Le Géant de l’azur/XIII

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Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903



XIII

Trouvaille.


En dépit de tous les efforts des naufragés, la situation paraissait chaque jour plus désespérée. Comment échapper à cette prison antarctique et sortir de la tombe pour revenir au nombre des vivants ?… À ce problème incessamment creusé, personne ne trouvait de solution. Par mer, l’évasion était impossible, faute d’embarcations ; par les airs, faute d’aviateur ; la glace elle-même, qui, plus près du pôle, eût offert un champ d’action, ne formait ici qu’une marge insuffisante autour de l’île de granit. On ne pouvait raisonnablement compter que sur le passage fortuit d’un baleinier ou sur l’arrivée de quelque épave apportée par les flots avares.

Guettant toujours une de ces chances, Gérard grimpait, selon sa coutume quotidienne, au point culminant du pic.

« Il n’y a pas à dire, pensait-il, tout en gravissant la pente abrupte et rocailleuse, nous sommes perdus sans ressource. Inutile de se faire des illusions. Il faudrait un miracle pour nous tirer d’ici… Et de quel droit l’attendrions-nous ? Pourquoi les lois immuables de la nature changeraient-elles à notre profit ?… Parce que nous avons l’ardent désir de vivre, de revoir ceux qui nous sont chers et de ne pas mourir comme des renards au fond de ce trou polaire ? Excellentes raisons, sans nul doute… Mais est-ce que ces milliards d’humains qui nous ont précédés dans l’Éternité, depuis que ce globe terraqué roule à travers les espaces, n’avaient pas, juste autant que nous, le désir de vivre, l’amour de leurs proches, l’ambition légitime de ne pas disparaître sans laisser leur trace ici-bas ? N’ont-ils pas été forcés de s’incliner devant l’inévitable ?… Que ce soit de maladie ou de mort violente, glorieusement sur un champ de bataille, ou obscurément dans son lit, tout mortel doit passer un jour ou l’autre par la porte fatale… Force lui sera de déposer le fardeau de la vie, de même qu’il l’a assumé sans que sa volonté ait eu la moindre part dans cet événement. Il faut donc se résigner, car rien ne sert de protester. Et, après tout, qu’importe que cette mort inévitable qui nous guette saisisse sa proie demain, dans huit jours, ou dans quarante ans d’ici. Puisque cette terminaison est la seule chose certaine de notre existence, tâchons de l’examiner avec sang-froid et de l’accepter sans récriminations puériles…

« … Et pourtant, c’est dur !…

« … Oui, j’ai peine à accepter la pensée de ne plus revoir aucun des miens, de ne plus embrasser mon père, ma mère, ma sœur bien-aimée…, de voir disparaître mon frère, cette noble intelligence, ce cœur généreux, sans que sa tâche soit remplie, sans qu’il ait donné sa mesure au monde… Moi-même, il me semble que j’aurais pu faire quelque chose…

« … C’est égal, ma vie n’aura pas été longue, mais il faut convenir qu’elle n’aura pas été banale », poursuivit Gérard tout haut en arrivant au sommet du massif granitique et en se laissant tomber sur le roc pour reprendre haleine un instant, car la montée était rude et l’air glacial lui avait serré les tempes et la poitrine comme dans un étau.

« Avoir traversé l’Afrique de part en part à quinze ans, pour venir s’échouer à vingt-trois sur un îlot antarctique et y périr abandonné, ce n’est pas le lot de tout le monde… Et dire que j’aurais pu être notaire, avocat, médecin, négociant — voire juge — comme tant de mes camarades de collège, qui siègent en ce moment même sur quelque rond de cuir ou quelque chaise curule, sans penser à moi ni à mes aventures !

« … Eh bien ! franchement, je n’envie pas leur lot ni la sécurité de leur existence… Si je pouvais seulement serrer maman dans mes bras, une pauvre petite fois encore !… »

Gérard sentit ses yeux se mouiller, mais, secouant résolument la tête :

« Allons, pas d’attendrissement inutile !… pas de faiblesse ! Explorons cette maudite mer… »

Il promena son regard autour de l’horizon. De cette hauteur, le cercle de la mer paraissait sans limites ; la monotone procession des icebergs continuait au loin, tandis qu’aux alentours de la côte une croûte de glace étincelante commençait à se former. On eût dit que l’île était le centre d’un monde en train de se pétrifier.

« C’est bien fini !… Nous sommes définitivement morts et nous ne tarderons pas à être enterrés sous ces glaces », pensa Gérard debout, les bras croisés sur la poitrine. « Ah ! si nous avions des ailes pour sortir d’ici !… »

En ramenant ses yeux auprès de lui, il recula tout à coup avec une exclamation involontaire.

Une large anfractuosité bâillait à sa droite, nid d’aigle, aire abandonnée, et, au fond de cette sorte de loge creusée dans le roc, il venait d’entrevoir, immobile et pétrifié, une sorte de fantôme colossal, dont la blancheur spectrale se détachait sur le gris sombre du granit comme un tracé d’ivoire.

Le premier moment de stupeur passé, Gérard s’élança vers le creux, l’eut bientôt atteint et, quand il distingua plus clairement la nature de l’objet qu’il venait de découvrir, il demeura confondu.

C’était le squelette parfaitement intact et complet dans chacune de ses parties d’un oiseau de taille gigantesque. Le sternum puissant s’avançait, pareil à la carène d’un grand canot ; les moignons des ailes déployées semblaient prêts à embrasser l’espace ; les pattes énormes, repliées sur elles-mêmes, donnaient au fossile l’apparence d’un géant assis. Le crâne, démesuré même pour la taille colossale de l’animal, était emmanché d’un long col aux vertèbres robustes dont le chapelet ininterrompu se dessinait de l’occiput au coccyx, sans une tare ; les côtes s’arrondissaient sur le sternum, intactes. On eût dit que l’oiseau allait s’envoler.

Gérard, écrasé de surprise, sa haute stature réduite à celle d’un enfant à côté du squelette, ne pouvait se lasser d’admirer les proportions majestueuses du géant de l’azur qui dormait là depuis des siècles, sans qu’un regard humain fût jamais venu violer son repos…

« Un Epiornis fossile !… murmura enfin Gérard sortant de sa stupeur. Un Epiornis, évidemment !… Et de taille !… Il mérite bien son nom de sur-oiseau… En voilà un spécimen à rapporter au Jardin des Plantes, si jamais nous avions la chance de… »

S’arrêtant net tout à coup et se frappant le front :

« … Le rapporter !… s’écria-t-il à pleine voix ; le rapporter ?… Mais, triple sot que je suis, ce n’est pas nous qui le rapporterons, c’est lui qui nous rapportera chez nous !… Où trouver jamais navire aérien plus solide, mieux construit, plus savamment combiné pour la marche à travers les nuages ?… Ah ! cette fois, nous y sommes !… Eurêka !… Ce cher Henry qui est là à se ronger le cœur, faute de matériaux pour fabriquer un autre aviateur !… Le voilà, ton aviateur, viens le prendre !… tout prêt, tout agencé, tout bâti, complet, fait sur mesure par la bonne mère Nature pour nous tirer d’embarras… Hourrah !… Vive l’Epiornis… Vive la France !… Nous sommes sauvés !… Nous sommes hors d’affaire !… Hurrah !… Hurrah !… trois fois hurrah !… »

Ainsi clamait Gérard, ivre de joie et d’espérance.

Une crainte subite vint soudain glacer son enthousiasme : « Oui-dà ! et si ce maître oiseau allait tomber en poussière quand on le touchera ? … fit-il. Ce serait désastreux, on ne peut le nier… Voyons, il faut en avoir le cœur net avant d’appeler les autres… »

Tout palpitant, Gérard s’avance, grimpe sur la corniche au fond de laquelle trône l’oiseau fossile, porte une main frémissante sur la gigantesque carcasse. Les ossements durcis, les cartilages ossifiés demeurent immobiles sous sa main. Enhardi, il les manie, les palpe, les tiraille, les secoue, sans que leur dureté marmoréenne subisse la moindre altération. D’un bond il saute dans l’intérieur de l’oiseau et s’assied commodément sur une côte ; il mesure de l’œil les dimensions du squelette et constate qu’elles sont plus que suffisantes pour abriter quatre hommes avec les vivres et les instruments indispensables ; en fait, celles que Wéber avait données à son oiseau artificiel… Ivre de joie, Gérard s’oublie un instant dans la plus agréable rêverie : « C’est le salut, pense-t-il, de plus en plus énamouré de sa trouvaille. Brave ancêtre, va !… Même en admettant que tu nous joues le tour de nous laisser choir et de nous casser la tête, je t’avoue, entre nous, que je préfère encore cette fin à l’agonie lente qui nous attend ici… D’ailleurs je ne crains rien ! Tu me parais un gaillard solide et je suis sûr que tu seras trop content de te revoir en marche pour nous lâcher en chemin ; pas vrai, vieux ?… Mais quel égoïste je fais !… Je suis là à me gargariser de ma découverte pendant que mon frère se morfond… Allons, au revoir, ami Épiornis ! à tout à l’heure !… Ce n’est pas fini de rire, mon ami… Ta carrière que tu jugeais close va recommencer ! … Qui vivra verra !… »

Gérard reprit en courant le chemin qu’il avait si péniblement gravi une demi-heure plus tôt, et, descendant la côte quatre à quatre, il ne tarda pas à faire irruption dans la grotte où, creusant à part soi le problème insoluble, Henri était en train de fumer en silence.

Entrant comme une bombe, Gérard commença par sauter au cou de son frère étonné et par le serrer à l’étouffer ; puis l’éloignant de lui à longueur de bras, les deux mains sur les épaules :

« Pardon, excuse !… fit-il gaiement, les yeux étincelants, la bouche souriante, mais tu comprendras mon émoi quand je t’aurai expliqué… Je viens te prier de faire tes paquets, tout simplement ! Oui, monsieur, nous allons nous envoler de ce lieu enchanteur ; le train chauffe… et j’espère bien que nous ne le manquerons pas…

— Que veux-tu dire ? demanda Henri, pâlissant malgré lui. Un navire ?… Enfin !…

— Un Épiornis, mon cher !… un Épiornis authentique comme le Muséum n’en a jamais vu de complet, jamais rêvé, jamais imaginé !… Un coquin de monstre volatile ossifié… un véritable géant… quelque chose d’énorme, d’invraisemblable… et qu’on dirait fait pour nous !… La carcasse idéale de ton moteur !… l’introuvable armature que nous ne savions où pécher, et que l’air et le soleil ont galamment nettoyée et polie à notre intention depuis quelques centaines de siècles !… Un squelette d’Épiornis, ou je ne suis qu’un goitreux du Valais…

— Un Épiornis !… fit Henri. Complet ?… assez grand pour tous ?

— Ah ! non, par exemple !… pas assez grand pour nous et les English… Soyons raisonnables, mon cher… Mais assez pour prendre trois ou quatre passagers… à peu de chose près les dimensions de feu notre oiseau artificiel ; le plus magnifique spécimen fossile qu’on puisse imaginer. Attends seulement de l’avoir vu !…

— Si nous avions trouvé cela, par exemple !… s’écria Henri. Courons ! j’ai hâte de l’examiner de mes yeux. »

En ce moment, le commandant arrivait précipitamment.

« Que se passe-t-il donc ? demanda-t-il. Les hommes me disent que vous venez de dégringoler la hauteur comme un fou, le visage rayonnant, mon cher Gérard ?… Ils sont persuadés que vous avez de bonnes nouvelles.

— Nouvelles que j’allais me hâter de vous apporter, mon commandant, répliqua Gérard du ton de déférence que sa courtoisie naturelle lui avait fait adopter envers un officier supérieur et un homme plus âgé que lui. J’ai découvert là-haut le squelette fossile d’un oiseau de taille gigantesque qui me paraît tout à fait propre à remplacer en tout ou partie la carcasse de notre aviateur, et à emporter un ou plusieurs d’entre nous vers les régions civilisées pour chercher du secours…

— Si cela était possible, vous auriez fait une découverte bien précieuse, mon cher enfant, s’écria vivement le commandant. Qu’en pense notre savant ingénieur ? ajouta-t-il en se tournant vers Henry.

— Je serai mieux à même de donner une opinion quand j’aurai vu le squelette, commandant. Mon frère se disposait à m’y conduire lorsque vous êtes survenu.

— Courons-y, dans ce cas ; Gérard, montrez-nous le chemin ! »

Sans perdre un instant, Gérard mena Henry et le commandant vers l’aire déserte où, sentinelle immobile, l’Épiornis montait sa garde séculaire.

Les visiteurs demeurèrent confondus d’étonnement et d’admiration. De ses yeux sans regard, la bête semblait contempler l’infini, ses ailes puissantes frémissaient du désir de s’ouvrir pour emporter à travers l’espace les pygmées qui la considéraient immobiles, saisis par la majesté de ce témoin muet des âges disparus.

« Sauvés ! fit enfin Henry presque à voix basse. Sauvés… par le hasard le plus étrange, le plus inconcevable, le plus miraculeux !… Une carcasse complète… admirable… cent fois mieux adaptée à l’aviation que tout ce que les hommes auraient pu inventer après des siècles de labeur… et qui va nous fournir tout au moins les parties les plus maltraitées de notre machine, une omoplate avec son articulation, des côtes, des leviers osseux ; nous sommes sauvés !

— Et pourtant, interrompit le commandant, nous ne pouvons songer à nous embarquer tous là dedans ?… Même quand vous aurez mis votre machine en état ?

— La mesure serait un peu juste, malgré les nobles proportions de ce seigneur, répondit Henry avec son grave sourire… Mais le premier soin de ceux qui partiront sera, bien entendu, d’envoyer du secours aux autres.

— Dans votre hypothèse, vous devez être le premier à partir.

— Cela va sans dire, puisque je suis le seul en état de diriger mon moteur.

— Et… vous désireriez peut-être emmener votre frère ? continua le commandant avec un soupir.

— Mon frère serait naturellement mon collaborateur de choix.

— À vrai dire, j’aimerais autant le garder ici… Oh ! ne croyez pas que j’aie le moindre soupçon sur votre loyauté ! ajouta vivement le commandant sur un mouvement d’Henry ; mais vous savez dans quel état d’esprit sont les malheureux qui nous accompagnent… S’ils vous voyaient partir ensemble, ils seraient persuadés que vous nous abandonnez à notre malheureux sort… Qui sait même s’ils ne s’opposeraient pas à votre départ… Rappelez-vous que la folie semble les guetter, et qu’une discipline de fer peut seule les tenir en respect…

— Si je comprends bien votre pensée, commandant, c’est comme otage que vous garderiez mon frère ?

— Je crains que cela ne soit nécessaire…

— Cependant il me faut au moins un compagnon. C’est le minimum. Rappelez-vous que j’en avais pris trois à Paris, M. Wéber, mon frère et Le Guen.

— Impossible de les laisser partir tous, répliqua le commandant. Il faudra choisir entre eux ; et je répète que je préfère — à tous les points de vue — que votre frère nous reste.

— C’est une condition ?

— Une condition absolue ; la seule qui puisse me permettre de mettre à votre disposition les ressources du Silure pour la réparation de votre machine.

— Fort bien, dit Henry, après un moment de réflexion. Je m’incline, commandant ; bien que, pardonnez-moi de vous le dire, des Français n’aient pas besoin de laisser des otages derrière eux pour que leur bonne foi soit hors de cause…

— Personne n’a douté de votre bonne foi ! protesta le commandant. Mais le devoir m’oblige à procéder comme je vous l’ai dit.

— Rappelez-vous cependant que le salut de tous dépend de la réussite de mon voyage. Si, par insuffisance de personnel, le succès de l’expédition allait être compromis ?…

— S’il vous faut un certain nombre d’hommes, disposez de tout l’équipage. Vous pouvez prendre M. Wilson ou le mécanicien lui-même, si vous le désirez.

— À mon tour, commandant, de poser mes conditions : permettez-moi de vous faire observer que, mon invention étant encore secrète, je n’admettrai à mon bord qu’un Français !

— Alors il faut choisir entre M. Wéber et Le Guen.

— Soit ! répliqua brièvement Henry. Et maintenant à l’œuvre ! nous n’avons pas une minute à perdre. »