hiver. C’est moi qui était chargé des voyages d’approvisionnement comme des soins de la culture. Dans la belle saison, en canot d’écorce, ça allait bien. Mais, en hiver, ah ! mes pauvres enfants, ce que nous en avons mangé de la misère !… Vous n’avez pas idée de ça, vous autres, car on était loin alors, vous savez, de ces voyages plaisants sur l’« Outaouais » et de nos voitures à glace d’aujourd’hui bien couvertes en toile, traînées par plusieurs chevaux, et chauffées, s’il vous plaît !…

« Tenez, une fin d’hiver, je dus faire soixante-quinze milles — le trajet que fait aujourd’hui notre bateau — seul avec quelques bêtes à cornes que j’étais allé chercher à Matawa à travers la forêt vierge, le long du Long Sault. Quand il était impossible de passer à travers les rochers et les arbres, je conduisais mes bêtes sur la glace du lac. Celle-ci enfonçait sous les pas de mes vaches. Il fallait faire des bouts à la nage, puis grimper sur des banquises. Je perdis dans l’eau mes provisions et celles de mes bêtes…

Un jour, mes pauvres enfants, je me sentis parvenu aux dernières limites des forces humaines. Je n’avais pas mangé depuis vingt-quatre heures et mes bêtes non plus. Nous cheminions tantôt sur des banquises et tantôt nous nous jetions à la nage dans l’eau claire autour de nous. Aucun moyen de gagner terre à cause des rochers abrupts qui formaient les rives du lac… Tenez, c’est pas bien loin d’ici, en avant de nous ; c’est comme une « passe »… Mes pauvres bêtes ne pouvaient pas escalader ces « écores », vous pensez bien. La nuit nous avait pris tout à fait et je ne voyais pas deux pas en avant de moi. Les vaches s’arrêtaient quelquefois et beuglaient d’épouvante, de faim et de froid, et mon cœur éclatait devant les souffrances de ces pauvres bêtes innocentes qui ne savaient pas pourquoi on les faisait tant souffrir… À un moment, je m’aperçus que nous étions sur une banquise qui pouvait à peine nous porter. L’eau nous entourait. J’étais au milieu de mes vaches qui tremblaient avec de grands frissons et qui meuglaient. Je me pris à pleurer comme un enfant, caressant chacune de mes bêtes en lui demandant pardon… Où étions-nous ?… Je n’en savais rien. La tempête mugissait autour de notre glaçon et il faisait noir à faire peur. Je sentis que c’était la fin. Je me couchai au milieu de mon troupeau pour mourir avec lui et je recommandai mon âme à Dieu. Je sentais le courant entraîner notre banquise je ne sais où… Tout à coup, il y eut un choc violent. Le banc de glace avait, sans doute, frappé la terre. Je me levai et cherchai de toute la puissance de mes yeux à percer l’obscurité. Ô bonheur ! la banquise avait heurté l’extrémité de la Pointe-de-la-Mission…

J’étais bien content, allez !… Nous avions tant besoin d’animaux et surtout de vaches, à la Mission. Avec le blé de la Baie et les vaches que j’amenais, nous étions assurés du pain et du lait. C’est la bonne et saine nourriture de ceux qui ne désirent pas plus…

« Mais c’est terrible, le feu, là-bas, c’est terrible !… s’exclama une voix de l’avant.

« … Vous savez que plus tard », continua le Frère Moffet, « les Oblats transportèrent la mission de la Pointe à la Baie où nous avons construit notre monastère. Ce fut la naissance de Ville-Marie. Le commencement de notre beau pays du Témiscamingue… Huit belles paroisses, à présent !… et de belles terres défrichées d’un bout à l’autre !…

« Non, mais, c’est effrayant !… cria une autre voix…

« …Des clochers se dressent partout dans la plaine », fit encore la voix vibrante de Mayakisis. « Qui eut dit cela, mon Dieu ! voilà cinquante ans quand, tout jeune, j’abattais, avec mes deux petits sauvages, les premiers pins de la Baie… Qui eut dit cela, hein, Morel, quand ton père, ton brave père, l’un des premiers qui sont venus se tailler une terre dans les nouveaux cantons du Témiscamingue, est arrivé au fond de la baie comme j’y étais venu moi-même, un peu auparavant, dans un vieux chaland ?… Toi, tu étais alors pas plus haut qu’un de mes petits sauvages… Et maintenant, ta terre est toute faite… Ah ! ces terres là, ces bonnes terres de Ville-Marie, de Guigues, de Lorrainville, de Fabre, gardez-les, gardez-les bien, mes enfants ; elles sont bien à vous ! Trop de sacrifices faits par vos parents les ont payées. Gardez leur âme où s’incarne celle de vos pères !… Je vous le dis, mes enfants, ne permettez pas aux étrangers de s’emparer de vos terres !…

« C’est épouvantable !… crièrent plusieurs voix.

Un homme s’exclama accourant vers le groupe où se trouvait le Frère :

« On dirait tout le Témiscamingue en feu ! »

L’« Outaouais » filait depuis quelque temps à une allure vertigineuse. Il venait de doubler un côteau boisé offrant des saillies brusques de bois épais percés de mamelons crevassés et, tout à coup, apparut à l’avant, tout près, la Pointe-de-la-Mission. On eut dit que le bateau allait en frapper l’extrémité comme, autrefois, la banquise du Frère Moffet. Mais il la doubla gracieusement, d’une courbe habile que lui fit décrire le capitaine qui était à la roue. Au passage, l’on entrevit, au milieu de la pointe, une modeste maison de bois blanchie à la chaux, quelques minimes dépendances à demi en ruines, un jardin couvert de plantain et de touffes d’herbes Saint-Jean, un petit cimetière parsemé de croix de bois, le tout respirant le calme profond et la pleine tranquillité d’un cloître. C’était l’ancienne Mission. Mayakisis, ému, leva son large chapeau et ses amis firent de même…

Le bateau s’engagea dans la baie. L’on s’attendait à voir, au fond, Ville-Marie. L’on ne vit rien. Tout disparaissait derrière un large et épais rideau de fumée noire.