Le Géant de l’azur/IX

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Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903



IX

L’Île désolée.


Une grève de galets s’étendait devant le radeau ; à cent mètres en arrière de la frange d’écume laissée par le flot glacé, une haute falaise barrait l’accès de l’île. L’aspect de ces roches, du ciel gris, de la nature entière était sombre et menaçant. Aucune touffe d’arbustes, nul brin d’herbe ou de mousse ne venait égayer le granit de la muraille qui semblait repousser les intrus. Et pourtant, si rébarbatif que parût l’asile enfin conquis, il n’y eut pas un des naufragés qui ne mît pied à terre dans une sorte d’ivresse joyeuse.

Au sortir de cette terrible semaine, de ces jours et de ces nuits interminables où ils étaient le jouet des vents et des flots, n’ayant entre eux et l’abîme qu’une coque de fer branlante et désemparée, le plus triste séjour s’offrait à leur organisme harassé comme un véritable Éden. Ils se sentaient tout autres, rien qu’à fouler le sol immobile au lieu des tôles incertaines du Silure.

Le débarquement s’effectua au milieu des cris de joie. Puis, le silence se fit et chacun contempla tour à tour la mer avide, dont les lames paraissaient encore courir après la proie qui leur échappait, et la muraille inhospitalière qui se dressait devant les terres. Au pied de la roche s’ébattaient lourdement des pingouins agitant leurs moignons d’ailes. Ils ne témoignaient aucun effroi à la vue des naufragés, ce qui semblait attester que les êtres humains leur étaient inconnus.

Assis sur la berge, les hommes de l’équipage attendaient les ordres de leur chef, dans une attitude de parfaite discipline, quand le lieutenant Wilson s’aperçut que les vagues, déferlant sur les galets avec un bruit lugubre, se rapprochaient de manière inquiétante :

« Attention ! s’écria-t-il en sortant de sa rêverie. Ne nous laissons pas gagner par la marée au pied de ces falaises.

— Le fait est que ce serait un fâcheux épilogue à nos mésaventures ; mais où nous mettre à l’abri ? répliqua le commandant Marston en mesurant de l’œil la roche lisse qui se dressait derrière eux.

— Il semble impossible que la falaise se continue sur tout le pourtour des terres sans présenter une solution de continuité, suggéra Henri. Cherchons-la.

— Et cherchons-la sans tarder, reprit vivement Gérard, car cette gueuse de mer a tout l’air de vouloir nous gagner de vitesse. »

Il jetait les yeux autour de lui.

« Ne dirait-on pas, là-bas, une anfractuosité et comme l’entrée d’une grotte ? » reprit-il en indiquant à sa gauche une tache sombre sur le ton mat de la muraille.

Et, tout de suite, il courut vers le point qu’il désignait. On le vit disparaître, puis revenir et faire signe de la main que sa supposition était fondée.

Chacun s’empressa de le rejoindre au seuil d’une caverne surélevée de quelques mètres au-dessus de la marge de sable qui bordait les galets de la grève.

« C’est une grande cave qui pourra nous offrir un asile convenable, annonça Gérard, car j’imagine, d’après l’aspect du sol et des parois, que la marée ne doit pas la couvrir habituellement. De plus, j’ai trouvé dans le fond une sorte de couloir qui conduit à une seconde caverne plus retirée et plus sûre. En tout cas, il me semble que nous ferions sagement d’y tirer tout d’abord le Silure.

— En effet, les vagues auraient bientôt fait de le mettre en pièces, dit le commandant. À l’œuvre, mes enfants ! »

Revenant sur leurs pas, les hommes s’attelèrent à l’amarre qui avait servi à remorquer le petit navire ; moitié soulevé par la marée, moitié traîné sur les galets avec un bruit de ferraille, le sous-marin eut bientôt franchi la grève découverte pour venir boucher l’entrée de la grotte et se trouver définitivement à l’abri des insultes de l’Océan.

« Voilà bien le corridor, fit Gérard en désignant une sorte de boyau étroit et sinueux qui s’enfonçait sous la voûte de granit.

— Sois prudent ! c’est peut-être le repaire de quelque animal dangereux ! s’écria Henri en le retenant.

— Bah !… il faut voir !… Et puis je vais m’armer d’un revolver, avec la permission du commandant, et si je rencontre quelque individu mal intentionné, à quatre ou à deux pattes, je le lui fais partir sous le nez !… Nous verrons ce qu’il pensera de l’argument !

— N’oubliez pas des allumettes, dit le commandant en lui passant un revolver chargé, il ne doit pas faire très clair là dedans. »

S’assurant qu’il en avait sur lui, Gérard prit le revolver et s’enfonça dans l’étroit couloir. C’était une galerie naturelle dont le sol rocailleux montait en pente douce, et dans laquelle le jeune homme avançait sans trop de difficultés, en tâtonnant autour de lui ; les parois en étaient si étroites qu’il les heurta plusieurs fois assez rudement du front ; mais, tout à coup, il sentit l’espace s’élargir autour de lui. Faisant prendre une allumette, il entrevit une caverne de dimensions colossales, dont la voûte majestueuse se perdait dans l’ombre à une grande hauteur. L’air était tiède, parfaitement respirable, grâce peut-être à quelque fissure ou cheminée dans le roc. Gérard ne put retenir une exclamation de joie :

« Bravo !… voici l’abri rêvé pour nos précieuses personnes et nos provisions plus précieuses encore !… La mer ne viendra certainement pas nous relancer jusqu’ici, et que nous soyons destinés à repartir sur le Silure, après l’avoir réparé, ou à être repêchés par quelque navire de passage, nous voici prêts à attendre les événements… Ma foi, c’est un home des plus sortables, reprit-il en faisant brûler une seconde allumette. Assurément ce n’est pas le Louvre !… mais à la guerre comme à la guerre… Et, s’il faut vivre en troglodytes, réjouissons-nous d’être tombés sur une tanière de dimensions pareilles ! Un régiment y serait à l’aise ! »

Reprenant le couloir, Gérard se hâta de venir communiquer le résultat de son enquête à ses compagnons.

Laissant l’équipage surveiller le progrès de la marée montante et s’occuper des apprêts d’un repas dont le besoin s’imposait pour tous, les officiers du Silure, M. Wéber et Henri suivirent Gérard dans la caverne, dont les dimensions et la température furent vivement appréciées. Gérard avait allumé une lanterne et il étudiait de près les murs scintillant de mica, afin de s’assurer qu’ils ne recelaient dans leurs anfractuosités aucun commensal désagréable ; tout à coup il se récria :

« L’île est habitée !… et par des artistes, par-dessus le marché !… »

On accourt ; du doigt, Gérard désigne, profondément gravés dans le roc, des dessins d’un caractère rude et archaïque, offrant l’image très reconnaissable d’animaux, d’êtres humains, d’ustensiles, sommairement mais correctement indiqués. Ils voient se dérouler sous leurs yeux une longue procession d’êtres immobiles, oiseaux gigantesques, élans aux longues cornes, aurochs à la physionomie farouche ; puis, derrière eux, homme, femme et enfant, la famille humaine ; l’homme est armé : sa forte main brandit une lance, son épaule porte une hache ; la femme, pliant sous le lourd fardeau du gibier et des ustensiles de ménage, soutient par surcroît son enfant à califourchon sur la hanche gauche ; et l’enfant suce son pouce d’un mouvement naïf que l’artiste inconnu s’est efforcé de rendre avec une gaucherie touchante.

« Il est certain que l’île est habitée ! répète Gérard.

— Dis plutôt qu’elle l’a été, répliqua Henri. Il est d’ailleurs fort possible qu’elle possède encore des êtres humains : mais ces très curieux dessins remontent certainement à plusieurs centaines, pour ne pas dire plusieurs milliers de siècles !


— Bah !… l’homme de l’âge de pierre nous aurait précédés dans ce séjour enchanteur ?

— Précisément. N’êtes-vous pas frappés comme moi, messieurs, de la similitude de ces dessins avec ceux qu’on découvre dans les cavernes fossiles de nos pays ?

— En effet. J’en ai vu de semblables dans le Northumberland, dit le commandant.

— Étrange chose ! qu’à des distances aussi incommensurables la soif d’idéal, le besoin de reproduire ce qui leur paraissait beau se soient manifestés par des moyens identiques chez ces pauvres êtres ! continua Henri. La preuve que l’homme antarctique a existé est sous nos yeux, et elle nous donne l’assurance réconfortante que là où il a vécu nous pourrons vivre, malgré l’aspect inhospitalier de cette terre.

— Non, mais, je vous en prie, admirez la « bobine » de cette femme, avec son mioche sur la hanche ! interrompit Gérard en pouffant de rire. Ce crâne. !… c’est un vrai pain de sucre !… Et dire que c’était peut-être une professional beauty dans son monde !…

— J’avoue que je préfère nos contemporaines, fit M. Wilson, en riant aussi de bon cœur.

— Soyez certains que leurs aïeules étaient toutes taillées dans ce style, et que la plus exquise de nos mondaines descend de quelque pauvre être tout pareil à celui-ci — comme nous d’ailleurs, reprit Henri en étudiant avec le plus vif intérêt la tête de la femme préhistorique, qui était, en effet, extraordinaire. Cela paraît incroyable et pourtant cela est.

— Il faut avouer que ce n’est pas flatteur, dit Gérard, mais si la race humaine continue à progresser comme, sans nous faire trop d’illusion, nous l’avons fait depuis ces bonnes gens-là, il y a de l’espoir pour nos descendants. Ce seront tous des Apollons et des Vénus, n’en doutons point…

— Et pourtant, la taille diminue, puisqu’on est obligé d’en abaisser, chaque année, le niveau pour le service militaire, remarqua le commandant.

— Alors nous redégringolons ? Nous avons atteint l’apogée ? C’est dommage. Cette idée d’une race croissant en force et en beauté avait quelque chose de consolant… Mais qu’est-ce là ? on dirait une autre porte…

— Voyons, » fit le lieutenant.

Les deux jeunes gens se dirigèrent vers l’extrémité du souterrain opposée à celle par où ils y avaient pénétré et arrivèrent, en effet, devant une sorte de baie à ciel ouvert qui les conduisit à une cave plus petite que la précédente. Celle-ci, qui formait comme un passage, s’ouvrait sur une troisième caverne communiquant par un étroit orifice avec l’extérieur. Les jeunes gens, tous deux de taille très svelte, se glissèrent non sans peine à travers cette ouverture et sortirent à mi-hauteur de la falaise.

Ils aperçurent en bas la crique, à demi recouverte déjà par la marée montante. Regardant autour d’eux, ils distinguèrent à leur droite des marches irrégulières, formées soit par la nature, soit par la main de l’homme, et conduisant par un sentier en casse-cou au sommet du rocher. Lestes et agiles, ils eurent tôt fait de franchir la distance et gagnèrent enfin la crête de la muraille de granit que leur avait cachée jusqu’à ce moment l’intérieur des terres.

Le cœur leur battait à tous deux. Qu’allaient-ils découvrir du haut de cet observatoire ? L’île était-elle déjà occupée, et cela par des êtres sauvages qui les considéreraient, sans doute, comme des intrus et les traiteraient en ennemis, ou bien ce sol infertile ne donnait-il asile qu’aux oiseaux de mer et aux pingouins ?

Ils se redressent et jettent un regard avide autour d’eux. À perte de vue, leurs yeux n’aperçoivent que des roches stériles, entassées comme par un jeu de Titans ; ces blocs, de formation volcanique, se dessinent nettement sur le ciel d’un bleu d’acier. La mer s’arrondit autour de l’îlot, parsemée d’incertaines silhouettes d’icebergs. Sur l’île, rien ne bouge, pas un arbre, pas un brin d’herbe ne vient égayer l’aspect sourcilleux des rochers, aucune trace d’habitation humaine. Rien que le granit, le firmament et les eaux. Ils sont bien seuls au bord d’une île sans nom, déserte et désolée.

« Brrr… fit Gérard, secouant la mélancolie que lui avait inspirée le premier aspect de ce lieu sauvage. Ce n’est pas gai ici, monsieur Wilson !

— Non, pas précisément. Je n’ai jamais rien vu de triste comme ce rocher.

— Il est heureux pour nous que le Silure contienne des vivres. Car ce n’est pas ici que nous trouverions de quoi nous sustenter, sauf des œufs plus ou moins frais.

— On pourra voir demain. Peut-être existe-t-il une zone plus favorisée.

— J’en doute ; l’îlot ne paraît pas assez grand pour présenter beaucoup de variété… Enfin, c’est possible, après tout… Et quelle chance nous avons eue de tomber précisément en face de cette crique ! Partout ailleurs, la falaise plonge à pic dans la mer !

— Un courant nous a portés, selon toute apparence. »

En effet, la muraille surgissait abrupte et sourcilleuse du sein même des eaux sur tout le pourtour visible de l’île. Une rapide excursion n’ayant fait découvrir aux explorateurs qu’un chaos de roches sans issue et la nuit venant, ils redescendirent auprès de leurs compagnons par une déclivité qui semblait plus praticable que l’escalier préhistorique.

La marée, qui était actuellement étale, n’avait pas déplacé le Silure, ni atteint la grotte. Les matelots y avaient transporté des couchettes, des sièges et des vivres. Le coq achevait d’ouvrir quelques boîtes de biscuits qu’il servit sur une large table de pierre.

Tout le monde s’assit. On partagea fraternellement ce souper improvisé.

La collation finie, le commandant interrogea le mécanicien, qui avait eu le temps de se rendre un compte exact des avaries du sous-marin. Ce spécialiste les avait trouvées et les déclara telles qu’il devait lui être impossible de les réparer avec les ressources limitées dont il disposait. Il estimait que le navire était perdu sans ressource, qu’il ne serait en état de reprendre la mer qu’avec l’aide d’un remorqueur et après un radoub complet. D’autre part, la nature même des matériaux de l’épave ne laissait pas l’espoir d’en tirer parti pour construire une pinasse : tout y était fer ou cuivre, sauf les planchers et cloisons utilisés dans l’établissement du radeau.

La seule chance de salut sur laquelle on put compter était donc le passage fortuit d’un baleinier qui recueillît les naufragés.

Mais combien problématique ! Qui viendrait de gaîté de cœur visiter cet îlot perdu dans les mers antarctiques ? Le fait qu’on avait dérivé huit jours entiers sans rencontrer un seul navire, parlait assez éloquemment… Ce fut la pensée qui s’imposa à tous. Pas un des naufragés ne l’exprima tout haut, et le plus fruste des matelots affecta de croire à la venue du navire libérateur.

« Monsieur Wilson, dit le commandant, vous aurez l’obligeance de procéder à l’inventaire des vivres, car il sera peut-être sage de nous rationner, afin de pouvoir attendre le plus longtemps possible.

— Ce sera fait dès demain matin.

— Nous ferons bien, je crois, de porter à la masse commune, pour les diviser également entre nous, les approvisionnements de l’équipage et ceux de l’arrière. Vous êtes bien de cet avis, messieurs ?

— Sans aucun doute, répondirent les Français.

— Quant aux autres mesures à prendre, je ne sais trop…

— Ne pourrait-on, suggéra Henri, allumer et entretenir un feu de varech et de goémons scellés sur le haut de la falaise, afin de signaler notre présence ?

— Certainement, l’idée est bonne. Mais je crois qu’il est trop tard ce soir pour y songer…

— En effet, les hommes doivent tomber de sommeil comme nous et l’ordre de se coucher sera certainement le mieux accueilli de tous, en ce moment.

— Je suis de cet avis. Monsieur Wilson, faites coucher tout le monde ! À demain les affaires sérieuses. »

Touchant sa casquette, le lieutenant porta son sifflet d’argent à ses lèvres et modula la note chère aux matelots : All hands below[1].

Encore qu’il n’y eût ni entrepont, ni hamacs, les quatre hommes ne se le firent pas répéter, non plus que le petit Djaldi, pour se rendre en bon ordre à la partie de la caverne qui leur avait été assignée, et où, allongés côte à côte, ils furent bientôt endormis.

Les chefs ne tardèrent pas à suivre cet exemple ; et, quelques minutes plus tard, Français et Anglais, oubliant leur triste situation, étaient plongés dans un sommeil réparateur.

  1. Tout le monde en bas.