Le Géant de l’azur/XII

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Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903



XII

Distractions d’exil.


À la suite de leur cruel mécompte, il se fit un changement dans la manière d’être des naufragés. Au début, ils avaient évité d’instinct tout ce qui pouvait ressembler à une installation permanente : les ballots demeuraient remplis ; certaines caisses n’étaient pas même ouvertes ; le matin on roulait les couchettes, on empaquetait les couvertures, on rangeait les colis comme font les porteurs dans une gare avant l’arrivée du train ; on se tenait prêt au départ…

Hélas ! cette libération qu’on avait espérée toute proche, elle devenait de jour en jour plus hypothétique. La vue, si réconfortante en apparence pour ces bannis, d’un navire représentant en raccourci le monde civilisé, après leur avoir apporté une minute de joie folle, leur laissait une dure leçon.

Il fallait cesser de compter sur un secours venu du dehors. S’il venait jamais, tant mieux ! Il était nécessaire, indispensable, d’écarter désormais cette espérance énervante ; et, loin d’attendre rien de la chance ou du hasard, de s’en remettre uniquement à soi, à son courage, à son ingéniosité, à sa persévérance, — de ce côté-là, point de déception possible, — de travailler, chercher, toujours, les moyens d’évasion, mais cela sans négliger de rendre supportables les conditions présentes de séjour et d’existence, car il fallait bien envisager la triste possibilité de n’en voir jamais la fin.

On commença donc de part et d’autre à emménager. L’examen méticuleux du Silure, par M. Wéber, ayant corroboré l’opinion du mécanicien et révélé dans le corps du sous-marin des avaries absolument irréparables, il devenait inutile d’en respecter l’intégrité ; le commandant ordonna donc à ses hommes de transporter dans la grotte tous les meubles, armes et ustensiles du bord. L’antre sauvage prit bientôt un aspect des plus habitables. Les dures réalités de l’exil, qui mettent à nu les caractères et abolissent toute distinction artificielle, se trouvaient, par un rare hasard, favorables plutôt qu’hostiles à la paix et à la bonne entente générale. Entre Français et Anglais, la rivalité de race semblait s’effacer, reculer dans le lointain pour faire place à la commune appellation de compagnons d’infortune ; et quant à la révolte, aux actes d’insubordination ou de violence toujours à appréhender d’un équipage que ne retient, plus la discipline courante, ils n’étaient point à craindre ici par la raison que ceux dont on eût pu les attendre n’étaient que trois, tandis que les hommes décidés à maintenir l’ordre étaient au nombre de six. Dès le premier moment, un acte de vigueur était venu informer ceux qui en auraient douté que l’autorité n’avait pas abdiqué. Chargé de transporter du Silure à la grotte un baril de brandy, le pauvre Joe Frost, supposant que l’heure des saturnales était arrivée, n’avait cru rien de mieux à faire que d’entonner une aussi grande quantité du précieux liquide que son estomac en pouvait porter. Le premier résultat de ces libations exagérées fut de foudroyer Joe Frost, qui tomba comme une masse au moment où il se présentait avec son baril dans les bras.

Le second effet de son intempérance fut de faire priver le coupable, pendant trois jours consécutifs, de sa chère ration de rhum. Et cet acte de vigueur suffit à établir sans appel la suprématie de la loi.

Cependant les Français procédaient de leur côté à l’inventaire des soutes de l’Epiornis et y trouvaient plus d’un objet précieux dans leur situation : Henri et M. Wéber, des livres et des crayons pour se plonger dans leurs éternelles cogitations inventives ; Le Guen, les éléments d’un fourneau qu’il établit de ses mains dans la grotte. Le coq put alors y préparer de son mieux les produits peu délectables de la chasse à laquelle se livraient avec ardeur Gérard, le commandant Marston et le lieutenant Wilson. Ce gibier, se composant exclusivement d’oiseaux aquatiques durs, coriaces, à la chair huileuse, n’apportait aux repas qu’un élément de peu de valeur en somme, et le cuisinier se lamentait de dépenser ses talents sur une matière si ingrate.

Mais Gérard n’avait pas perdu de vue son projet de pêche. Le seul obstacle qui en avait retardé l’exécution était la difficulté de construire son épervier, et, tout d’abord, il avait désespéré de trouver, dans un lieu si tristement dépourvu de boutiques, les humbles matériaux nécessaires pour la fabrication de cet engin. Il se rappela soudain une petite discussion amicale qui avait eu lieu, là-bas, entre lui et Colette, Martine, Lina. Il avait ri de voir les singuliers paquetages que les chères mains préparaient pour eux en prévision des difficultés possibles de la campagne (il en eût plutôt pleuré aujourd’hui !), avait raillé de bonne humeur ce nombre prodigieux d’objets encombrants et, selon lui, inutiles.

« Des aiguilles ! Du fil ! Un dé !… Des épingles ! … Des ciseaux ! Me prends-tu pour une couturière, Lina ? Crois-tu donc que je sache me servir de ces affûtiaux-là ?

— Tout le monde devrait savoir se servir d’une aiguillée de fil, disait Colette. As-tu donc oublié combien ces choses-là nous ont manqué chez les Matabélés, quand nous nous sommes vus avec nos vêtements en lambeaux, et privés de la main ou des outils de notre chère Martine pour les raccommoder ?… Non seulement un soldat devrait emporter en campagne une petite trousse à ouvrage dans le genre de celle-ci, mais il devrait être prêt à s’en servir avec adresse et promptitude. Laisse-moi te donner une leçon de couture ; toi qui fais si joliment le filet, tu manieras l’aiguille, j’en suis sûre, sans aucune difficulté.

— Pourquoi pas la quenouille ? protestait Gérard. Le filet passe encore ! C’est un travail tout masculin. Mais l’idée de me mettre à coudre ne me dit rien qui vaille.

— Pur préjugé ! rétorquait Lina. Est-ce que Hoche ne brodait pas obscurément des gilets à Versailles, avant que la gloire brillât pour lui ? Prétends-tu pour cela le qualifier d’efféminé ?

— Mon objection est idiote. Montrez-moi vite toutes deux les mystères de l’ourlet, de la piqûre, du surget… »

Et tous les trois de rire, et la leçon de couture de progresser joyeusement. Aujourd’hui, le pauvre Gérard a peine à contenir son émotion, ses regrets, au souvenir de ces heures paisibles et heureuses, prélude de si affreux désastres ; mais, tandis qu’il déballe le paquet de mercerie délaissé au fond d’une caisse, il éprouve la grande surprise — et la joie plus grande encore d’y trouver presque tout ce qui est nécessaire pour la construction de son épervier : un gros rouleau de ficelle solide et une navette à faire le filet semblent avoir été placés là tout exprès pour satisfaire à la nécessité présente.

« Elles sont fées ! » s’écrie Gérard stupéfait.

Et Djaldi, qui est ravi d’admiration devant les menus trésors étalés sous ses yeux, n’hésite pas à endosser cette opinion. Djaldi s’est fait le séide du jeune Français depuis le moment où celui-ci l’a arraché à la main brutale de Jack Tar : il le sert comme un petit esclave, ne le quitte pas plus que son ombre.

« Oh, Sahib ! Que de belles choses ! C’est comme un bazar !… Il ne nous manque rien maintenant… Et ces jolis flacons ! Est-ce à boire ?

— Non. Mais, si tu as la fièvre, tu trouveras ici de quoi la combattre. Ceci est notre pharmacie de voyage… C’est ma mère qui l’a composée… Tu as bien une mère aussi, quelque part, Djaldi ?…

— Oh oui ! Et aussi un père, et des frères et des sœurs… dit l’enfant songeur ; mais pas du tout comme ceux du Sahib.

— En quoi sont-ils différents ?

— Je ne sais pas… fit Djaldi, perplexe ; ils rêvent… ils rêvent… ils bâillent… Et, quand Djaldi a été enlevé par les méchants hommes, personne, j’en suis sûr, ne s’est fait du chagrin… Et puis, ce ne sont pas des gens qui commandent comme vous… Ils ne connaissent pas tous les instruments, tous les livres, comme le grand Sahib Henri… »

Et, arrondissant de gros yeux innocents, Djaldi demande d’un ton de vénération :

« Il est très savant, n’est-ce pas ? Savant comme un bonze, peut-être ?

— Comme plusieurs bonzes ! dit Gérard. Si versé dans tous les arts mécaniques, que tu ne peux te faire l’idée la plus lointaine de son savoir.

— Je sais, répond Djaldi, remuant la tête d’un air profond, c’est lui qui avait donné la vie au grand oiseau que l’obus du Silure a tué.

— Oui. Et, si seulement cette misérable terre offrait les ressources indispensables, M. Wéber et lui auraient bientôt fait de rebâtir un autre Epiornis, de lui donner, comme tu dis, la vie, — et nous, de nous envoler d’ici…

— Je vois. Ce sont de grands magiciens », constate Djaldi très sérieux et sans nulle surprise, car les fées et les magiciens sont des personnages avec qui cet âge est familier.

« Tu peux bien les appeler tels ; ils sont sans cesse occupés à arracher au mauvais génie, qui voudrait maintenir les hommes dans l’ignorance, ses secrets les plus jalousement gardés.

— Ah ! mais alors pourquoi ne font-ils pas paraître d’un coup de baguette ces matériaux qui leur manquent ? demanda Djaldi, après un instant de méditation ardue.

— Les magiciens n’ont pas la propriété de faire quelque chose avec rien. Tu as entendu parler de la fée transformant une citrouille en voiture (ou en palanquin) ; ce conte n’est pas en effet seulement propriété de tous les pays ; il vient sans nul doute de cette Inde qui est ton berceau ; eh bien, ne vois-tu pas que même cette puissante personne avait besoin comme nous des éléments premiers pour construire son carrosse ?

— C’est vrai ! » fit Djaldi convaincu.

Cependant la construction de l’épervier marchait bon train, et aussitôt que Gérard l’eut complété à sa satisfaction avec l’aide de Le Guen, les trois compagnons partirent pour le bord de la mer un matin de bonne heure, le jeune Massey portant l’épervier sur son épaule, Le Guen chargé de tout ce qu’il avait pu ramasser comme débris dédaignés des rôtis de pingouins, et Djaldi pourvu de paniers destinés à recevoir le produit de la pêche.

Le bassin naturel dans lequel les eaux vives de la fontaine se rassemblaient avant d’aller se perdre dans la mer, mesurant à peu près cinquante mètres carrés et de forme sensiblement circulaire, était formé par deux bras de roc qui en faisaient une sorte de petit havre tranquille.

« Poste-toi sur ce promontoire, dit Gérard, et jette de minute en minute un de ces débris de viande dans notre direction. Le Guen et moi, nous allons nous percher sur l’autre et attendre… Fais le moins possible de bruit ou de mouvement. »

Pendant un assez long intervalle, ils demeurent immobiles et attentifs, le petit Hindou observant le plus religieux silence, et jetant de temps à autre son appât dans le bassin. Dix minutes, un quart d’heure, vingt minutes s’écoulèrent, et rien n’en était venu troubler les profondeurs tranquilles ; Djaldi commençait à espacer instinctivement ses offrandes, craignant de les avoir dépensées en vain. Mais Gérard et Le Guen, qui avaient patiemment épié du gibier de tout poil et de toute plume, capté du poisson de toute écaille dans les solitudes africaines, savaient bien que la gent à nageoires est la plus soupçonneuse, mais aussi la plus vorace qui soit, et ils attendaient en toute confiance la fin du débat qu’ils pressentaient au fond de l’eau : le triomphe de la gloutonnerie sur la prudence.

La catastrophe s’annonça. Les morceaux de viande, systématiquement taillés larges et plats, surnagent tous ; pas un n’a pu être saisi par les habitants du bassin qui, tapis derrière quelque coin de roche, observent sans doute d’un œil avide cette aubaine inattendue. Bientôt l’un d’eux n’y tient plus : un frétillement à la surface de l’eau, un gros œil vitreux fixé sur un morceau particulièrement alléchant, un coup de gueule manqué pour le happer, puis un plongeon effarouché marquent la première escarmouche ; au bout de vingt secondes, retour agressif, coup de mâchoire plus heureux, le morceau est expédié avec prestesse ; enhardis par l’exemple, d’autres convives se montrent, ne demandant qu’à partager le régal, maintenant que l’impunité paraît assurée. Mais l’éclaireur ne l’entend pas ainsi. Il est le plus fort, évidemment, comme le plus hardi et le plus avide de la bande et, à grands coups de queue, il essaye de disperser ses frères plus timides : il en mange même quelques-uns dans la chaleur de l’action. C’est le moment de jeter l’épervier.

D’un geste prompt, sans hâte, Gérard le déploie, le jette sur la surface de l’eau ; toute la tribu en est enveloppée ; toujours bataillant, elle s’enfonce, tandis que le filet, tiré par ses plombs, forme autour d’elle un mur infranchissable : un tour de main qu’il faut connaître. On ramène alors l’épervier et on le tire obliquement vers la rive. Il ne fallut pas moins des forces combinées de Gérard et de Le Guen pour ramener cette prise ; même, jugeant inutile de prodiguer inutilement un bien si précieux, les pécheurs remirent dans l’eau tout le menu fretin et, prélevant seulement les plus belles pièces, ils revinrent triomphants, pliant sous le poids de leurs paniers.

Ce fut le coq qui exulta ! Cet artiste ne pouvait se consoler de voir ses talents rester en friche ; c’était en vain qu’il s’escrimait depuis bien des jours à faire des plats mangeables avec du pingouin ou du goéland ; la mine dégoûtée des convives et son propre palais lui disaient à chaque effort qu’il avait échoué. La vue de cette superbe marée lui causa un véritable délire.

« Ne nous hâtons pas trop de nous réjouir, disait Gérard. Ne conviendrait-il pas avant tout de s’assurer que cette chair n’est pas dangereuse, empoisonnée ?

— Empoisonnée ! fit le chef avec pitié. On voit bien, monsieur, sauf votre respect, que vous n’êtes pas cuisinier ! Croyez-moi, vous aurez rarement mangé quelque chose d’aussi sain et d’aussi délicat… »

Le dîner fut un triomphe pour tous ceux qui avaient contribué à l’enrichir de ce nouveau mets. Diverses espèces de poissons diversement accommodés, et tous inconnus de nos voyageurs, furent déclarés excellents ; mais la préférence fut unanimement accordée à certain monstre marin, moitié dauphin, moitié rouget quant à la forme, et dont le nez, orné d’une sorte de fourche, offrait un aspect des moins rassurants, mais qui, en dépit des apparences, se trouva être le régal le plus savoureux.