Le Français/07

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Éditions Édouard Garand (p. 129-147).


VII


Les passagers de l’« Outaouais », à peine sur le quai, apprirent que Ville-Marie venait d’échapper à la destruction.

Cependant ils ne furent fixés sur les détails de la catastrophe, heureusement manquée, qu’à mesure que se succédaient les récits de la journée, très variés, quelques-uns plutôt fantaisistes, faits par les parents et les amis venus chercher leurs gens au bateau. En résumé, l’on avait passé une rude journée à Ville-Marie. Le village avait été sauvé, s’accordait-on à dire, grâce, sans doute, au dévouement des hommes dont plusieurs même étaient venus des rangs les plus éloignés d’où l’on entendait gronder le monstre rouge au fond de la forêt ; mais grâce surtout, ajoutait-on, à l’initiative intelligente, aux singulières ressources d’invention et au courage de Léon Lambert.

Les voyageurs voulaient à peine en croire leurs oreilles. Pour eux comme pour les autres, le Français était regardé avec une sorte de dédain, ainsi que, d’ailleurs, l’on voit dans les campagnes canadiennes l’étranger : pauvre hère plutôt pris en pitié parce qu’il ne connaît pas dans leurs détails nos coutumes et notre manière de vivre…

Pour celui du « pays de Québec » qui sent par atavisme, constamment clamer en lui les réclamations, les protestations, les griefs, souvent, l’indignation presque deux fois séculaire, qui furent la vie des ancêtres, contre l’ennemi vainqueur qui était l’étranger, l’amour de la petite patrie canadienne, ce coin laurentien de Québec, est devenu sacré et, pour lui, comme le monde entier hors duquel il n’y a que la barbarie, que l’égoïsme accapareur des pays européens, des états voisins, et l’athéisme général de l’univers, destructeur des vieilles traditions auxquelles il tient par-dessus tout. Pour ceux du « pays de Québec », aigris par l’abandon et par l’oubli, plus tard, par l’indifférence, la France même, mère-patrie vénérée pendant deux siècles sur les bords du Saint-Laurent, terre natale des ancêtres qui suivirent Champlain, Giffard et tant d’autres, la France aux fleurs de lys n’est plus ; et la France d’aujourd’hui est loin d’être la France. Le Canadien-français tient sa langue, sa religion, ses traditions qui lui viennent des aïeux comme les siennes propres et que ne possède plus la France d’aujourd’hui. Il aime encore la France, mais avec la pensée qu’elle fut le pays de Champlain et de Frontenac. Il réalise difficilement qu’à cause des perturbations politiques, elle soit restée la même et il s’efforce de croire qu’elle a été l’ancienne. C’est pourquoi l’on voit encore, plus d’un siècle et demi après la conquête, des vieux qui n’ont jamais voulu franchir les limites seigneuriales de leurs vieilles paroisses, demander aux étrangers qui les visitent des nouvelles du Roi de France…

Au moment de cette catastrophe dont fut menacé, en cette journée de fin d’août, le village de Ville-Marie, quand Léon Lambert, par un geste énergique, sauva le village de la destruction, s’étant tout à coup, par un prodige de transformation que l’on ne cherchait pas à s’expliquer, mué en un chef d’équipe commandant à tous les hommes, instinctivement, l’on fut fier que Léon fut un Français ; l’on eut, au contraire, éprouvé de l’humiliation, s’il eut été un Anglais. Le sang parla plus haut que d’indéracinables préjugés. De plus, l’on sentit qu’il y avait une supériorité en dehors du « pays de Québec » que l’on apprend depuis plus d’un siècle à mettre en avant de tous les autres, même dans les actions matérielles les plus secondaires de la vie journalière… Mais l’on ne fut pas fâché que cette supériorité vînt de la France.

Le feu avait pris naissance, vers neuf heures du matin, dans les abatis d’un colon, le long de la route de St-Isidore, à un mille et demi environ du village de Ville-Marie. L’air était calme et le feu tout d’abord ne fut pas menaçant encore que les flammes des immenses tas d’abatis se fussent vite attaquées aux premiers arbres de la forêt qui entourait comme d’un mur circulaire le morceau de terre neuve. Mais voilà que sur les dix heures, une forte brise de l’est se mit à souffler par rafales plus ou moins prolongées, puis en tempêtes. Le vent portait sur Ville-Marie. En un instant toute la partie de la forêt que longeait d’un côté, la route de St-Isidore, et de l’autre, le chemin des Quinze, formant une lisière d’un demi mille de largeur, fut prise et le feu se mit à courir dans la direction de Ville-Marie comme un torrent descendant des montagnes, le printemps à la fonte des neiges. Les arbres, les arbustes, les plantes, l’humus craquant de sécheresse, depuis près d’un mois, et même les fourrés de bois vert les plus épais, flambaient comme des paquets d’allumettes. Du village, vers midi, l’on vit descendre le torrent comme vient une locomotive lancée à toute vapeur sur une voie libre. Une nuée de fumée opaque s’étendait jusques sur la baie pendant qu’une odeur insupportable de bois brûlé pénétrait dans les maisons. Au-dessus de la forêt l’on voyait s’élever, puis se pencher, de côté et d’autre, une immense colonne noire. De temps en temps, une lueur rouge que l’on distinguait à travers la fumée montait droit vers le ciel ; elle provenait de l’incendie subit de touffes de résineux, sapins, épinettes et pins, que le feu calcinait en un instant. Bientôt, une pluie de cendres légères et d’étincelles, chassée par le vent, se mit à tomber sur les maisons du village tandis que se faisait entendre un crépitement continuel, sourd ou sonore, selon les rafales ou les accalmies du vent. Une bourrasque plus forte, fit en un instant disparaître toute la forêt derrière un énorme rideau de fumée dont le haut, courbé par le vent, s’étendait comme un voile mobile à travers le ciel subitement obscurci. Puis, le crépitement des flammes à mesure que celles-ci prenaient corps grâce à l’abondance des éléments qu’elles trouvaient à dévorer, devint un sourd grondement continu, effrayant, comme le tonnerre au fond du ciel noir par une nuit d’orage. Quelle vitesse terrifiante avait pris soudain le feu sous la poussée du vent qui augmentait en violence !…

Des cris d’effroi percèrent l’espace au-dessus du village et l’on entendit de menus et rapides battements d’ailes ; ce fut comme des projectiles qui sifflaient dans l’air. Des voliers d’oiseaux de toute grosseur et de tout plumage, en masses compactes, filaient du côté de Fabre. On les voyait surgir, à travers la fumée, de tous les points de la forêt en feu, s’élancer dans l’air libre, et fuir, à tire d’ailes, loin de la tourmente embrasée. C’était une retraite générale, tout en désordre, de la population aérienne de ce coin de la forêt du Témiscamingue.

Des gens de Ville-Marie qui se tenaient aux confins du village, près de la forêt, virent une famille d’orignaux composée du père, de la mère et de deux petits, sortir du bois et courir, éperdus, la langue pendante, à travers une pièce de terre neuve qui bordait l’extrémité de la forêt. Les fauves, flancs battant, passèrent près d’eux, levant des regards effarés ; les petits, exténués, vacillaient sur leurs pattes raidies et l’un d’eux, résigné à la mort, au moment de quitter le morceau de terre neuve, se coucha tout à coup près d’un tas d’abatis, au milieu d’un lit de grandes fougères dentelées, pendant que continuaient de fuir ses parents affolés, épouvantés devant le terrifiant spectacle qui, hélas ! ne rendait plus rien des aspects et des bruits familiers à leurs sens des halliers de la forêt natale…

Des chardonnerets jaunes et des sizerains à demi suffoqués tombaient tout à coup par grappes, eut-on dit, mais étourdis un instant, ils reprenaient bientôt leur vol et filaient du côté du lac.

Le bruit des flammes devenait effroyable à mesure qu’elles approchaient. C’était à la fois un feu de cimes et de base qui détruisait tout. Il s’attaquait à la mousse, happait goulûment les brindilles sèches, les feuilles mortes, les touffes d’herbes, fouillait l’humus, brûlait la racine des arbres, puis les flammes se mettaient à grimper le long des troncs, léchant les écorces, et, un instant après, crépitaient avec sonorité dans les frondaisons. Au-dessus des cimes, elles prenaient au travers de la fumée, les formes et les tons fantastiques d’une manifestation pyrotechnique : feu de bengale des têtes de bouleaux verts, fusées retentissantes des cimes sèches et résineuses des mélèzes, fontaine d’étincelles des épinettes, gerbes d’or des sapins, caprices chinois des « cocottes » des pins qui ainsi que des pétards, détonnaient avec un bruit sec et fusaient de tout côté. L’on voyait, des fois, un long fût de bouleau, débarrassé de ses branches et de ses feuilles, brûler lentement par la cime ainsi qu’un gros cierge pascal, trouant le rideau de fumée d’une lueur sinistre. Parfois, un gros arbre dont le feu rongeait sournoisement les racines, s’inclinait lentement pour s’abattre avec fracas sur d’autres, formant de monstrueux amoncellements de troncs et de branches qui se mettaient à flamber comme des foyers d’enfer et dont le grondement jetait la terreur au loin…

Tout à coup, l’on entendit dans l’air sinistre, la cloche de l’église de Ville-Marie sonner les notes du tocsin. Ce fut comme l’appel du clairon rassemblant les soldats pour la bataille. Déjà le monstre apparaissait de la lisière du bois et il fallait le détourner de sa marche sur le village. Il n’avait plus, avant de parvenir aux premières maisons, qu’à traverser la pièce de terre neuve où venait de mourir le petit orignal, et qui était toute parsemée de tas d’abatis, puis, un champ d’avoine de trois arpents de largeur, toutes proies faciles.

Aux derniers appels du tocsin, le feu était arrivé à la lisière du bois où, un moment, il parut hésiter. Accoutumé à dévorer les masses compactes des résineux touffus et les opaques frondaisons du bois vert, va-t-il s’abaisser à mordre la misérable bordure de brindilles et de « ferdoches » qui rampe au pied de la forêt, pour se transformer ensuite, dans la pièce de terre neuve, en un vulgaire feu d’abatis ?… Mais le monstre rouge voit à cinq ou six arpents seulement la masse imposante du village, proie alléchante et si facile à dévorer. Il n’a pour y parvenir qu’à engloutir, au passage, ces quelques tas de branchages, et à lécher ce petit champ d’avoine en quelques tours de sa grosse langue rouge… Il n’hésite plus. Pendant l’instant qu’il a réfléchi, il n’a pas cessé de travailler et de gronder. Tournant sur lui-même, pendant quelques instants, il continuait d’accomplir son œuvre de mort, avec régularité, mais avec un peu plus de calme, comme une sorte de majestueuse sérénité. Il a pris un rythme qu’il garde pendant plusieurs minutes, montant et baissant alternativement, avec un bruit continu et monotone, consumant, pouce par pouce, toute la lisière. Quand il parvint aux arbustes et aux plantes de la bordure, ceux-ci, sentant l’attouchement calcinant, tressaillirent de toutes leurs feuilles déjà blessées à mort par la chaleur de l’incendie d’en haut. C’était des framboisiers aux épines menues, des épilobes aux petites fleurs violacées, des fougères finement dentelées, des touffes d’herbes Saint-Jean, des grappes de marguerites blanches et des gerbes de trilles élancées. La fraîche ramure de vie se crispa tout à coup d’un unanime mouvement rétractile. L’on devina les fibres, vibrantes, comme des nerfs au moment du danger. Ce ne fut pas long. Le monstre avait résolu de fondre sur tout ce qui se présentait sur sa route. Une gerbe de flammes fusa d’une touffe de harts rouges, tournoya, pendant quelques secondes, comme hésitante, puis, elle prit son essor et se mit à courir dans les fougères, dans les framboisiers, tout le long de la bordure, s’élargissant en éventail, afin de mieux pouvoir atteindre le champ d’avoine et les clôtures d’abatis qui l’encadraient.

Le tocsin ne s’était pas fait entendre en vain. Toute la population était sur pied : des vieux, ne pouvant plus travailler aux champs et qui passaient leur journée à fumer sur les galeries des maisons, se présentèrent prêts à défendre les foyers menacés ; des enfants qui jouaient sur les grèves du lac depuis le matin, accoururent ; des femmes, abandonnant les bébés qui braillaient dans les « bers » ou laissant leur lessive et la soupe sur les feux, vinrent également sur la lisière. L’on descendit des rangs les plus éloignés. Les uns arrivaient à pieds, au pas de course, les autres par groupes de quatre ou cinq, dans des « quat’roues » ou des charrettes.

Il était alors une heure et le soleil n’était plus qu’un disque que l’on distinguait à peine à travers la fumée. C’était presque la nuit, nuit étouffante de chaleur et de fumée, sinistrement éclairée des lueurs de l’incendie. L’on pensait d’abord que le feu qui dans le bois sec et serré, courait comme un imbécile, prenant dans sa liberté des airs de croquemitaine, allait s’arrêter, au bout de la forêt, faute de son menu ordinaire ; mais l’on fut bien vite fixé sur ses intentions destructrices. Il dévorait maintenant l’abatis comme il avait ravagé la forêt et comme il allait raser le champ d’avoine. Mais comment, à cette phase ultime du danger, conjurer le coup fatal ? Tout en ce moment crépite et roule dans le brasier ; sur un front d’à peu près un demi mille, la forêt s’écroule dans un mugissement effroyable exhalant des souffles consumant. Les hommes perdent la tête. L’on en vit qui, s’emparant de seaux et de chaudières, couraient au lac éloigné de plusieurs arpents, et puisaient de l’eau qu’ils venaient ensuite verser sur des tas d’abatis en flammes. C’était comme si l’on eut voulu faire monter le lac en y jetant quelques tassées d’eau au bout du quai. Quoi ! autant chercher à tuer un ours brun des Laurentides avec un tire-pois.

L’on tenta de former la chaîne des seaux, du lac au champ d’avoine à travers le village. Une quarantaine d’hommes se formèrent en file, le premier se tenant au bord de l’eau et le dernier près de la terre neuve. Celui du lac remplissait un seau qu’il passait à son voisin qui le donnait au troisième, celui-ci au suivant, ainsi de suite jusqu’au dernier qui en vidait le contenu sur le feu. L’on remettait les seaux vides aux petits garçons qui les descendaient à la course à l’endroit où on les remplissait. Le nombre des seaux de bois et des chaudières de zinc était suffisant pour occuper tous les bras, de sorte que la chaîne était ininterrompue. Le mouvement d’ensemble de ces hommes était devenu d’une régularité mécanique parfaite ; l’on eut pu croire qu’il ne devait jamais s’arrêter. Mais il prit fin bientôt. L’on réalisa que le travail était vain. Le feu continuait de plus bel à courir dans l’abatis à mesure que l’on arrosait ce dernier. L’on pensa que l’on réussirait plus vite à assécher le lac avec une pompe à bras qu’à éteindre ce feu par le moyen de la chaîne.

Un homme du village suggéra la tranchée. À ce moment, les premières flammes allaient atteindre le champ d’avoine, dernière étape avant de parvenir au village. L’on courut chercher dans le village toutes les pelles, les bêches, les pics et les pioches que l’on pouvait trouver et l’on se mit à creuser avec frénésie un large fossé au travers du champ à quelques pieds de la haie de branchages qui séparait ce dernier de la pièce de terre neuve en feu. Les hommes jetaient la terre sur l’humus incendié. Mais l’on reconnut bientôt que ce travail était aussi inutile que le premier. Le feu était trop violent et il n’y avait pas assez d’ensemble dans le travail ; il eut fallu en un instant creuser tout le champ. Les flammes qui couraient dans l’humus sec se faisaient, entre chaque homme, un chemin qu’il fallait ensuite couper plus bas que la tranchée et ainsi abandonner cette dernière. Il arrivait qu’un homme croyant le feu éteint en arrière de lui et reprenant son travail au fossé, voyait tout à coup s’embraser les grosses racines de l’une ou l’autre des souches qui parsemaient le champ. La souche était bientôt en flammes et chaque homme devait ainsi sans cesse recommencer le travail, en arrière.

Le travail de tous ces hommes ressemblait aux efforts inutiles et fatigants que l’on fait dans un rêve.

L’équipe s’énervait et les femmes s’alarmaient. Elles se tenaient par groupes serrés de l’autre côté de la clôture. Il y en avait qui étaient descendues des rangs, quelques-unes avec leurs nourrissons dans les bras. Chacune d’elles, tout en parlant de mille choses, étrangères au feu, criait de temps en temps aux hommes le moyen qu’elle croyait le meilleur pour arrêter la marche du fléau. Les hommes laissaient crier et continuaient leur travail. Jusques là, l’on avait essayé tous les moyens les plus en usage en pareille circonstance. L’effort particulier, chacun étant libre, n’avait pas été plus efficace que l’effort général. La tranchée ne réussissait pas plus que la chaîne. À un moment, les hommes restèrent immobiles, impuissants, paralysés, désespérés.

Marguerite Morel était dans le groupe des femmes et suivait le travail avec attention. Elle s’intéressait surtout à Léon Lambert qui, depuis le matin, était au poste parmi les plus opiniâtres. Vers trois heures elle proposa de porter à manger aux hommes et aussitôt, toutes les femmes coururent aux maisons d’où elles rapportèrent, enveloppées dans des serviettes ou des gazettes, des piles de tranches de pain beurrées et des bouteilles de lait. Quelques-unes apportèrent de la confiture de bleuets ou de framboises et des grosses galettes brunes faites de farine de sarrasin. Les hommes mangèrent gloutonnement, arrêtant à peine leur travail. L’une des femmes, un peu par plaisanterie, avait apporté une pleine platée d’épis de blé-d’inde bouillis du matin et qu’elle avait enduits de beurre après les avoir fait réchauffer au feu. L’on rit beaucoup et les quenouilles de maïs eurent un grand succès. Les travailleurs se jetèrent sur le plat qu’ils vidèrent en un instant. Ceux qui eurent la chance de saisir un des appétissants épis jaune d’or et ruisselants de beurre, se mirent à gruger goulûment à même, le tenant d’une main à la bouche, tandis que de l’autre ils continuaient de manier la bêche.

Comme l’on mangeait l’on entendit le bruit d’une voiture qui montait la route du quai. C’était Jacques Duval qui arrivait du rang quatre et qui venait chercher son père au bateau que l’on attendait vers cinq heures.

« Hé !… Jacques », ne put s’empêcher de crier un des hommes de l’équipe, « le feu attend après toi pour changer d’idée ; il trouve que t’as retardé un peu… »

Tout le monde se mit à rire.

Jacques Duval expliqua tant bien que mal qu’il avait dû courir après des animaux sautés dans le grain. Personne ne lui garda rancune de son retard. Il attacha son cheval à un poteau près d’une maison et rejoignit les hommes. Il s’arrêta au groupe des femmes qui, en une minute, lui racontèrent toutes les péripéties de l’incendie. Jacques écoutait principalement Marguerite qui lui narrait la tentative de la tranchée. L’on savait Jacques Duval débrouillard et l’on attendait de lui l’expression d’une idée de sauvetage.

« Mais l’on n’a pas essayé les sacs !… » demanda-t-il.

« Les poches !… les sacs !… crièrent ensemble toutes les femmes.

Les travailleurs s’arrêtèrent un instant et l’un d’eux cria :

« C’est bien vrai, les sacs !… Les femmes, sortez les sacs !… »

Les femmes coururent de nouveau aux maisons et revinrent bientôt rapportant des brassées de sacs de toile, de vieilles couvertures et d’immenses haillons qui étaient des pièces de vêtements trop usagés destinées aux « catalognes ». Elles plongèrent des tissus dans des seaux d’eau et les tendirent, par dessus la clôture, aux hommes qui couraient battre de ces nippes humides les herbes et le sol, entre les souches. On battait à coups redoublés et retentissants, les uns faisant des gestes désordonnés, les autres poussant des ahans sourds, tous courant ici et là, brandissant les tissus trempés. Un petit tourbillon de fumée noire et des étincelles jaillissaient de terre sous chaque coup brusque d’un sac lourd d’humidité ou d’une couverture ruisselante. On ne remarquait pas plus d’ensemble que précédemment dans le travail. Chacun battait la terre, au hasard, ici et là. On laissait des « chemins de feu » près des souches et c’était à recommencer sans cesse. Les hommes abandonnèrent, l’un après l’autre, ce nouveau travail épuisant et éreintant. Le découragement les prenait enfin.

Jusque là, il avait manqué la voix qui commande, qui simplifie l’action et la rend efficace. Et voilà qu’on l’entendit tout à coup ; elle retentit dans la fumée pardessus les crépitements des flammes :

« Le contre-feu !… »

Il y eut un moment de stupeur, car l’on vit aussitôt un homme, couvert de fumée, brandissant une torche faite de branches tordues, courir à la clôture où se tenaient les femmes, allumer les pieux, les piquets et les brindilles, et l’avoine, faire la même chose un peu plus bas, puis encore plus loin, enfin, tout le long de la clôture, sur une distance de plusieurs arpents. Quoi ! Mais c’était de la folie.

Le fou, c’était le Français.

Le feu flamba sur toute la ligne, près des maisons. Des cris d’indignation se firent entendre. Instinctivement, pour les éteindre, l’on se jeta sur les foyers nouveaux que venait d’allumer le Français. C’était ce qu’il voulait. Alors, il commanda :

« En rangs serrés et chassez le feu vers la forêt ! »

Quelques-uns comprirent et s’acharnèrent contre le nouvel incendie. Les autres suivirent instinctivement et obéirent au commandement sans trop en comprendre le sens. La voix du Français s’était faite, soudain autoritaire, irrésistible. Jusque là, le désordre avait été égal à la frayeur. Les hommes avaient été tiraillés en tous sens par mille cris désordonnés, chacun donnant les ordres incertains. Il n’y avait eu ni guide ni chef. Et voilà que la voix brève du commandement venait de retentir. Ce fut magique. Pâle de peur, non de peur physique, mais de peur morale, la peur du danger des autres, fléchissant sous le poids de la responsabilité, Léon Lambert ne cessait de crier :

« En rang !… en rang !… chassez le feu vers la forêt ».

Le Français courait d’un point à l’autre de la ligne, coupait lui-même un « chemin de feu » qui faisait sa trouée entre deux hommes, donnait des ordres à celui-ci et à celui-là, organisait des escouades aux deux extrémités du champ où près des grosses souches, faisant démolir les clôtures à demi calcinées. Sa voix avait l’accent de l’autorité qui s’impose. On travaillait ferme comme un seul homme.

Le premier besoin des hommes, dans le péril, est de croire à un chef qui commande et la première qualité du chef est de croire lui-même ce qu’il ordonne. Les travailleurs qui ne se sentent pas soutenus par la conviction d’un chef hésitent et s’arrêtent.

Maintenant tous comprenaient. Dans le groupe des femmes, ce fut un cri d’admiration. Le travail était à présent organisé et, derrière les hommes, entre eux et la ligne du village, s’étendait une large bande de cendres et de charbonnailles grises. Elle s’élargissait à vue d’œil, gagnant le milieu du champ ; le nouvel incendie allant à la rencontre de l’autre, maintenant hésitant, déconcerté, sur le point de manquer d’aliments. Bientôt les flammes des deux feux se confondirent sur une même ligne, au milieu du champ, ni l’un ni l’autre ne pouvant avancer davantage. Il y eut un brusque sursaut des flammes qui, bientôt, se couchèrent pour s’éteindre. Un cri de triomphe jaillit de toutes les poitrines. Comment n’avait-on pas pensé à cela plus vite ? Le village était sauvé. Personne ne sentait plus les fatigues et les craintes.

À ce moment, l’on entendit, la sirène de l’« Outaouais » retentir, dans la fumée, à quelques encablures du quai. Quand, au bout d’un quart d’heure, les passagers mis au courant des détails de l’affreuse journée, par ceux qui étaient allés à leur rencontre, arrivèrent à la bordure du village, ils aperçurent presque toute la population rassemblée sur un seul point. Le groupe formait comme une héroïque association faite de la communauté de courage, de dévouement, de craintes et de périls.

La brunante tomba bientôt sur le brasier encore ardent mais sans danger de la forêt détruite. Pendant une partie de la soirée, sans même penser au souper, l’on s’amusa, par groupes joyeux et bruyants à suivre les derniers spasmes de l’incendie. Une grande lueur fauve s’étendait sur toute la forêt en ruines. À travers cet immense abatis, cette étendue humiliée d’arbres dénudés, de troncs à demi calcinés, de monceaux de charbon et de cendres ardentes qui étaient, le matin encore, une mer verdoyante de feuillage frais, l’on voyait, ici et là, de grandes majestés sylvestres demeurées solitaires dans ce champ de désolation, achever de se consumer doucement sous des traînées de flammes fatiguées qui les lèchent, puis s’éteindre dans le crépuscule de grandes ombres rayant le ciel un peu blanchi par la fumée qui s’étend en nappes démesurées dans les hautes couches atmosphériques.

Ce morceau de la forêt outaouaise, sans doute, tôt ou tard, devait finir par s’abattre sous la hache du colon ; ce n’était pas une de ces forêts dont l’industrie forestière et la prospérité du pays veulent la survivance. Aussi, c’est presque avec joie qu’on la regarda mourir laissant à sa place un désert noir et crépitant de charbons qui mordent encore le sol ; ce dernier, l’année prochaine, portera peut-être de riches moissons. L’humus rougeoyant encore fulgure au ras de terre dans l’obscurité grandissante.

Mais, vers huit heures, au moment où chacun songeait à gagner la maison pour le souper, et ensuite, le repos bien mérité de la nuit, l’on sentit l’air s’alourdir subitement. Le fond de l’horizon devint noir d’encre sur le noir de fer de la nuit tombante… Le feu a fait son œuvre dans la forêt et dans le pauvre champ d’avoine sacrifié au Molock pour le salut commun. Mais il reste encore des charbonnailles sournoises qui sous les coups de vent subits seraient menaçantes pour les autres parties de la forêt qui entoure Ville-Marie. Entre le noir de la terre calcinée et celui du ciel, les lueurs dernières de l’incendie du jour prennent des aspects fantastiques. Il se prépare dans ce coin de la nature outaouaise comme une sauvage fantasmagorie, un stupéfiant décor pour chevauchées de Walkyries… Quel Siegfried va apparaître et sonner du cor au sommet des montagnes d’argent de Cobalt ?…

Le spectacle devient terrible ; les gens se sauvent dans les maisons hospitalières. Une bourrasque violente fit voler en tourbillons dans l’air, la poussière et des feuilles, tournoyer les branches et ployer les arbres et les arbustes pendant que s’élevaient au milieu du bois brûlé des trombes d’étincelles. D’épais nuages, bas et noirs, après avoir couru dans le ciel comme des meutes aux abois, s’étaient ramassés en bandes compactes au fond du nord. Un calme subit succéda à la bourrasque, puis des éclairs bleuâtres fulgurèrent, laissant apercevoir toutes les côtes ontariennes avec au fond un grand pic qui semblait un volcan en ébullition ; après quoi, le tonnerre gronda sourdement comme faisait, à midi, le feu courant dans le bois sec. D’autres éclairs, plus brefs, zébrèrent l’horizon de lignes rapides et il y eut des éclatements retentissants et secs dans l’espace. Ce fut pendant quelques minutes, un bruit assourdissant ; des souffles de pluie remplirent l’air.

Dans les maisons, les femmes se signaient à chaque éclair et allumaient des chandelles bénies le Vendredi Saint et qu’elles plaçaient à toutes les fenêtres. Les hommes, en parlant, baissaient la voix. L’on entendit ensuite de grosses gouttes de pluie s’écraser sur les toits et dans les vitres des fenêtres. Le tonnerre, un instant, se tut, et la chevauchée des nuages noirs pleins d’eau s’arrêta au-dessus du village, du lac et de la forêt en cendres. L’eau tomba à torrents pressés et précipités sur les flots bouillonnants, sur les toits retentissants de bardeaux de cèdre et sur la cendre chaude. Elle tomba longtemps, affermissant la terre neuve qui avait fait place à la forêt déjà ancienne débarrassée pour toujours de son fardeau de bois ; humectant les champs assoiffés par plusieurs semaines de sécheresse ; complétant l’œuvre des faiseurs de terre neuve, enfin, protégeant la forêt proche des dangers d’un autre feu pendant la nuit sournoise. Durant près d’une heure, en cataractes rafraîchissantes, tomba la pluie bienfaisante appuyée de vibrants coups de tonnerre.

Quand après l’orage, chacun reprit la route de la maison, l’on ne vit pas, du côté du bois, de lueurs sournoises, et si l’on prêtait l’oreille l’on entendait distinctement dans l’air libre et lavé le bruit sourd des dernières gouttes de pluie sonner sur la poudre des bois brûlés.