Le Géant de l’azur/X

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Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903



X

Premières impressions.


Vers quatre heures du matin, Gérard, sortant subitement d’un sommeil profond, se dressa sur sa couche et, jetant un coup d’œil surpris sur ce qui l’entourait, se rendit compte de la situation.

Tout d’abord, il fut consterné.

« Est-ce bien possible ?… Tout ceci n’est donc pas un cauchemar ? Nous voici sur un roc stérile, au fond des mers antarctiques, — déportés sans espoir et voués à la mort lente !… Pauvre chère mère ! Combien elle avait raison, lorsqu’elle élevait sa douce voix contre cette funeste entreprise !… Elle ne saura même pas ce que sont devenus ses fils, déjà pleurés comme disparus une première fois… Fallait-il donc que sa tendresse fût encore réservée à de pareils déchirements ?… Et Lina !… Et Colette !… Et notre malheureux père !… Comment vont-ils soutenir, en dépit de tout leur courage, l’intolérable angoisse de cet inconnu affolant qui désormais va envelopper le destin de ceux qu’ils aiment ?… Leur raison cédera sous un poids trop lourd ; cette maison si belle, si florissante si unie, s’en ira en pièces, se désagrégera misérablement… Oh ! pourquoi, pourquoi avons-nous quitté l’abri paisible retrouvé après tant d’orages ?… »

Ainsi le jeune homme, en dépit de toute sa fermeté, se lamenta pendant quelques instants de désarroi. Mais le découragement ne pouvait longtemps dominer son cœur généreux : il fallait des circonstances véritablement anormales pour qu’il en souffrît même les approches. À peine fut-il conscient du tour involontaire qu’avait pris sa méditation qu’il se tança vigoureusement :

« Eb quoi ! En suis-je déjà là ?… à me demander pourquoi nous avons quitté la maison ? Pour faire notre devoir, voilà tout ! Allons-nous geindre ou nous considérer comme des héros pour une chose si simple ? Nous avons fait ce que nous devions — rien de plus — et il est advenu ce qu’il a pu. Foin de regrets et de vaines récriminations ! Nous ne sommes ni les premiers ni les derniers, n’est-ce pas ? qui souffrirons et peinerons dans ce monde. Admettons, si l’on veut, que nos difficultés ne sont pas banales, et n’en parlons plus, sinon pour lutter en hommes contre elles !… »

Se levant d’un bond, il enfila ses habits et, sortant de la caverne sans déranger le sommeil de ses compagnons, dévala le sentier abrupt qui menait à la grève. Courant d’un pied léger jusqu’à la fontaine qui, la veille, avait arrosé le souper, il se débarrassa de ses vêtements, se plongea dans un des petits bassins qu’elle formait avant d’aller se perdre dans la mer ; et, habitué dès l’enfance aux ablutions glacées, il acheva de retremper son courage dans ce baptême matinal.

« Là ! disait-il, s’ébrouant à l’aise, de quoi peut-on se plaindre quand on a son tub ?… Selon l’expression pittoresque de notre Martine, on vaut deux sous de plus, après cette lessive. Chère Martine ! que dirait-elle si elle nous voyait ici ?… Allons ! pas d’attendrissements ! … Regardons les choses par le bon côté. C’est une chance incontestable d’avoir cette belle eau courante et limpide sur une terre d’aspect si rébarbatif ; de n’en être pas réduits, comme les musulmans, au bain de sable, ou, chose plus terrible encore, privés d’eau potable… Mais, par quel hasard cette source si pure continue-t-elle à jaillir librement au milieu des glaces et du paysage revêche qui nous entourent ?… Henri, qui sait tout, m’expliquera ce paradoxe. Ah ! à ce propos, n’oublions pas de voir ce que devient ce cher frère… Ou je me trompe fort, ou il est déjà en train de se maudire pour m’avoir mis dans ce pétrin. »

Regagnant à longues enjambées le chemin de la caverne, Gérard trouva en effet son frère réveillé et accoudé dans une attitude qui n’exprimait pas précisément la résignation. Par l’étroite ouverture de la grotte, un pâle soleil, envoyant à l’intérieur ses obliques rayons, éclairait le spectacle toujours attristant des lendemains de débâcle ; des ballots à moitié éventrés, empilés sans ordre, des lits dressés à la diable, et, accablés sous le pesant sommeil de la défaite, les visages pâles et baves des vaincus.

« Te voilà comme Marius sur les ruines de Carthage ! fit Gérard, renfonçant l’émotion que lui causait la physionomie attristée de son frère. Je viens de prendre mon bain : imite-moi. Cela te fera le plus grand bien du monde. Puis tu mangeras un morceau — nous n’avons besoin de réveiller personne ; toutes nos provisions personnelles sont encore intactes dans les flancs de l’Epiornis. Aussitôt que tu seras lesté, nous partirons à la découverte, si tu en es d’avis… Tiens ! ajouta Gérard surpris, j’avais complètement oublié le petit Hindou ! Comment vas-tu, Djaldi ? As-tu bien dormi, mon enfant ?… »

Instinctivement le novice, ayant trouvé générosité et protection chez les deux frères, était venu nicher non loin d’eux, la veille, lorsque Anglais et Français avaient pris possession de leur gîte aux deux extrémités de la grotte.

« Oh, oui ! Bien dormi ! fit Djaldi. Bon lit !… Très bien ici… Bien mieux (baissant la voix) que sur leur méchant Silure. Djaldi beaucoup content de rester auprès Sahibs français, beaucoup content !…

— À la bonne heure, dit Gérard, non sans un soupir étranglé en chemin : en voilà toujours un qui n’est pas difficile à satisfaire !…

— Djaldi servir Sahibs français. Toujours ! toujours ! reprit l’enfant avec un redoublement d’enthousiasme. Sahibs français plaindre Djaldi, le soigner, lui donner des sous… Djaldi fera tout pour eux !…

— Grand merci, mon petit, répondit Gérard. Mais commence par ne pas troubler par tes bavardages le sommeil de ces honnêtes gens qui dorment là-bas de tout leur cœur ; et, puisque tu es si bien disposé, va tout droit à la fontaine et reviens-moi luisant comme un penny neuf. Les Sahibs français ont horreur de la crasse ; ils ne pourraient jamais estimer un serviteur malpropre. Voici un morceau de savon ; tâche de te débarbouiller !

— Entendre c’est obéir », fit le petit Hindou ; et, portant à son front avec grand respect le morceau de savon, il prit à son tour le chemin de la fontaine.

« Pauvre petit diable ! dit Henri, apitoyé, notre bon vouloir et notre protection lui seront, je le crains, bien inutiles.

— Non pas, répliqua vivement Gérard. Brutalisé et maltraité comme il était à toute heure, sa nature ne pouvait manquer de se détériorer. Nous en ferons, j’espère, un honnête homme. J’ai l’intention de demander au commandant…

— Un honnête homme ! répéta le frère aîné, non sans amertume. Oublies-tu donc notre triste condition ? Qu’espères-tu ?… Nous avons à peine de quoi subsister deux mois…

— On peut faire bien des choses en deux mois. Et d’ailleurs, qui nous dit que nous ne parviendrons pas à renouveler nos vivres ? Rien que cette fontaine d’eau courante et très potable, n’est-ce pas un secours inattendu et qui peut nous faire espérer d’autres surprises aussi agréables ?

— Il faudra que j’en étudie la nature et la source ; ce phénomène est en effet curieux, dit Henri, chez qui le naufragé céda soudain la place au naturaliste et au géologue qui étaient en lui. Je l’ai acceptée hier comme chose toute simple. Qui s’étonne devant un verre d’eau pure ? C’est pourtant ici, ainsi que tu le dis, un luxe aussi inattendu que précieux.

— Quelle est, au juste, d’après toi, la latitude où nous pouvons bien nous trouver ?

Au juste est un peu ambitieux. J’attendrai, pour te répondre, les précisions de l’état-major… Autant qu’il est possible d’en juger par l’abondance des icebergs et par l’obliquité des rayons solaires, nous devons être aux environs du 55e parallèle, c’est-à-dire à peu près au niveau du cap Horn ou des îles Falkland, et fort au-dessous de l’Afrique australe… Car le vent n’a pas cessé de souffler du plein Nord, depuis que nous avons enfilé ce maudit canal de Madagascar… Il me tarde de causer de tout cela avec le commandant Marston et avec notre excellent ami Wéber… Quand donc tous ces savants s’éveilleront-ils ?

— Laissons-les à leur bienheureuse inconscience, répliqua Gérard. Notre brave Le Guen prend, lui aussi, sa revanche de cette diabolique tourmente… Qu’ils dorment, les pauvres ! … Et nous, allons explorer notre nouvelle patrie, voir quelles ressources elle peut nous offrir, quels ennemis elle peut receler, quelles chances d’évasion nous restent ouvertes… Avant tout, déterminons le point le plus élevé de l’île pour y transporter notre feu, et commençons par le renouveler, ce feu, qui doit être notre salut — aujourd’hui ou demain — en signalant au loin notre présence sur ce roc perdu…

— Tu as parfaitement raison, dit Henri ; c’est la mesure essentielle, et j’ai déjà noté sur le revers de la falaise des masses pendantes de vieux goémons desséchés qui feront sans doute une flambée très brillante…

— Vraiment ? Eh bien, pendant que tu procèdes à ta toilette, nous allons sans tarder, Djaldi et moi, disposer un tas de ces algues sèches sur le faîte de notre dortoir. Une fois ce devoir accompli, nous irons nous promener, la conscience libre, car un jour vaut l’autre. Rien ne dit que, si le navire libérateur doit jamais traverser ces parages, ce ne sera pas demain, ou ce soir… Il y aurait folie à négliger la plus petite chance… »

Vingt minutes plus tard, les deux frères, armés de leurs revolvers, partaient pour leur voyage d’exploration, laissant à Djaldi, tout fier de cette mission de confiance, le soin d’entretenir le signal lumineux. Contournant le pied de la falaise par l’étroite bande de sable qui descendait jusqu’à la mer, ils marchèrent cinq kilomètres environ sans rencontrer de solution de continuité dans la haute muraille qui formait la ceinture de l’île ; au bout de cette distance, le rempart naturel s’affaissait brusquement, présentant un amas de roches désordonnées et comme tumultueuses.

« Le mur s’est écroulé ici, dit Henri observant ces débris gigantesques. La falaise a dû former un tout homogène à son heure.

— Plaise aux dieux qu’elle ne nous joue pas un tour pareil à celui dont témoignent ces décombres !

— Oh ! ce cataclysme date de loin, dit Henri, attaquant le roc avec son marteau de géologue. Quelques milliers de siècles au moins… Nous avons le temps de respirer.

— Tant mieux ! Et voici un escalier de géants qui semble pratiqué tout exprès pour nous permettre de prendre une vue d’ensemble de notre royaume. »

Dans le caprice de l’éboulement, une sorte de rude escalier s’était en effet dessiné par larges assises, et consolidé à travers les masses entassées ; profitant de ce sentier naturel, les deux frères ne tardèrent guère plus d’une heure à gagner de roc en roc le sommet le plus haut du pic insulaire sur lequel ils se trouvaient jetés. De cet observatoire, ils purent s’assurer tout d’abord que leur prison était bien une île, et une fort petite île : à part la portion du rivage que leur cachait la falaise et qu’ils avaient déjà parcourue, ils discernaient nettement le ruban vert glauque l’entourant de toutes parts, et tranchant sur la teinte grisâtre des roches. Ils constatèrent, en second lieu, que cette île présentait deux températures différentes bien tranchées. L’une, froide assurément, mais non dénuée de soleil, et supportable, en somme, régnait sur toute la région protégée par la falaise et regardant l’Équateur — celle même où le hasard les avait fait aborder ; l’autre, noire, triste, glaciale, exerçait ses rigueurs sur la partie de l’îlot tournée vers le Pôle Sud, où les pâles rayons du soleil ne pénétraient point, confisqués qu’ils étaient au passage par la haute muraille de granit, et où soufflait sans intermission une aigre bise dont cette même muraille défendait la partie la moins déshéritée de cette misérable terre.

« N’allons pas plus avant, dit Henri. Inutile de fréquenter jamais cette région désolée. Pas un arbre n’y pousse ; pas un oiseau n’y vole ; pas un insecte n’y paraît ; et l’épaule de la falaise monte aussi haut qu’aucun de ces rocs démantelés. Notre feu peut demeurer à la place même que nous lui avons assignée ce matin ; il ne servirait de rien de lui en choisir une autre…

— Quoi ? redescendre déjà ? répliqua Gérard. Je n’ai pas vu la moitié de ce que je voudrais examiner. Regarde donc là-bas, on dirait la terrasse d’un château naturel : je distingue comme la colonnade d’un péristyle, plus bas, et les piliers d’une porte monumentale… Tout cela grossièrement modelé, sans doute ; mais l’ensemble est d’un effet saisissant. Qui sait si ce n’est pas là la demeure du morose enchanteur à qui appartient ce domaine ?… Distingues-tu, Henri ?

— Oh ! moi, dit Henri en riant, je n’ai ni tes yeux — ni ton imagination. On gèle par ici. J’ai hâte de revoir un climat moins rude et, pour tout dire, cette ascension m’a creusé l’estomac. Je ne serais pas fâché de casser une croûte.

— Voici, monsieur est servi, répondit Gérard tirant de sa poche un biscuit, tandis qu’ils se mettaient à dévaler l’âpre sentier qui les avait menés au sommet. Dis après cela que je ne songe pas à tout !

— Merci. Mais n’est-ce pas céder à une gourmandise injustifiée ? demanda Henri pris de scrupule. Nos provisions, c’est notre ancre de salut ; il faudrait y songer à deux fois avant de se permettre une bouchée de trop…

— Mange à ta faim, frérot. J’ai un moyen de reconstituer en partie notre lardoir, dit Gérard avec désinvolture.

— Pas possible !

— Mais si ! La chasse. N’est-ce pas tout indiqué ?

— La chasse ? Quelques misérables mouettes ou pingouins mal nourris !

— Puisqu’ils ont élu domicile en ce lieu, c’est qu’ils ne s’y trouvent pas trop mal. Ils ne sont pas comme nous forcés d’y demeurer, n’est-ce pas ? Et j’espère bien, avec leur collaboration, varier agréablement notre ordinaire. Mais ce n’est pas tout… Te le dirai-je ? Je voulais t’en faire une surprise…

— Dis toujours. Ce sera encore une surprise.

— Aussi bien, tu as raison. Sache donc que je médite de produire à l’un de nos prochains banquets un plat de poisson — c’est-à-dire aussitôt que j’aurai fabriqué mon épervier.

— Au milieu de ces icebergs, du poisson ? Tu rêves, Gérard !

— Je ne rêve pas. Je l’ai vu ! Ce matin même en barbotant dans l’eau ; tout juste à l’endroit où la fontaine va tomber dans la mer. J’ai vu ses gros yeux affamés, en quête de butin, et je me suis promis de le mettre avant peu dans ma poêle.

-Auras-tu au moins une poêle ? La batterie de cuisine doit avoir été singulièrement culbutée et dispersée au milieu de tant de soubresauts.

— Si je n’ai pas de poêle, je ferai rôtir ma proie entre deux pierres, avec l’aide de Le Guen, qui s’y entend comme pas un. Ce n’est pas la première fois que nous cuisinerons ensemble.

— Quel homme tu es, Gérard ! remarqua Henri lorsque, après une laborieuse descente, les deux frères eurent regagné le pied de la falaise. Quelle constance, quel courage, quel esprit de ressource tu montres à chaque minute ! Que ferais-je sans toi, grands dieux ?

— Toi ? tu feras les inventions, les découvertes, les prodiges pour lesquels tu as été créé et mis au monde. Ne tarde pas à établir commodément ton laboratoire, ton cabinet d’études ; et là, travaillant avec le cher M. Wéber, vous trouverez bien moyen à vous deux de reconstruire l’une ou l’autre des machines fracassées ; de nous rendre au monde des vivants… Et si, en attendant, nous vaquons, nous le menu fretin, à la question des vivres, conviens que notre part n’est pas la plus glorieuse…

— Au fond, reprit Henri après un moment de silence, la présence du poisson dans ces parages n’est pas plus surprenante que celle de la fontaine ; l’une est la conséquence de l’autre. Cette eau fraîche assurément, mais tempérée en comparaison de la mer où elle se jette, offre à la gent à nageoires un petit bassin où elle peut vivre, et où, par conséquent, elle vit.

— Et cette fontaine même, cette eau vive et gaie au milieu de cette nature aride et figée, comment l’expliques-tu ?

— Je ne sais trop que t’en dire. Mais tu n’ignores pas que le froid extérieur n’est que le voile léger, la mince enveloppe recouvrant l’immense foyer toujours en ignition. Où qu’on soit, même aux pôles, ce foyer n’est jamais bien loin. La source qui étanche notre soif a peut-être bouilli naguère ; et, tout en se refroidissant à travers les terrains qui nous la livrent pure et filtrée, elle est encore trop près de la fournaise pour se laisser gagner à la température ambiante dès son apparition à la surface ; elle attend pour cela d’avoir mêlé son mince filet à l’immense étendue salée. Je t’offre cette explication pour ce qu’elle vaut…

— En d’autres termes, dit Gérard, nous dansons selon toi sur un volcan ? Décidément nous n’avons pas eu le pied heureux en venant percher sur cet îlot !

— En quel autre point du globe peut-on se croire à l’abri d’une éruption volcanique ? Quand on considère quelle est la minceur de la croûte terrestre comparée à la masse formidable de la matière en fusion, on s’étonne de ne pas voir plus de convulsions et de cataclysmes ; si l’on y pensait davantage ce serait à ne pas dormir une nuit tranquille.

— Éloignons donc cc pénible sujet de réflexion, s’écria Gérard. Voici tout notre monde debout. Va rendre compte de notre promenade. Moi je vais essayer d’ajouter un plat à notre déjeuner. »