Le Français/09

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 169-199).


IX


Le temps qui s’écoule entre la mi-septembre, après l’arrachage des patates, et la mi-octobre alors que jusqu’aux gelées l’on fera un peu de labour, est à la campagne une époque pendant laquelle les bras chôment et les champs se reposent. C’est un temps de répit et comme de vacances rurales. De mélancoliques soleils annoncent novembre, destructeur des magnificences de l’automne. Jusqu’à octobre, les ravages de la saison nouvelle ont été à peine sensibles. Les feuilles ont bien jauni aux arbres, mais tant qu’elles y restent attachées, l’on peut croire en une nature encore pleine de vie ; le gazon est bronzé mais les fleurs sont parties. Des fois, l’Été des Sauvages respectant la survivance de l’été, jusqu’aux premières neiges, nous fait revivre les jours de septembre ; mais l’Été des Sauvages ne ramène pas les fleurs. Alors le soleil redevient plus chaud, et le ciel, légèrement terni, veut comme reconquérir sa primitive splendeur. Hélas ! à cette époque, une nuit suffit pour donner à la nature laurentienne l’aspect sinistre qu’imprime la saison rude.

Vers le milieu d’octobre, l’on sort de nouveau les charrues, mais pour quelques jours seulement. On ne laboure, avant les neiges, que quelques pièces de chaume sec ou de la terre neuve. Les hommes, les bêtes et la terre sont fatigués. Aussi, rien ne ressemble moins aux bruyantes parties des labourages du printemps que les mornes promenades de l’attelage las du labour d’automne. La glèbe est vaseuse et froide ; le ciel est gris et bas, rayé de vols de corneilles qui croassent et s’abattent par bandes dans les sillons ou traînent des buées ; on les voit picorer avec rage deux par deux. Au printemps, le geste somptueux du semeur s’étendra sur tout le labour prêt à féconder, mais à l’automne, les sillons, gelés et vides, avant de recevoir les semences, disparaîtront pendant des mois sous des masses de neige…

Un peu avant ses labours, au commencement d’octobre, Jean-Baptiste Morel était allé couper, dans sa réserve à bois de la Pointe-au-Vin, six beaux billots d’épinette rouge. Il voulait depuis longtemps se construire un poulailler attenant à sa grange, et ces billes allaient lui fournir les planches nécessaires à cette construction. Il avait relié ces billots ensemble par une corde passée dans des crampes de fer fichées à l’un des bouts de chacune des pièces de bois traînées derrière une chaloupe qu’il faisait avancer en godillant à l’aide d’une grosse rame solidement contenue par un anneau de fer fixé en arrière de l’embarcation. Sous la marche du cajeu, les extrémités non reliées des billots qui s’écartaient, de chaque côté du sillage de la chaloupe, formait comme un éventail… À la fin de la journée les grumes étaient à la maison.

Le samedi matin, Jean-Baptiste Morel avait attelé Blond à la « waguine » chargée de ses billots encore humides de l’eau de la baie, et était parti pour le moulin à scie où on lui avait promis de scier ses planches dans la journée. Ce moulin à scie était situé dans le Rang Trois, au bord d’une petite rivière qui venait du côté de Guigues et qui, après avoir traversé quelques terres à l’ouest de Ville-Marie, se jetait en bouillonnant dans le lac. Il avait été construit exclusivement à l’usage des cultivateurs de la paroisse qui avaient besoin de planches et de madriers pour la construction et les réparations des dépendances de leurs fermes.

Il était bien rudimentaire le petit moulin à scie du Rang Trois de Ville-Marie ; aussi, se gardait-il d’avoir les proportions de ses grands frères des centres d’exploitation forestière du Saguenay ou de Saint-Maurice. C’était une sorte d’appentis en planches brutes, ouvert des quatre côtés à tous les vents du ciel et couvert d’un toit aux deux pentes légèrement inclinées. Au milieu de l’une d’elles surgissait un long tuyau de tôle noire par où s’échappait, à vingt pieds dans l’air, la fumée blanche de la fournaise. Au ras de la couverture de bardeau, à trois ou quatre pieds de distance du grand tuyau, un bout de tube de fonte laissait passer, pendant toute la journée, par petites bouffées blanches, saccadées et bruyantes, la vapeur de la bouilloire. Une soupente, attenant au corps principal de la bâtisse, abritait la fournaise, les armoires aux huiles et aux outils, et l’engin que l’on entendait « cogner » au loin. Dans la grande bâtisse se trouvaient les machines dont le nombre, pour l’usage auquel elles étaient destinées, était réduit au strict minimum. L’on voyait d’abord la grand’scie qui tournait au milieu du plancher et dont le charriot circulait d’une extrémité à l’autre de l’appentis ; il allait et venait sur deux minuscules rails, promenant le billot au long de la scie qui faisait entendre des plaintes stridentes et enlevait à chaque retour du charriot de larges tranches à la bille de bois. Du dehors, à intervalles réguliers, l’on voyait surgir et disparaître tour à tour ce charriot. La grand’scie taillait à volonté des madriers et des planches. À côté, il y avait le déligneur composé d’une petite scie circulaire et d’un autre charriot, long et bas, et faisant pour les planches sorties de la grand’scie ce que faisait le gros charriot ; chargé plus légèrement, il allait et venait à une allure plus vive, promenant la planche ou le madrier dont on voulait entailler à vive arête les rebords rugueux liserés de l’écorce de l’arbre. Plus loin, vis-à-vis le déligneur, l’on entendait le bruit court et brusque de la découpeuse qui avait pour objet de rogner les bouts irréguliers des madriers et des planches. Enfin, à la suite de la découpeuse, venait la planeuse qui enlevait au bois scié sa rugosité et le rendait doux comme verre, simplement en le passant doucement entre deux rangées de rouleaux de fonte et de couteaux mécaniques qui tournaient avec une grande vélocité, produisant à leur contact avec le bois un bruit assourdissant qui se faisait entendre par-dessus celui de toutes les autres machines. En dessous du plancher solide qui supportait toute cette machinerie sourdement trépidante, se croisaillaient en tous sens les courroies, les poulies, les arbres de couche couverts d’une épaisse croûte de bran de scie mêlé à l’huile qui dégoulinait sur le sol durci recouvert d’un paillasson feutré de sciures de bois et de ripes.

Le travail ne manque pas dans ces petits moulins à scie de colonisation. Dans celui du Rang Trois, la besogne était généralement menée par trois hommes : Pierre Ducharme, le propriétaire, et son fils, le premier dirigeant le charriot de la grand’scie et l’autre voyant alternativement à tous les travaux du découpage et du « bottage », pendant qu’un engagé surveillait, dans la soupente, les feux de la fournaise et le fonctionnement de l’engin. Pierre Ducharme, depuis longtemps, voulait installer dans son moulin, une embouveteuse et il se plaignait sans cesse, auprès de tous ceux qui venaient le faire travailler, contre ce qui l’avait empêché, jusqu’à présent, de réaliser son projet ; et c’est le menuisier de la paroisse qui continuait, tant bien que mal, à pratiquer aux côtés des planches qui sortaient du moulin à Ducharme les fines cannelures et languettes qui permettaient de les faire adhérer hermétiquement l’une dans l’autre.

Pierre Ducharme, se plaignant de l’excès du travail pour ce jour-là, apprit à Jean-Baptiste Morel que ses billots ne pourraient être sciés que tard dans l’après-midi. Jean-Baptiste était contrarié ; pour tout un bien, il n’aurait pas voulu retourner à la maisons sans sa charge de planches ; aussi, ne savait-il trop comment passer le temps en attendant son tour au moulin. Il allait s’adosser tranquillement dans un coin de ce dernier et allumer sa pipe, quand il eut une idée soudaine. Comment n’avait-il pas pensé à cela plus vite ? À l’autre extrémité du Rang Trois, se trouvait la terre d’André Duval, le père de Jacques, son ami intime ; il ira donc dîner chez André Duval. Aussitôt dit, aussitôt fait.

Jean-Baptiste Morel arriva chez André Duval au moment où la famille se mettait à table pour le dîner. Duval et sa femme lui firent une cordiale réception et l’invitèrent à prendre, « sans cérémonie », une place à la table de la famille. Le menu était celui de tous les jours chez un cultivateur bas-canadien : une soupe aux pois avec persil et herbes salées, un carreau de lard bouilli avec un collier de pomme de terre, de choux, de carottes et de navets ; un grand plat rempli d’épis de blé d’inde également bouillis et que les convives avaient le droit d’enduire de beurre à même une miche placée dans un large beurrier posé au milieu de la table ; et comme dessert, des bleuets séchés couverts d’une couche de sucre d’érable râpé. Il faut convenir toutefois que la crème étant un article de luxe, ce jour-là, madame Duval en avait servi un pot spécialement en l’honneur de Jean-Baptiste Morel. Comme tous les cultivateurs, André Duval allait assidûment porter, chaque matin, à la fromagerie le lait de la ferme qui rapportait, en fromage, du printemps à l’automne, assez d’argent sonnant pour payer les instruments aratoires et les dépenses de la maison ; les règlements de la fromagerie défendaient d’écrémer le lait une fois versé dans les canistres.

La famille Duval était à table au complet, à l’exception de Jacques. Madame Duval, à la fois maîtresse de maison, cuisinière et servante, faisait seule les honneurs du dîner, allant et venant, d’une allure vive, entre deux bouchées, de la table à l’armoire et du poêle à la table. Elle était alerte et parlait beaucoup ; sa figure au teint vif et animé, toujours souriante, était agréable, et toute sa personne avait un ensemble sympathique qui attirait. À l’un des bouts de la table se tenait André Duval qui servait lui-même, remplissant toutes les assiettes de portions congrues. Il avait d’abord coupé par larges tranches, prenant beaucoup de précautions pour ne pas laisser tomber les miettes, la moitié d’un gros pain brun à la croûte dorée, cuit au four de glaise, par sa femme, et qu’il avait marqué d’une croix avec son couteau avant de l’entamer. D’un côté, il y avait Joseph, le cadet, un gros et solide garçon de dix-huit ans aux membres trapus et fort comme un jeune taureau. Son père disait de lui qu’il pouvait tenir tête à une paire de bœufs de labour. Celui-là aimait passionnément la terre, comme son père, et ce dernier comptait sur Joseph comme sur lui-même pour tous les travaux du sol. Près de Joseph mangeait avec l’appétit d’un jeune loup affamé, Arthur qui avait dix ans mais à qui on en eut donné quinze. Espiègle, malcommode, disait sa mère, Arthur était mêlé à tous les événements du Rang ; ses yeux vifs furetaient partout pendant qu’il mangeait goulûment le contenu de son assiette qu’il demandait souvent à renouveler. Il allait à l’école avec ses deux petites sœurs, Alma et Régina, deux gamines roses à la mine éveillée, qui se tenaient bien sagement assises à l’autre extrémité de la table, vis-à-vis du père :

« Et à l’école, comment ça va ? » demanda, pour engager la conversation, Jean-Baptiste Morel à la plus âgée des fillettes.

— Ça va bien, monsieur, répondit-elle d’un air gêné.

« C’est bien tannant, à l’école », hasarda Arthur, moins gêné, « surtout avec la nouvelle maîtresse. Ah ! la vieille « gribouche » ; elle passe son temps à hurler après les enfants. »

« Oui, elle est maline, c’est effrayant », renchérit Régina, le « nichouet » de la famille, jolie pouponne de six ans, aux joues rouges et pleines, aux cheveux d’or ébouriffés. »

« Voyons, voyons, les enfants », fit doucement André Duval, qui était commissaire de l’école du Rang, « je vous ai déjà dit de ne pas parler mal de vot’maîtresse. »

Puis, s’adressant à son ami :

« Si tu savais la misère qu’on a de trouver des maîtresses d’école. »

— Oui, intervint madame Duval, si on écoutait les enfants, ou courrait tout le pays sans trouver une maîtresse qu’ils aimeraient.

« Mais celle-là, j’vous dis qu’elle est terrible », fit encore en levant le nez, Arthur occupé à gruger un épi de blé d’inde dont le beurre qu’il avait mis dessus lui dégoulinait le long du menton.

« Voyons, toi, le renard… » fit le père.

— Oui, cria la mère, faisant de grands gestes vers Arthur, si tu « foxais » pas tant, la maîtresse serait pas obligée de tant crier après toi. »

Et le malheureux Arthur, à la suite de cette virulente apostrophe, encore qu’il n’en parut que fort peu humilié, eut à subir un long réquisitoire où l’on avançait, entre autres crimes, que lui, Arthur, alors que sur sa parole ses parents le croyaient à l’école, était allé pêcher au lac avec d’autres renards de son espèce ; qu’une autre fois, il avait trouvé le moyen de sortir de l’école et de se rendre jusqu’au village pour voir un montreur d’ours arrivé le matin, par le bateau venant de Haileybury… « Ah ! tu pensais qu’on le savait pas, hein ? » lança madame Duval, s’adressant à Arthur qui, souriant probablement au souvenir des exploits de l’ours des Pyrénées en visite à Ville-Marie, sans lever la tête, grignotait jusqu’au coton avec ses dents de jeune chat sa troisième quenouille de mais.

Les petites, se regardant, riaient de la mine déconfite de leur jeune frère. Jean-Baptiste Morel, comme un homme qui n’aurait rien autre chose à penser et qui veut se payer un instant de distraction puérile, s’amusait à ce procès d’Arthur et riait avec les fillettes cependant qu’il ne négligeait pas son assiette que lui remplit, une deuxième fois, André Duval insistant, du reste, plus que de raison pour le faire manger.

« Vous excuserez bien, M. Morel », expliqua madame Duval, « mais je savais pas qu’on aurait de la visite à midi ; c’est le dîner ordinaire de la famille, vous savez… C’est drôle, André, mais moi j’trouve qu’l’lard est pas bon, cette année ; j’pense qu’on a pas mis assez de salpêtre dedans quand on l’a salé à l’automne ; en tous cas, je l’trouve fade… C’est comme les patates qu’ont presque toutes pourri dans les caves, cet hiver qu’il a fait si doux… Non, j’vous assure, Monsieur Morel, c’est pas un bon dîner et vous vous adonnez bien mal… Dire que si j’avais su que vous veniez… on a un coq qui me fait des misères sans bon sens dans le jardin, c’que j’en aurais fait un bon ragoût de cet infâme coq, si j’avais su… André, tu sais, pas plus tard, que la semaine prochaine, qu’on ait de la visite ou qu’on en ait pas, j’l’tue, ton coq !… »

« Je l’ai envoyé deux fois, à matin, d’là butte aux citrouilles », annonça Arthur plus heureux d’assister au procès du coq qu’il n’avait été, l’instant d’auparavant, à l’instruction du sien.

Joseph, qui n’avait pas encore dit un mot du dîner, risqua tout à coup :

« Tu sais, maman, ton coq, c’est moi qui va l’tuer comme nous a montré l’agronome du gouvernement, la dernière fois qu’il est venu par ici. »

« Ah ! l’agronome ! » fit avec un air sceptique Jean-Baptiste Morel ; « t’as confiance à ça, toi ?… »

S’adressant à André : « M’est avis, moi, que si on se fiait à ces jeunesses-là pour faire rapporter nos terres, on mettrait pas de temps à récolter rien que du foin bleu… Qu’est-ce que tu penses de ça, toi, André ? Moi, j’trouve que ces petits messieurs d’là ville peuvent rien nous montrer de pratique. »

— Jean-Baptiste, ça me fait de la peine de le contredire mais je suis pas de ton opinion là-dessus. Les agronomes du gouvernement nous rendent des grands services, surtout celui de Ville-Marie. J’ai pensé comme toi pendant longtemps, mais j’ai changé d’avis. Ces garçons-là ont étudié dans des écoles d’agriculture, tu sais, comment on cultive la terre… Diable de diable ! Jean-Baptiste, ça s’apprend pas tout seul, not’métier ! Aussi moi, j’trouve qu’ils nous apprennent des choses nouvelles qui réussissent et qui font du bien à nos terres et à nos animaux. Quant à moi, j’écoute toujours les conseils de l’agronome d’ici et je ne m’en repens pas.

— Tu prétends toujours pas qu’on sait pas mieux cultiver qu’eux autres et qu’ils connaissent nos terres comme nous autres ?

— Oui, j’prétends ça, Jean-Baptiste ; j’sais qu’ils ont étudié des choses qu’on peut pas savoir, nous autres, et qu’il faut finir par savoir. Ils savent, comme j’te l’ai dit, des choses nouvelles tandis que nous autres nous savons un tant seulement c’qu’on a appris d’nos pères. Mais nos terres ont besoin de quelque chose de plus au jour d’aujourd’hui. Il y a d’autres moyens que les nôtres de cultiver les champs et de soigner les animaux. Moi, depuis quatre ans, j’ai fait c’qu’on appelle d’là rotation et je m’aperçois que ça rapporte bien plus… On savait pas ça, nous autres, et on appauvrissait nos terres ; je l’ai appris par l’agronome. On a semé du blé pendant dix ans de suite dans ma pièce d’là route qu’tu connais ; au commencement, ça venait à pleine clôture, puis ça a diminué, et, à la fin, le grain était pauvre sans bon sens ; la paille venait pas plus longue que le doigt. L’agronome, quand il est arrivé à Ville-Marie et que j’ai été le consulter pour voir, m’a conseillé de semer tout de suite de l’avoine dans cette pièce-là. Mon vieux, à l’automne, j’avais de l’avoine de trois pieds de haut, crois-moi ou crois-moi pas. L’année d’ensuite, j’ai semé du trèfle et c’est venu à rouleaux. À la fin, c’printemps, j’ai resemé du blé et si t’avais vu ce blé-là au mois d’août ; c’était de toute beauté. Pourtant, il y a d’là sécheresse, comme tu sais !… Non, tu comprends, Jean-Baptiste, on peut pas tout savoir, et on a beau connaître nos terres, il y aura toujours à apprendre dessus… La culture, asteur, comme on lit souvent dans l’« Journal d’Agriculture », c’est d’là science et il faut qu’ça s’apprenne ; ça peut pas venir tout seul.

— T’aurais bien pu t’apercevoir tout seul qu’on peut pas semer toujours, toujours l’même grain dans l’même champ, il m’semble.

— C’est à savoir !… L’savais-tu, toi, avant qu’ça s’apprenne dans la paroisse ? C’est comme, dans l’jardin, Madeleine peut t’en dire quelque chose. Pendant des années et des années, la mère a semé des carottes dans l’même carré, des oignons toujours à la même place. Asteur, à la place d’l’oignon d’l’année dernière, elle a semé des fèves ; à la place des fèves, elle sème des bettes ; elle change ça tous les ans. Vas voir son jardin, mon vieux, tu m’en diras des nouvelles ; ça rapporte trois fois plus qu’avant et avec moins de fumier…

«  J’te crois, André, qu’ça rapporte ! » cria madame Duval. « J’ai jamais eu un si beau jardin que depuis trois ans, croyez-moi, Monsieur Morel ! »

Jean-Baptiste Morel, à la vérité, n’avait pas une réserve indéfiniment fournie d’arguments en faveur de sa thèse sur la routine agraire ancestrale ; aussi, ne se sentait-il pas prêt à soutenir longtemps la discussion sur ce sujet surtout avec des gens aussi ferrés que lui semblaient André Duval et sa femme. Il pensa qu’il serait poli de conclure par un signe de vague approbation et chercha une occasion de rompre les chiens, ce qui lui fut d’autant plus facile que, les enfants ayant fini le dessert, André faisait mine de se lever…

« Oui, oui », dit-il « j’sais qu’il y a du bon et qu’on en a toujours à apprendre… Mais vous savez, chacun a son idée… Ah ! j’y pense, voulez-vous me dire où est Jacques ; quand on dit que j’l’ai pas encore vu ! »

«  Jacques est parti, à matin, au petit jour, pour aller faucher du foin bleu au trécarré », répondit fièrement André Duval qui ajouta : « Jacques prétend qu’c’est bon pour les génisses, du foin bleu. Il a apporté son dîner avec lui et il descendra rien qu’à la nuit.  »

Dès qu’on fut levé de table et, comme les deux hommes allumaient leur pipe, André proposa à son ami de visiter sa terre et ses bâtiments. Les granges étaient pleines de la récolte de la saison. Il y avait la grange principale, près de la maison et attenant aux étables, et une autre, plus petite, qu’André avait fait construire au milieu de la terre pour recevoir le grain et le foin des pièces d’en haut. À cause de la sécheresse, les granges étaient, cette année, moins remplies que de coutume. Le grain était beau et les épis pleins, mais la paille était courte et le rendement du foin était de quarante pour cent de moins que l’année précédente. André Duval rappela qu’il avait eu peur de ne pas avoir assez de paille pour nourrir ses vaches et ses moutons durant l’hiver. Il avait d’abord pensé vendre au rabais quelques-unes de ses vaches et il confia à son ami ce que ça lui aurait coûté de désorganiser son troupeau qui comprenait quinze bonnes vaches laitières de première race.

« Quinze bonnes vaches laitières, tu sais c’que ça peut rapporter ? » disait-il, « et ça peut pas se renouveler tous les ans, ça. On met au moins trois ans à refaire un troupeau brisé. J’ai donc décidé d’garder toutes mes vaches. »

— Mais tu vas les nourrir avec quoi, tes vaches, jusqu’au printemps ? demanda Jean-Baptiste Morel.

— Encore là, Jean-Baptiste, j’vas te répondre qu’on peut toujours en apprendre et qu’il faut pas sans cesse se fier à soi. Tu te rappelles qu’au mois d’août, le curé a lu en chaire, une lettre du ministre de l’Agriculture de Québec rapport à la sécheresse. Le ministre demandait aux habitants de pas s’presser d’vendre leurs vaches à cause du manque de fourrage. Il nous disait qu’la récolte de patates allait être bonne et il conseillait de pas vendre nos patates à sacrifice mais de les donner à nos vaches, pendant l’hiver, à la place du fourrage. C’est plein de bon sens et c’est ce que j’ai décidé de faire. J’ai récolté deux cents minots de patates, cet automne, tiens, la semaine passée : ça nous a pris toute la semaine. J’vas en donner une bonne partie à mes vaches cet hiver, c’qui va m’permettre d’garder un peu plus de paille pour mes moutons.

Jean-Baptiste Morel approuva et dit à son ami qu’en effet c’était plein de bon sens.

André Duval possédait trois lots de terre qui étaient les plus beaux du Rang Trois. Ces terres étaient de bonne qualité, bien engraissées et bien égouttées. Aussi, passait-il pour un cultivateur à l’aise et il était fier du bien qu’il montrait au soleil. Jean-Baptiste Morel ne pouvait s’empêcher d’en être un peu jaloux.

« J’comprends », chercha-t-il à expliquer, pendant que son ami lui faisait voir un grand champ qu’il avait eu le temps, après la moisson, de drainer en l’encadrant d’un large fossé, « j’comprends que tes terres te rapportent autant ; t’as encore toute ta force, toi, et t’as pour t’aider deux garçons qui sont des hommes et un troisième qui travaillera autant que toi demain… et ta femme qui peut voir à la maison et aux animaux, et qu’est si capable !… »

Il y eut un instant de silence entre les deux hommes ; puis, Jean-Baptiste Morel, continuant, hasarda un sujet qui l’intéressait autant qu’il touchait son ami :

« Il est vrai q’ton plus vieux, Jacques, te donne pas beaucoup de contentement et que tu pourras pas longtemps compter sur lui avec ses idées de ville et de voyage… »

— Ah ! mon vieux, j’ai à te dire du nouveau là-dessus… T’apprendras que Jacques est plus le même et qu’il est changé sans bon sens sur ce rapport. Il a fait un été sans pareil ; j’t’assure qu’il m’paraît bien moins en l’air. J’sais pas c’qui l’a pris. J’étais certain pendant longtemps qu’il aimait pas la terre, qu’il pouvait pas s’y faire et qu’il la laisserait vite. Mais voilà-t-il pas que cet été, il s’est mis à travailler avec un cœur que c’en était une bénédiction. J’ai été surpris, tu penses, mais j’t’assure que j’étais content dans le fond. Pendant les foins, il a manqué une seule journée de travail et c’était pour aller à ta corvée, tu sais. Dam ! il est encore un peu gauche, mais il donne du cœur. Aux récoltes, j’avais jamais vu un homme aussi « ennimé » que Jacques. C’est lui, penses donc, qu’a moissonné tout fin seul ma pièce de blé d’la route ; ça veut dire qu’il a fait dans deux jours le travail presque de deux hommes dans l’même temps. Chaque soir des récoltes, on aurait dit qu’Jacques n’avait pas assez travaillé et qu’il était jamais assez tard pour finir. Il soupait, des fois, à neuf heures. Pour lors, tu comprends, je m’suis mis à m’encourager… À midi, tu sais qu’t’as pas vu Jacques à la table et je t’ai dit c’qu’il faisait. C’est toujours comme ça…

André Duval, en ce moment, semblait jouir de la plus complète satisfaction. Le tiède soleil de prime automne qui faisait reluire ses champs, les quelques arbres qui se dressaient ici et là dans les chaumes, les prés qui s’étaient soudainement couverts d’une nouvelle verdure sous de bonnes pluies chaudes récemment tombées, tout cela avait une force persuasive qui entrait en lui, librement. Le paysage, fraîchement verni que présentait sa terre en cette belle journée, l’excitait. Il éprouvait vivement la plénitude de vivre et il sentait monter en lui un amour passionné pour sa terre. Il se savait solide encore, loin du seuil de la vieillesse et il était particulièrement heureux, en ce moment, de pouvoir chasser de son esprit ces prévisions chagrines qui trop longtemps l’avaient assailli à cause de Jacques. La moisson était sauvée et il y avait maintenant de l’or plein les granges, plein les étables, plein les caves. Les blés avaient été rentrés mûrs à point ; il savait qu’ils étaient bons pour le pain futur, pour la force et l’activité de la race. Maintenant, son domaine embaumait la nouvelle verdure d’un simulacre de renouveau, après les inquiétudes de la sécheresse ; et tout cela le rend plus ingambe, plus fort que jamais.

Les deux hommes, vis-à-vis d’un vaste chaume, se sont arrêtés et accotés à une clôture de pieux de cèdre qui longe le chaume d’un pacage où paît le troupeau des laitières de Duval. De là, ils embrassent du regard une grande partie du domaine. À l’est, ils voient, au loin, au bord du chemin du roi, la maison et ses dépendances ombragées de peupliers et, à l’ouest, ils distinguent la dentelle des futaies du trécarré qui se profile sur l’azur imbibé en ce moment d’une clarté dorée. Le tableau est plein d’une infinie variété de lignes et de couleurs ; les terres semblent doucement sommeiller, comme fatiguées, dans la tiédeur de ce jour blond.

Après quelques minutes de silence, Jean-Baptiste Morel, allumant sa pipe, se lamenta :

« T’as d’là chance, toi, André, tu peux pas nier, t’as d’là chance ! »

Derechef, le père de Marguerite se replongea dans ses éternelles idées noires. On eut dit que le bonheur de son ami le rendait jaloux et, comme toujours, devant une contrariété, il faiblissait, il perdait son équilibre. Il était de ceux qui ne luttent pas. L’habitude qu’il avait prise de chercher sans cesse à se convaincre que les inquiétudes, les tracas et les contrariétés constituaient son lot, à lui, avait imprimé à son caractère comme un pli de passivité. Sans cesse rongé par le constant souci de l’avenir de sa terre, il cherchait à se convaincre que ce qui lui arrivait de désagréable portait atteinte à sa terre, et il se refusait à l’idée de penser qu’elle pourrait être inférieure aux autres.

Mais voilà que tout à coup, il sentit comme un rayon lumineux percer, en son âme inquiète et mobile, le sombre nuage qui l’enveloppait. La joie d’André Duval à lui apprendre les nouvelles dispositions de Jacques se communiqua subitement à lui. Par un prodige de transformation imaginaire que sait accomplir l’ambition de voir atteindre à la perfection l’objet d’un culte passionné, il se vit, lui aussi, à la tête d’un beau bien, l’un des plus riches de la paroisse, et cela par la seule vertu du travail des deux bras d’un gendre de la bonne lignée des habitants bas-canadiens. De cette façon, il voyait l’avenir de sa terre assuré selon les rigoureuses convictions de son patriotisme. Il entrevit le futur mari de sa Marguerite, celui qu’il rêvait, travailler ardemment à agrandir, à embellir sa terre, à lui assurer l’avenir… Charmes de l’amour des choses, lumière mystérieuse répandus dans l’âme, qui pourra jamais vous décrire ? Il en est de vous comme de ces songes dont on ne sait rien de précis que l’enchantement. Un monde nouveau surgit tout à coup, plus coloré et plus vibrant que celui de la réalité ; et l’on s’abandonne au charme de penser que tout est vrai, réel ; une vie rapide nous entraîne dans des jouissances qui nous occupent constamment. Plus de méfiance ni d’inquiétude pour l’avenir ; et l’on semble porter en soi les réserves inépuisables d’une vie riche à satiété… Sous la vertu des confidences que venait de lui faire André Duval, la pensée de Jean-Baptiste Morel se précisa pour ériger jusqu’au bouquet l’édifice de bonheur imaginaire qu’il se forgeait… Marguerite renonçait au caprice passager, si humiliant, qu’elle lui avait avoué récemment, et elle devenait l’épouse de Jacques Duval, le fils du plus riche habitant du Rang Trois, repris pour tout de bon par la terre. Jacques reçoit de son père, pour sa part de fils aîné une terre voisine de la sienne, peut-être, et du coup, voilà son bien doublé !… Il se réjouit même de la venue au monde de solides enfants qui assurent définitivement l’avenir de la terre paternelle agrandie, selon ses âpres désirs, sauvée à la race. Sa religion du bien ancestral est satisfaite en même temps qu’est comblé son espoir de gain… Ensuite, il pourra s’en aller dans le calme de ses champs, dans la paix infinie des campagnes outaouaises, de préférence, au blond soleil d’automne, comme sont partis le père et l’épouse. Il ne craint plus l’intrusion de l’étranger sur sa terre, ni le morcellement de son lot, ni les tentatives d’accaparement de son redoutable voisin, M. Larivé.

Et Jean-Baptiste Morel, appuyé à la clôture, à côté de son ami André Duval, lui aussi maintenant, sourit d’un plein contentement. Les joies du rêve ont chassé les soucis de la réalité. Pour être invisibles et semblables à de l’or mêlé au sable, elles n’en existent pas moins ces joies du rêve et si, aux heures de tristesse, Jean-Baptiste Morel ne voyait que du sable, en ce moment l’or paraissait rutilant.

Les paroles ne se précipitaient pas sur les lèvres de ces deux paysans placides, rêveurs, et qui ne disaient que ce qu’il fallait dire, qui regardaient plutôt, qui observaient et qui pensaient. Ils écoutaient plutôt leurs pensées et chacun paraissait hésiter à les communiquer. C’est pourquoi ils ne cessaient toujours pas d’allumer pipe sur pipe et à force de fumer, de former autour de leur tête un nuage bleuâtre que la brise du sud-ouest, très faible, qui passait en ce moment sur la prairie, dissipait à peine.

Jamais ces deux habitants élevés au pays n’avaient ressenti avec cette plénitude la paix radieuse de leurs campagnes. Il faisait bon dans ce paysage immobile. Au bord du chemin aux charrettes qui serpentait en gris au travers des losanges vert pâle des champs jusqu’à ce qu’il disparut dans un petit bois de bouleaux qui traversait le Rang, ils apercevaient les maisons dont quelques-unes étaient à demi cachées derrière des rideaux de saules et de bouleaux, toutes solidement assises, face au ciel. Elles paraissaient fortes, sûres de leur destinée. Le soleil faisait au loin briller leurs fenêtres en même temps qu’il couvrait les cimes des arbres d’une poussière d’or roux.

Enfin, André Duval exprima, tout haut :

« Vois-tu, Jean-Baptiste, ce qu’il faudrait à Jacques, ce serait de se marier par ici. C’est le mariage avec une bonne fille d’habitant d’par chez nous qui l’attacherait pour tout de bon à la terre ».

Puis, sans avoir l’air d’y toucher, clignant un œil malin du côté de son ami, il continua :

« À c’propos-là, j’sais que Jacques fait de l’œil depuis quelque temps à ta fille et il en parle souvent. J’crois que ce serait une bien bonne affaire, hein ?… Qu’en penses-tu, Jean-Baptiste ?… »

Jean-Baptiste Morel se sentit pris un peu au dépourvu devant la tournure soudaine que venait de donner André Duval à la conversation, et il ne put répondre d’abord… Si c’était une bonne affaire !… Ah ! ce n’est pas lui qui en doutait. D’abord, il fut tout heureux d’apprendre que ce projet de mariage était aussi agréable à son ami qu’à lui-même… Mais il se rappela soudain avec amertume l’aveu de Marguerite, l’énergie farouche, l’audace qu’elle avait mise à déclarer son amour pour ce Français de malheur de même que le dédain qu’elle n’avait pas caché à l’égard de Jacques Duval. Voilà pourquoi il se sent embarrassé pour répondre à André Duval. Ce n’est plus ici le rêve. Comme il aurait eu du bonheur à approuver, devant son ami, cette « bonne affaire » ! Un moment, il est sur le point de lui rapporter l’aveu que lui a fait sa fille ; pourquoi laisser André Duval partager les illusions dont il a tant souffert lui-même et dont il souffre encore ? Ne vaudrait-il pas mieux tout lui dire ?… Mais quoi ! il y pense, ce que vient de lui annoncer André, à propos de son fils, ne va-t-il pas maintenant changer la face des choses ? Parce que Jacques avait été, un moment, léger, étourdi, et que sa fille l’a jugé simplement sur une passade, il ne s’ensuit pas, quoi ! que la situation soit telle qu’il faille perdre tout espoir. Si, en réalité, Jacques Duval s’est remis à aimer la terre et qu’il ne pense plus aux villes, pourquoi sa fille lui préférerait-elle plus longtemps son engagé puisque, en somme, la seule chose qui la séparât du fils d’André, était la toquade de Jacques pour les villes. André affirmait à présent que son garçon valait deux hommes à l’ouvrage. Marguerite ne sait pas cela. Elle ignore que Jacques sacrifie presque tous les jours son dîner à la maison pour travailler plus à son aise aux champs ; qu’il a moissonné à lui seul, en deux jours, la pièce de blé de la route et qu’en ce moment, il fauche depuis le matin du foin bleu au trécarré ; non, Marguerite ne sait pas que ce n’est plus le même Jacques. Elle n’aura donc pas dit son dernier mot ; il est certain qu’elle réfléchira quand elle saura ce qu’il venait lui-même d’apprendre… Jean-Baptiste Morel pense encore : lui aussi, que diable ! n’a pas dit son dernier mot dans cette affaire. Parce que sa fille, sous le coup d’une impression du moment, lui a exprimé un caprice, est-ce à dire que lui, le père, le chef, va bêtement baisser la tête et capituler, sacrifier ses ambitions et jeter sa terre à la tête d’un étranger ?…

Jean-Baptiste Morel paraissait content d’être arrivé à cette décision, par lui-même. En proie aux inquiétudes des caractères faibles, toujours en quête des voies pour fuir leurs résolutions, continuellement au tournant de leur éternelle indécision, il s’accrocha à cette conviction que l’attitude de sa fille n’était que le résultat d’un caprice, une chose secondaire à laquelle il ne valait vraiment pas la peine de s’arrêter, d’attacher de l’importance et dont il ne convenait tout au plus que de s’amuser en la racontant. Et il se sentit soudainement en veine de confidences. Il dit à André Duval l’entretien qu’il avait eu avec Marguerite au sujet de son mariage et il lui rapporta, presque en souriant, comme s’il se fut agi d’une pure plaisanterie, cette déclaration d’amour de sa fille pour le Français de même que son indifférence à l’égard de Jacques qu’elle tenait pour un traître à la terre, un homme voué au culte des villes, et il ne cacha pas l’humiliation, la déception, qu’il avait éprouvées à la seule pensée de donner sa fille à un étranger qui deviendrait plus tard, quand il serait parti, le maître de sa terre.

« Vois-tu », disait-il à André Duval, « j’ai idée que si ma fille épousait un gas des villes ou encore qui n’est pas de chez nous, je ferais de la peine à ma terre et j’aurais peur de voir à tout bout de champ revenir le père et ma pauvre défunte femme pour me faire des reproches. Moi, j’ai des idées comme ça ; not’maison a une âme comme nous autres, mais elle peut mourir, cette âme-là, et c’est à nous autres de voir à ce qu’elle dure… J’ai consenti, tu sais, au sacrifice d’faire instruire ma fille au couvent, et malgré qu’on me l’ait reproché souvent, je le regrette pas, j’t’assure. On a du contentement à savoir ses enfants instruits quand on a pas eu la chance de l’être, nous autres… Si t’avais comme moi souvent entendu parler ma fille au sujet de c’que j’viens de te dire de l’âme de nos maisons, de nos terres ! C’qu’elle en a des idées, là-dessus, Marguerite ! Nous autres, nous sommes pas instruits et, tu sais, nous comprenons pas toujours ces belles paraboles ; nous avons de l’éducation juste assez pour tenir nos comptes et lire un peu dans les gazettes et dans nos livres de prières. Mais quand même, j’ai idée que j’ai compris ce que m’a expliqué Marguerite souventes fois par rapport à l’âme des maisons qu’on habite longtemps et qui nous viennent des vieux. J’sais comme ça que ma terre a une âme et que cette âme elle la gardera tant qu’elle sera cultivée par un de not’race, par un habitant comme nous autres. Qu’est-ce que tu dis de ça, toi, André ? »

— C’est sûr, c’est bien sûr, t’as raison, Jean-Baptiste, et j’pense comme toi, vas !…

À dire vrai, André Duval paraissait plutôt embarrassé devant cette théorie passablement abstraite qu’il venait d’entendre énoncer, non sans quelque surprise, des lèvres de Jean-Baptiste Morel qui lui faisait en ce moment penser à ces conférenciers venus souvent dans la salle publique du village développer des sujets d’économie sociale et politique dont l’abstraction le fit souvent bailler aussi fort que ses voisins. Aussi, eut-il instinctivement garde de trop s’appesantir sur ce sujet difficile appris par son ami. Il crut devoir répondre de façon plus concrète. Après une minute de silence pendant laquelle, d’un pouce expert, il refoula au fond de sa pipe la cendre grise du tabac qui ne boucanait plus, il dit en allumant ce fond juteux de cendre :

C’est pas possible c’que tu m’dis par rapport à Marguerite et à ton Français ! Ta fille n’est pas sérieuse, c’est sûr. Elle aime mieux ton engagé que Jacques, voyons là ! Tu penses pas laisser faire ça, toi, Jean-Baptiste Morel, hein ? Ces étrangers, tu l’sais comme je l’sais, il faut s’en défier terriblement ; c’est des enjôleurs. Ils viennent chez nous pour devenir riches, au plus coupant et ça, à nos dépens, naturellement. Ils voudraient bien prendre d’un tour de main tout c’qu’on a. Aussitôt, qu’ils sont arrivés par ici, ils veulent prendre not’place… Ah ! je n’dis pas, il y en a qui sont des bons garçons, comme ton engagé, par exemple ; mais c’est p’t’être à ceux-là qu’il faut prendre garde, j’pense, à cause qu’on s’en défie pas assez. Ils veulent nous faire accroire qu’ils ont toutes les qualités, mais c’est pour la « frime », ça, tu sais. C’est à nous autres de pas nous laisser enjôler. Tu sais c’qu’on lit dans les gazettes, des fois ; le Canada aux Canadiens… C’est vrai, j’suis pour ça, moi ! et toi aussi, j’l’sais. Il faut garder nos terres rien qu’pour ceux d’par chez nous.

André Duval frappa sa pipe de plusieurs petits coups secs sur un piquet de clôture, en vida le fourneau du reste des cendres poudreuses qu’elle contenait et, pendant qu’il la rebourrait, dans sa blague, de tabac frais, haché très gros, il continua, éloquent presque, sentant à mesure qu’il parlait, venir à ses lèvres des mots qu’il n’avait jamais dits :

« Ah ! on sait bien que ces Français, ces Belges, ces Anglais qui viennent s’établir chez nous, sur nos terres, on sait bien qu’ils sont obligés de devenir vite comme nos gens ; il n’y a pas à se « rebicheter ». Mais je trouve, quand même qu’il faut empêcher ça. Ils seront jamais des vrais Canadiens ; il y aura toujours, chez eux, quelque chose qui « clochera ». On sait bien aussi qu’nos terres manquent de bras pour les cultiver comme on l’voudrait et qu’on a dans not’province des étendues terribles de forêts qui resteront toujours des forêts s’il n’y a que nous autres pour en faire d’là terre neuve… Tout ça, c’est vrai, on l’sait ; mais, comme tu dis, j’ai compris, vas ! c’que tu m’disais, tantôt de c’que ta fille t’a raconté. Il y a par-dessus tout ça, l’âme de nos terres et c’est c’qu’on doit garder coûte que coûte…

André Duval s’arrêta une minute et, frappé d’une émotion subite qu’il sentait monter en lui sous l’effet de ses propres paroles, il tira de sa pipe une large bouffée de fumée, la lança avec force dans l’air, avala sa salive en deux coups de gorge rapides et, se tournant vers son ami qu’il fixa de tous ses yeux comme s’il allait prononcer des paroles d’une gravité exceptionnelle, il continua :

« C’est vrai que nous autres, les pères, nous avons, des fois, de la peine devant ces envies de nos garçons qui pensent à nous laisser tout fin seuls sur nos terres, pour s’en aller dans les villes. Tu sais c’que c’est toi, de perdre un garçon, pauvre Jean-Baptiste ! Oui, nos garçons nous laissent, comme ça, trop souvent, et il nous faut nous faire aider ensuite. On engage, comme de raison, ceux qui se présentent ; prenons garde à ça ! Moi, j’ai des idées de c’côté-là, et j’pense qu’il vaut mieux faire des sacrifices, par exemple, pas agrandir sa terre autant qu’on voudrait, pour pouvoir la cultiver seul. Tu sais, Jean-Baptiste, c’que j’veux dire et tu m’comprends, hein ?… Quand j’pense qu’t’as à te débattre en même temps contre ton Larivé qui veut avoir ta terre, et contre ce Français qui me paraît qu’il veut ta fille et ensuite ta terre, lui aussi, et qu’t’as pas d’garçon pour t’aider… je plains ton sort, vas !… Mais prends garde, à ta place, moi, j’ferais des sacrifices… T’as entendu, l’autre jour, sur le bateau, le Frère Moffet qui nous contait l’histoire des commencements d’nos terres d’ici ; j’étais fier, vas ! Quelles misères pour ouvrir c’pays ! Pour lors, gardons-le pour nous autres, quoi ! Non, mais s’il faut, asteur qu’nos filles s’mettent à donner nos terres, comme ça, aux premiers valtreux qui viennent !…

André Duval s’interrompit à cette pensée suffocante qu’il ne put achever d’exprimer. Pour faire taire son indignation, il se reprit, sans transition, à parler de Jacques, sujet plus gai pour lui en ce moment. Il expliqua de nouveau au père de Marguerite combien Jacques était changé depuis quelque temps : « C’est plus l’même, j’t’assure, c’est plus l’même » répétait-il…

Jean-Baptiste Morel leva soudain la tête et regarda le soleil qui baissait ; ses rayons frappant les quelques arbres isolés dans les champs et les piquets de clôture, bariolaient les chaumes blonds de mille rayures sombres.

« Tiens, il est tard déjà », fit-il, « mon bois doit être scié, asteur, au moulin. On va descendre, hein ? »

Les deux hommes reprirent le chemin aux charrettes caillouteux qu’ils avaient monté et qui les menait vers la grand’route. Mais, marchant et fumant, André Duval, décidément en verve, piquant sans cesse de la langue comme un pique-bois sur l’écorce d’un bouleau, continua l’expression de ce qu’il pensait sur les troublants problèmes que tous deux venaient de soulever. Mais pour le moment, abordant un sujet qui lui plaisait davantage, il dit le bonheur qu’il ressentirait de voir Jacques épouser Marguerite :

« Quelle bonne femme d’habitant elle ferait, Marguerite, hein ? »

Jean-Baptiste Morel approuva avec conviction.

« Sans ce mariage-là, tu sais, Jean-Baptiste », continua André, « je serai jamais tranquille. M’est avis que sans ça, Jacques aura toujours son idée d’derrière la tête… Non, mais cette envie des villes, quand ça prend nos garçons, ça les lâche plus ; c’est-il possible ! Des fois, c’est l’mariage qui les sauve. Qu’est-ce qu’tu dis de ça, toi, Jean-Baptiste ? »

Le père de Marguerite restait songeur. Devant les évolutions variées de l’éloquence de son ami, il s’était contenté d’allumer pipe sur pipe pendant que rêveur, ses regards erraient d’une extrémité à l’autre des terres de Duval. L’exaltation qui le soulevait quelques instants auparavant avait visiblement baissé, encore que les flots remuants du verbe d’André Duval cherchaient à la maintenir…

« André », fit-il, soudain, s’arrêtant au milieu du chemin, « je t’ai compris, mais tu dois m’comprendre à ton tour. Tu t’imagines pas, j’suppose, que j’pourrais forcer Marguerite à faire c’que nous voudrons. Non, tu sais, tes projets au sujet d’ton garçon sont les miens par rapport à ma fille. Ce serait du contentement pour moi sans bon sens si tout ça arrivait. Mais comme dirait monsieur le curé, les pères proposent et les enfants, des fois, disposent. Tu sais, j’étais pas mal découragé et tu m’as relevé les esprits quand tu m’as appris le changement de Jacques. Il me semble, asteur, qu’il y aurait moyen d’penser autrement que c’que j’pensais. Pour dire que tout est réglé, on peut pas l’dire non plus. Faut attendre. Comme tu disais, cette affaire du Français, c’est p’t’être bien rien qu’un caprice de ma fille. Quand j’lui dirai c’que tu viens d’m’apprendre rapport à Jacques, c’est possible qu’les choses changent de bord. C’est tout c’que j’peux t’dire, pour le moment, tu comprends, hein ? Faut attendre, faut attendre !…

Les deux amis hâtèrent le pas et ne parlèrent plus.

Au-dessus de toute la vaste campagne, s’étendait un beau ciel bleu, pommelé, çà et là, de quelques petits nuages blancs, floconneux. Les terres développaient leurs perspectives blondes des deux côtés du chemin du Roi. Dans les pacages encore demi-verts, les bêtes, jouissant des dernières libertés de la saison, paissaient, le museau collé au sol, immobiles dans le paysage. Leurs grands corps se dessinaient avec netteté, au loin, dans la limpidité de l’air comme fraîchement passé au bleu…

Vers cinq heures, Jean-Baptiste Morel, juché sur son voyage de planches humides et qui sentaient bon l’épinette fraîchement sciée, retournait à la maison au pas tranquille et dolent de Blond lesté et bien reposé. Tout en marchant, il s’était senti tout à coup soulevé par l’émotion au rappel des paroles d’André. Seul, il ne pouvait traduire ses sentiments que par les regards attendris qu’il jetait aux terres, le long de la route. Ce qu’il apercevait, aux dernières clartés du jour, lui paraissait frais, calme et sain, comme il se sentait lui-même à ce moment. Les toits des maisons qui bordaient la route et que doraient les derniers rayons du soleil couchant, les contours capricieux ou la ligne droite des clôtures qui cheminaient dans la brunante, les dépendances des fermes qui se dessinaient en vifs reliefs sur la teinte d’ombre des champs, les quelques rares passants qu’il rencontrait sur la route et qui le saluaient d’un silencieux signe de tête, levant la main vers leur chapeau, la verdure encore sombre des arbres qu’aucun souffle n’agitait et qui lui disaient leur bonne santé, les champs bariolés des premiers sillons des labours d’automne, imprégnés des senteurs robustes du sol, tout le portait en ce moment à la joie d’espérer et de vivre.

Il regretta à cette heure de n’avoir plus de confident à qui exprimer sa joie. Il se contenta de dire tout haut, en agitant ses cordeaux d’une série de petits coups secs qui firent cliqueter le mors brillant de la bride :

« Allons, allons, mon Blond !… marche, marche, on arrive, là !… »