Le Français/08

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Éditions Édouard Garand (p. 149-168).


VIII


À un mille et demi environ du village de Ville-Marie, allant devers Fabre, l’on aperçoit la nappe calme et transparente du petit lac Laperrière. Il est petit, rond, mais vu de loin, tirant un peu sur l’ovale comme un grand verre de lunette. Il repose au fond d’une large coulée et des bandes de prairie s’étendent alentour. Une bordure circulaire de pins, de bouleaux et de trembles l’enserre ; encore que ces arbres aient conservé leurs troncs droits, ils penchent leurs frondaisons au-dessus du petit lac comme pour le protéger des grands souffles qui viennent des hauteurs et dont leurs cimes, légèrement écrasées, ont été seules, les victimes.

D’où viennent les eaux du petit lac Laperrière ? Personne ne peut le dire. Aucun ruisseau visible descendant des collines ne s’y décharge, ni aucune fontinette ne paraît l’alimenter. L’on ignore pareillement comment il se débarrasse de son eau trop vieille pour recevoir la fraîche. Quoi qu’il en soit, cette eau du petit lac, sans cesse entretenue, constamment renouvelée, sans doute, il faut le croire, par des courants souterrains, se maintient en toute saison au même niveau. Sur ses bords frais, jusqu’aux gelées, l’on voit nager, nombreuses, les grosses pommes jaunes des nénuphars d’Amérique.

Quand on vient du village et qu’on aperçoit, au fond de la coulée, le petit lac entouré de sa ceinture ombreuse de bouleaux et de trembles, le spectacle est si attachant que l’on sent monter en son cœur comme un vague désir de pêche. En effet, parvenu près de l’étang, un ardent besoin vous prend de jeter la ligne à tout hasard dans l’eau peu profonde et claire où l’on voit se promener, comme des bourgeois, de gros goujons, et fureter dans la vase du fond des perchaudes dodues au ventre d’écailles jaunâtres.

Des trembles ont perdu complètement la tête sous les assauts du « nordet » et leurs frondaisons frisent la surface du lac ; lorsque le soleil darde ses rayons au milieu de l’eau, la brise qui séjourne au fond de la coulée aime faire frissonner comme des muscles en fièvre les petites feuilles au revers gris de ces arbres ; alors, l’eau, miroitante, devient pareille à ces bancs de roches micacées que l’on aperçoit le long des rives de l’Ottawa ; elle allume sous le soleil, de véritables écrins. Si la brise, plus forte, agite davantage les remuantes ramilles, l’on dirait qu’une main invisible les secoue pour l’unique plaisir de distraire le petit lac de son calme obstiné. Aux pieds des bouleaux, des pins et des trembles, les rives, peu escarpées, sont fleuries ainsi que l’autel de l’église de Ville-Marie, le jour de Pâques ou de la Fête-Dieu. Le petit lac est comme ourlé d’une dentelle de pointes vertes et de fleurs aux corolles de toutes les couleurs. L’on y voit scintiller et trembler les petites étoiles d’azur des hédyotis à côté du jaune vif des imposants clajeux qui abritent, semble-t-il, contre les rayons trop ardents du soleil, d’humbles groupes de bermudiennes. Aux endroits plats et plus humides des rives pointent vers le ciel les lancéoles et les épis des quenouilles que voisinent les minuscules pyramides des blanches flèches d’eau. Enfin, amoureusement se penchent, tout alentour du lac, les frondaisons vert tendre du thé du Labrador dont les feuilles, dans l’eau, ressemblent à des pièces d’argent. Au-dessus de ce parterre aquatique virevoltent, tout le long du jour, des essaims de libellules et de moucherons, demoiselles et mouches d’eau, que les cassolettes sucrées des fleurs attirent en ce coin d’Éden laurentien.

Sur la rive droite du petit lac Laperrière, chaque fin de saison, après les récoltes, les jeunesses de Ville-Marie se donnaient rendez-vous en un pique-nique retentissant. Un doux matin de septembre, quand le soleil et le vent annonçaient une belle journée, sans attendre l’invitation du bristol à tranche dorée, garçons et filles du village et aussi des rangs voisins, prévenus d’avance, se mettaient en route pour le petit lac Laperrière, chacun apportant son panier de provisions pour la dînette du midi. Et cette bruyante manifestation de la vie rurale marquait la fin joyeuse des récoltes ; l’arrachage des patates sera à présent le dernier sacrifice demandé à la terre.

Un jour de la fin de septembre de cette année-là, toute une vie s’éveilla soudain dans ce petit coin de la nature outaouaise. Les échos de la combe ne finissaient plus de répéter les cris et les rires, pareils à des trilles de chardonnerets, et le petit lac, joyeux lui aussi, se faisait aussi beau qu’il pouvait : ses eaux miroitaient ainsi que des diamants ; au talus circulaire de l’étang, la mousse fraîche se déployait parsemée de fleurettes autour desquelles tournoyaient avec plus d’éclat que jamais des libellules ; on eut dit que les petits cœurs d’or des hédyotis bleues tremblaient plus fort et que les bermudiennes tentaient de dresser davantage leurs longs pédicelles ; les nénuphars, tapis près des rives herbues, allongeant tant qu’ils pouvaient leurs bras au fil de l’eau, semblaient vouloir présenter aux gais visiteurs leurs fleurs globuleuses.

La bande joyeuse s’installa au bord du lac en une minuscule prairie où poussait du foin bleu en abondance ; c’était un ancien défrichement abandonné par un colon. Les jeunes gens s’étaient empressés de dresser les tables faites de rudes planches de sapin posées sur des tréteaux et les jeunes filles, aussitôt, avaient étalé le contenu des paniers apportés des fermes. Ah ! quelle mangeaille en perspective ! Il y avait des assiettées pleines de tranches de jambon rose liserées de lard blond, des miches de beurre frais, des pâtés à la viande hachée menu, des bolées de cretons gras et de fromage de tête gélatinée, des pains couleur chocolat au lait faits de farine de blé mélangée de seigle, des tartes aux bleuets et des beignes de sarrasin noyées dans du sirop d’érable. Sur un feu que l’on alluma dans une minuscule enceinte de cailloux ronds, l’on fit infuser le thé noir qui fleurait bon la tisane et, dans une chaudière de zinc, se mirent à bouillir avec un grand bruit de glous-glous, plusieurs douzaines d’épis de blé-d’inde que les convives, tantôt, badigeonneront, avant de les gruger à dents rabattues, de beurre frais fondu. Ceux des familles les plus aisées de la place avaient apporté des bouteilles de bière au gingembre, de soda à la crème et de vin de gadelles et de bleuets.

Le soleil montait vite et, de ses rayons pénétrants comme des flèches à travers le rideau des arbres encore feuillus, zébrait la table juteuse de toutes sortes de rayures éclatantes.

En attendant le banquet que préparaient les jeunes filles, se trémoussant de tous leurs bras et de toute leur langue, les garçons allèrent se dégourdir un brin les jambes dans le petit pré de foin bleu. L’on décida d’un commun accord que le lac aurait son tour après la dînette ; un vieux chaland, aux flancs vermoulus, attendait tout proche, attaché au tronc d’un bouleau, l’heure de commencer ses promenades circulaires.

Dans le petit pré dont le foin bleu était déjà battu par places comme la paille d’avoine frappée au fléau sur le pavé des tasseries des granges, l’on jouait au saute-mouton ; ou bien l’on s’essayait à des tours de force près d’un vieux campe abandonné dont les grosses pièces de bois lourd et à demi pourri servaient d’haltères aux jeunes athlètes improvisés. Et par tout le pré c’était des cris qui n’en finissaient plus.

Point n’est besoin de dire que Marguerite Morel et Jacques Duval étaient de la partie ; et l’on avait eu garde de ne pas inviter le Français à qui l’on était fier de montrer son savoir dans l’art du pique-nique. On le trouvait d’ailleurs plaisant, éloquent, quand il parlait, et l’on prenait plaisir à l’épater par des coutumes qu’on savait lui être étrangères. De plus, l’on n’ignorait pas que Marguerite et lui n’étaient pas indifférents et, cruellement, cet âge est sans pitié, jeunes gens et jeunes filles se plaisaient à saisir toutes les occasions de faire « diabler » Jacques Duval dont on connaissait l’amitié pour la fille de Jean-Baptiste Morel.

À la vérité, Léon Lambert se sentit d’abord un peu dépaysé dans ce nouveau décor familier à tous excepté à lui, gêné et gauche parmi toute cette bruyante jeunesse dont il se sait étranger. Appuyé au tronc d’un tremble qui surplombe le lac, il s’amuse aux sauts des garçons dans le pré et au travail babillard des jeunes filles autour des tables. Il prit bientôt un plaisir particulier à écouter de tout le battant de ses oreilles un chant qui a éclaté tout à coup dans la haute cime d’un bouleau dont quelques branches déjà sont roussies. La voix monte avec une grande puissance, mince, fine, tenue, comme un fil, puis s’épanouit en des vibrations éclatantes, des roulades prolongées qui s’éparpillent dans l’air pareilles à des fusées. Quelle jolie aubade !

« Que c’est beau !… » claironne joyeusement à côté de lui une voix qui lui parut aussi fraîche que celle du petit musicien ailé de la cime du bouleau.

Marguerite Morel, qui avait fini de surveiller la cuisson du blé-d’inde dans la chaudière de zinc, est venue vers lui, souriant de tout son frais visage rose animé par le contact du feu sur lequel elle s’est maintes fois penchée. Et voilà que la chère silhouette qui se détache devant lui sur le fond du pré blond ensoleille sa rêverie. Une chaude bouffée d’amour lui monte au cœur et il fut reconnaissant à la jeune fille d’être venue à lui en ce moment de languide mélancolie ; en une seconde il l’aima plus qu’il ne l’avait jamais aimée, même ce soir doré où elle lui avait ouvert son cœur et où un premier baiser les avait presque fiancés.

« C’est un rossignol ? » demanda Marguerite, levant sa jolie tête vers la cime du bouleau.

— Non, c’est plutôt un chardonneret, je crois, répondit le jeune homme.

Un léger bruit d’ailes battit dans la feuillée et, en effet, un chardonneret, voletant, une seconde, autour de l’arbre, vint se percher sur une branche plus basse où il montra sa petite tête brillant au soleil comme un fruit du senellier.

Marguerite proposa à Léon de visiter le « domaine » en attendant le dîner. Tous deux partirent, suivant la lisière du bois qui entourait la prairie. La lisière les conduisit jusqu’à la pente opposée de la coulée d’où dégringolaient des arbres de toutes les essences. Le beau spectacle que cette colline de troncs populeux aux branchages à demi roussis, aux feuillages d’arc-en-ciel et qui dégoulinaient vers le fonds de la combe ! De ce côté-là, le pré était bordé de cerisiers, et l’on était en pleine saison des cerises à grappes. Cheminant le long du bois, les deux jeunes gens s’amusaient à tout et de tout. Le jeune homme cueillait de grandes brassées de marguerites jaunes, de fleurs de chicorée sauvage et d’une sorte de renoncules à corolles dorées abondant tout le long de la lisière ; avec de grands éclats de rire, il lançait ces gerbes en l’air au-dessus de la tête de la jeune fille qu’il inondait d’une pluie de fleurettes. Des tales de cerisiers apparurent, ensanglantées :

« Oh ! qu’elles sont grosses et belles et si pleinement mûres ! » s’écria Marguerite.

Aussitôt, trop content de la voir heureuse, Léon avait grimpé dans un arbre à cerises avec l’agilité d’un écureuil et, détachant à pleines jointées les grappes dont le carmin mettait en sang les branches, il les lançait sur le gazon, vers la jeune fille. Elle, sans façon, avait relevé un pli de sa robe de cretonne bleue et s’amusait à recevoir le plus possible de la rouge avalanche de grappes entremêlées de feuilles vertes ovales. Quand Léon avait vu, d’en haut, la robe débordante, il avait lestement sauté à terre et là, sous le soleil tiède de septembre qui grise, il s’était blotti aux côtés de la jeune fille assise sur un tronc et en train de trier les cerises parmi les feuilles.

Épaule à épaule, lui, humant la chevelure de la jeune fille plus odorante qu’une touffe de mélilots jaunes, elle, l’œil radieux sous la frange veloutée de ses longs cils, la gorge chastement affolée, ils avaient lentement grignoté la cueillette. Et, chaque fois que dans le tas épandu sur la cretonne bleue, se rencontraient quelques mignons bouquets où plusieurs grappes des petits fruits pendaient ensemble, avec mille précautions gauches, de sa large main déjà calleuse à cause des travaux de la saison, il cherchait à les accrocher aux nattes blondes de Marguerite. La jeune fille se laissait faire avec complaisance ; et elle était belle ainsi avec sa frimousse éveillée et cet encadrement de bigarreaux canadiens qui reflétaient leurs teintes vives sur la carnation hâlée de son visage.

Elle était belle, et, Léon, encore une fois, comme naguère, aux bords des carrés d’oignons du potager de la maison, le lui avait dit. Ils étaient protégés des bords du lac où se trouvaient les pique-niqueurs par une touffe de coudriers feuillus qui poussaient là, au milieu du pré. Elle aussi le trouvait plus beau que le plus beau qu’elle avait encore vu, avec ses épaules trapues, son bon et doux visage, et ses yeux limpides. Elle le trouvait beau, bon et fort. Frissonnante, un instant, elle avait câlinement penché sa tête sur la robuste poitrine de l’engagé de son père qui tout à coup appliqua sur ses lèvres un baiser presque brutal… mais si chaste.

« Hé, là !… vous autres, les amoureux !… entendirent-ils crier tout à coup des bords de l’étang, « le dîner est prêt… le blé-d’inde est cuit… On va manger vos épis !… »

Une fusée de rire avait suivi cet appel.

Léon et Marguerite avaient reconnu la voix goguenard de Jacques Duval, résonnante comme le brame d’un jeune chevreuil dans les taillis.

Musardant ici et là comme deux promeneurs indifférents, quelques instants après, Léon Lambert et Marguerite Morel pénétraient dans la salle à manger improvisée de ce coin des bords de l’étang qui bruisait de cris, de rires et de caquetages à ne plus entendre les cavatines aériennes des oiseaux dans les cimes des arbres voisins.

Mille plaisanteries accueillirent les promeneurs :

« Vrai ! on savait pas qu’il y avait encore des framboises, dans le bois… »

« Heureusement qu’on n’est plus au temps des maringouins… y aurait des boursouflures… »

« Qu’est-ce qu’on aime le mieux, les petites merises ou les cerises à grappes ?… »

Jacques Duval, de plus en plus gouailleur, cria parmi le rire général :

« Les cerises, c’est plus commode pour les amoureux, à cause des grappes… »

« Allons ! » crièrent plusieurs voix, « c’est pas le carême aujourd’hui. À table !… »

Bientôt, les estomacs battant depuis longtemps la chamade, toute cette jeunesse s’en donna à pleines dents. Mais la gaieté et les langues n’eurent pas plus de répit : Une jeune fille lança :

« Jacques, une chanson ! une chanson !… »

Et tout le chœur des jeunes filles et des garçons, enthousiasmé, répéta :

« Une chanson ! une chanson ! Jacques !… »

— Ah ! mais, une petite chance, hein ?… après le manger.

— Non, non, tout de suite.

Jacques dut s’exécuter et, la bouche à demi pleine, il commença après avoir avalé d’une goulée, un verre de bière au gingembre :

Quel plaisir ! quel plaisir !
De courir,
D’voir du monde
À la ronde
C’est charmant ! c’est charmant !
Un voyage d’agrément.


La chanson comptait cinq couplets. L’on applaudit si fort que des grappes de fauvettes apeurées dégringolèrent des arbres en tourbillonnant devers Fabre.

Léon Lambert, qui n’avait pas encore desserré les dents, enhardi par la familiarité enveloppante régnant autour des tables, risqua à propos de la chanson, ne trouvant pas d’autre chose à dire :

« On dirait que vous aimez ça, les voyages, Monsieur Jacques ?… »

— Tiens, cette question ? riposta Jacques. « Aimeriez-vous mieux, vous, moisir, dans des trous comme chez nous plutôt que de voyager et de voir des villes et du monde ?… Ah ! oui, j’y pense… vous auriez des raisons, vous, j’suppose, pour aimer mieux moisir par ici… »

L’allusion était claire et provocante ; l’émigré se sentit piqué au vif et Marguerite eut un geste d’effroi. Mais sous ce coup de sabot, la glace était rompue pour le Français, et il était trop tard pour arrêter la débâcle…

Le repas tirait à sa fin. Les convives, comme alourdis par les mets engloutis en hâte, pesamment assis sur les bancs rustiques faits de madriers posés sur des bûches d’épinette, ne faisaient plus que grignoter du bout des dents quelques friandises. Toute l’attention maintenant se portait sur Jacques et le Français dont on réalisait la sourde rivalité. Une chicane !… ah quelle belle affaire !… semblait-on penser à la ronde. Mais pourvu que l’on ne se batte pas. Ce serait bête, ça.

La chicane souhaitée ne prit pas même les proportions bénignes que l’on désirait. À la réflexion gouailleuse et manifestement hostile de Jacques Duval, le Français répondit seulement, d’abord :

« …Mes raisons, monsieur ? C’est que tout simplement je préfère l’humble réchaud à la fournaise ardente… »

— Quelle fournaise ? demanda Jacques, sur un ton qui voulait amener les rieurs de son côté.

— Mais la ville, quoi ! riposta le Français. Je sais que vous rêvez d’aller vous y brûler les ailes.

— Ah ! fit Jacques un peu interloqué. Mais quand même ça serait vrai, c’est mon affaire, ça !…

— Assurément, chacun est libre de faire une bêtise. Libre à vous de poursuivre la chimère…

— Hein ?… qu’est-ce qu’il dit là ?… demanda plaisamment Jacques Duval, promenant son regard autour des tables, mais visiblement embarrassé devant l’assurance soudaine de son rival…

Oui, la glace était rompue. Léon Lambert, piqué par les allusions de Jacques, enhardi par le regard de Marguerite posé sur lui et dont il devinait l’approbation secrète, se montra tout à coup d’une éloquence qu’on ne lui soupçonnait pas. Lui, le timide, le gêné, le gauche, qui n’avait jamais dit mot, soit au travail, soit au repos, allongea vers Jacques un long regard comme pour le défier… Il y eut un moment de silence. Puis l’on se mit à écouter, oreilles battantes, la parole ardente, colorée, de l’engagé de Jean-Baptiste Morel. L’accent était quelque peu rugueux d’abord pour les oreilles peu accoutumées, mais ce Cévenole avait une éloquence naturelle, un bonheur d’expressions qui ravirent ses auditeurs…

La fournaise !… Il l’avait aperçue, un soir, du haut d’une colline, après qu’il eut quitté son village ; elle était rouge et flamboyait au soleil couchant. Au-dessus des clochers, des dômes et des toitures, à perte de vue, une lueur d’incendie planait et se traînait parmi laquelle montaient des clameurs assourdies, échos familiers des vastes cités… Et il avait eu, de plus, une vision, un soir de sa jeunesse, qu’au sommet d’un des plus hauts plateaux de son pays, il gardait un troupeau de chèvres. Au fin fond du pays bas, il avait vu briller dans l’ombre une ville, si loin qu’il ne pouvait la désigner… Il lui était alors venu des idées, des réflexions qu’il pouvait à peine comprendre ; des histoires que son bout de cervelle ne semblait pas assez grand pour ramasser. Alors il eut comme la vision qu’il s’envolerait un jour vers la rutilante fournaise, celle qui s’embrasait là-bas, pareille à une torche monstrueuse dressée sur l’horizon… C’est vers cet étincellement nocturne que se portent les regards avides de spectacles fastueux de ceux qui ont trop accoutumance d’entendre, aux époques des moissons frémissantes, chanter les brises dans les futaies des trécarrés… C’est une chanson dont, malheureusement, l’on se lasse ; et les regards, les espérances et les désirs se tournent vers les villes, et les cerveaux campagnards s’échauffent de rêves et de chimères. Et les ambitieux, les naïfs, accourent, tourbillonnant, ainsi que des papillons nocturnes, autour de la fournaise… Oh ! alors, l’inquiétante procession qui s’achemine dans un bruit de rires… Après l’émigration, ce sont des lettres qui arrivent au village, disant aux vieux, en phrases naïves, l’ultime désespérance des déshérités parmi la joie des triomphants… Les jours succèdent aux jours dans la crispante recherche de la besogne espérée et qui fuit toujours. Les triomphants, qui sont restés pitoyables et fraternels, savent l’angoisse de se sentir impuissants à prévenir le drame d’une existence humaine qui s’enlise dans l’infortune. Mais avant d’avoir eu la sensation effrayante du pied qui manque, quelques poursuiveurs de la chimère ont eu celle de gravir la pente qui mène à la fortune et ils ont vu, au-dessus de leur tête, un ciel lumineux… Hélas ! la pente est glissante et, tout à coup, c’est l’épouvantable cabriole dans le vide… Ah ! s’en aller dans les villes, y faire sa place, y triompher, voilà le rêve que bercent les nuits sur lesquelles veillent les clochers des villages… Dans ces rêves, l’on ne veut penser qu’à ceux qui ont triomphé ; l’on oublie les épaves qui flottent ballotées par la houle. Combien aujourd’hui qui sont sur cet océan regrettent les douceurs du crépuscule qui dore les rues étroites où l’herbe pousse dans les roulières ?…

Ce fut avec toute la conviction que lui donnaient les souffrances qu’il avait endurées lui-même dans les fournaises entrevues, un soir, du haut d’un plateau de son Espinouze, que l’émigré discourut.

L’on ne grignotait plus de friandises, l’on ne buvait plus de la délicieuse bière au gingembre qui avait perdu son effervescence dans les verres où elle stagnait, flasque ; l’on écoutait, encore même qu’elle se fut éteinte, la voix de l’engagé de Jean-Baptiste Morel. Puis, ce fut autour des tables, un murmure de voix congratulantes, un volubile échange d’incidences oiseuses,

Marguerite Morel rayonnait, faisant des efforts toutefois pour ne pas laisser voir sa joie encore qu’elle eut préféré en ce moment sauter au cou du Français et l’embrasser à pleine bouche. Mais l’amour, chez elle comme du côté de Léon Lambert, ne s’était montré, pour ainsi dire, que dans sa floraison élémentaire, dans son jaillissement aussi naturel, pourrait-on dire, que celui du blé au fond des sillons où il a sourdement germé ; mais il n’en était pas moins émouvant, pas moins attrayant que l’amour pleinement développé et plus sûr de lui-même. Pour le moment toutefois, Marguerite voulait se défendre de toute manifestation trop visible de ses timides sentiments. Elle se contenta de poser pendant une minute sur l’émigré le regard clair de ses beaux yeux qui semblaient plus que jamais élargis sous les efforts d’une vie remplie par l’habitude d’embrasser des horizons sans fin. Loin de rougir de l’inexpérience de l’engagé de son père, de sa timidité gauche, de sa simplicité de mise parmi ce petit monde léger d’où elle le savait étranger, elle s’attachait à démêler en lui des qualités morales qu’elle avait déjà observées : son jugement, sa franchise, le sérieux de son caractère. Avec son air doux, ses yeux graves et songeurs, son profil maigre aux méplats accentués, l’émigré, en son attitude, tel qu’il lui apparaissait tantôt, s’était davantage insinué dans son cœur.

Jacques Duval n’avait soufflé mot durant les tirades du Français. Après, il s’était contenté de siffloter un air qui lui revenait tout à coup. Enfin, pour vaincre cette espèce de contrainte qui avait suivi les paroles du Français, il avait proposé des promenades en chaland. Mais avant, il s’invita lui-même, pour se mettre au diapason des sentiments éveillés par le discours du Français, à chanter le « Credo du Paysan ». Sa voix, grave, douce et sonore à la fois, s’étendit aussitôt dans toute la coulée, montant les pentes et débordant les taillis qui les couronnaient, pour retomber ensuite en notes magnifiques :


L’immensité, les cieux, les monts, la plaine,
L’astre du jour qui répand sa chaleur,
Les sapins verts dont la montagne est pleine,
Sont ton ouvrage, ô divin Créateur !
Humble mortel, devant l’œuvre sublime,
À l’horizon, quand le soleil descend,
Ma faible voix s’élève de l’abîme
Monte vers toi, vers toi, Dieu Tout-Puissant !


À cet instant du jour, l’air était calme par toute la combe ; les oiseaux faisaient la sieste dans le feuillage des bouleaux et des pins, se taisaient encore que quelques instants auparavant, à l’heure du midi, heure du bain pour elles, des bandes confuses de bestioles, remplissaient la bordure de l’étang, de pépiements, de bruits d’ailes et de cris d’amour… L’air pur laissait percevoir la moindre vibration du chant et y ajoutait ce velouté indéfinissable que donne une distance consonante en même temps qu’elle permet les caprices de l’écho. En effet, la dernière note du chant de Jacques Duval monta d’abord vers le ciel, puis, retombant tout à coup, elle alla frapper à toutes les saillies des blocs de basalte des versants de la colline ; elle s’éparpilla en mille ondulations dans l’espace ; durant une minute, l’écho se promena, ici et là, au fond de la combe, roula de versant en versant, effleura l’eau du lac, remonta encore, s’affaiblissant toujours, s’arrêtant tout à coup, accentuant le silence…

Le soleil commence à présent à basculer d’un côté de la coulée, après avoir dardé pendant le dîner, juste au-dessus des tables. La gaîté bruyante du matin reprend pied parmi la bande. L’on accueillit avec des cris de joie la proposition que venait de faire Jacques Duval, et toute la jeunesse se leva avec des sauts de génisses dans des herbages frais. En quelques enjambées l’on parvint au vieux chaland attaché à son bouleau. Deux rames, noircies par l’eau et par le temps et dont l’une était écourtée d’un quart, pendaient à ses flancs, retenues par des talets rougis de rouille. Ce cajeu, pendant longtemps, avant que ne fut construite la route de Fabre dont l’un des lacets contourne une partie de l’étang, ce cajeu avait servi aux colons qui le chargeaient de foin bleu qu’ils venaient faucher dans la coulée et qu’ils transportaient à Ville-Marie. Aujourd’hui la vieille embarcation n’était plus bonne qu’aux pique-niqueurs. Elle ne pouvait contenir que quatre ou cinq personnes. Aussi, fallait-il, pour contenter tout le monde, faire maints voyages. Les rameurs ne manquaient pas car tant plus on ramait tant plus on avait de chances de rester sur l’eau. Les émotions étaient multiples. L’embarquement et le débarquement des promeneurs, posant des pieds imprudents sur le rebord du chaland ballotant dans tous les sens, ne se faisait pas sans danger, d’autant plus que l’on atterrissait sur un talus de mousse fraîche, humide, allant en pente plutôt abrupte et glissant à cause de l’eau qui le léchait en-dessous.

Le pique-nique faillit, hélas ! se terminer en catastrophe. Au moment où pour le deuxième tour de promenade, l’on était à faire l’échange des promeneurs sur le cajeu branlant, voulant aller prendre sa place dans l’embarcation, Marguerite avait imprudemment sauté au bord du talus ; elle perdit l’équilibre et, après un chancellement qui ne dura pas une seconde, roula dans l’eau assez profonde à cet endroit. Un cri de terreur retentit parmi toute la jeunesse. Mais ce ne fut pas long ; Jacques Duval se tenait à ce moment à la proue du cajeu pour recevoir dans ses bras les jeunes filles qui y montaient. Avec la rapidité d’un lièvre, il se précipita à la suite de Marguerite qui allait enfoncer sous le chaland, la saisit de toute la vigueur de ses bras nerveux et, chargé de son fardeau, grimpa dans l’embarcation penchée au point que de l’eau passa par-dessus le rebord. Cela ne dura qu’une minute. L’on applaudit à tout rompre le bel exploit de Jacques Duval.

Léon Lambert qui musardait en haut du talus en attendant son tour de promenade, perçut toute la scène. Il vit Marguerite et Jacques tous deux dans le cajeu, ruisselant, la jeune fille revenant de l’inconscience où l’avait plongée son immersion subite. Il ne laissa rien voir, mais il ressentit à cet instant un sentiment irrésistible de dépit. Un premier sursaut de jalousie lui martela soudain le cœur à grands coups, comme frappait la lourde masse de merisier de Jean-Baptiste Morel sur les piquets de clôture pour les enfoncer en terre. Le dépit lui incendia le cœur et il en sentit les flammes lui échauffer le cerveau. Les forces vives de sa nature délicate et douce le soulevèrent, un instant, contre ce renégat de la terre qui se jetait ainsi à la traverse de son bonheur et se permettait de jouer au héros pour enlever plus facilement les jeunes filles à l’amour du sol natal. Léon Lambert s’aperçut qu’il était vraiment amoureux de Marguerite Morel. Il lui sembla remarquer pour la première fois la longue chevelure blonde de la jeune fille, ses grands yeux d’un bleu si profond. Et il la savait encore plus douce et plus vaillante que belle. Involontairement, il sentit des trépidations par tout son être, mais il réprima sa colère…

Maintenant le soleil, avant de disparaître derrière les collines, s’amuse à appliquer sur les écorces des bouleaux d’ardents baisers et de fourmillantes traînées d’or qui font ressortir davantage les boursoufflures brunes des lenticelles.

Les préparatifs du départ traînèrent ; l’on mit moins d’entrain à enfermer dans les paniers les vaisselles et les restes des victuailles, que l’on en avait mis, le matin, à les sortir. L’on s’amusa encore un brin à quelques jeux innocents. Des jeunes filles traversèrent le pré pour aller cueillir des cerises afin d’en rapporter des paniers à ceux qui étaient restés à la maison. Tant et si bien que lorsque l’on se mit en route pour le village, le soleil avait enfin disparu derrière les collines et l’ombre avait envahi la coulée. Les hauteurs offraient encore quelques points lumineux et des lambeaux de pourpre demeuraient suspendus dans les cimes des arbres, envoyant des reflets aux plus petites éminences, aux moindres saillies. Un instant, sous un dernier rayon égaré, l’on crut que les ruines du vieux campe, au milieu du pré, étaient en feu. En haut des collines, la lumière, derrière les taillis, dessinait des sveltesses, des dentelures, des ajourements de clochers.

Ce fut à la nuit presque jaillie que d’un pas rapide et tapageur, les jeunesses rentrèrent au village, les garçons portant les paniers vides.