Le Général Dourakine/10

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Hachette (p. 141-151).



X

CAUSERIES INTIMES


Ses réflexions furent interrompues par le retour bruyant des enfants ; ils arrivaient, traînant après eux Dérigny, qui partageait leur gaieté et qui faisait mine de vouloir s’échapper. Il reprit son sérieux en se présentant devant le général.

« Les enfants disent que vous me demandez, mon général.

— Oui, mon ami ; apportez-moi ma boîte de cigares, ma pipe et nos livres de comptes et d’affaires ; à l’avenir nous travaillerons ici le soir, puisque ma nièce veut bien le permettre et qu’elle trouve que je ne la dérange pas en m’établissant chez elle.

— Merci, mon oncle ; que vous êtes bon ! s’écria Natasha en se jetant à son cou. Voyez, voyez, comme le visage de maman est changé ! elle a l’air presque heureux ! »

Mme Dabrovine sourit, embrassa sa fille et baisa la main de son oncle, qui se frotta les mains avec une vivacité qu’elle ne lui avait pas encore vue.

Dérigny paraissait aussi content que le général ; il s’empressa de faire sa commission, et compléta l’établissement en lui apportant la petite table chargée de papiers et de livres sur laquelle il avait l’habitude de travailler et d’écrire.

Le général

Bravo ! mon ami. Vous avez de l’esprit comme un Français ! Je n’avais pas voulu vous parler de la table, pour ne pas trop vous charger. Je suis enchanté de l’avoir. Je commence à m’arranger chez toi comme chez moi, ma fille. Dérigny ne te gênera-t-il pas ? J’ai souvent besoin de lui pour mon travail.

Madame Dabrovine

Ceux que vous aimez et qui vous aiment, mon oncle, ne peuvent jamais me gêner ; c’est au contraire un plaisir pour moi de voir M. Dérigny vous soigner, vous aider dans vos travaux. En le voyant faire, j’apprendrai aussi à vous être utile.

Natasha

Et moi donc ? N’est-ce pas, monsieur Dérigny, que vous me direz ce que mon oncle aime, et qu’il n’aime pas, et ce que je puis faire pour lui être agréable ?

Dérigny

Mademoiselle, Monsieur votre oncle aime ce qui est bon et franc ; il n’aime pas ce qui est méchant et hypocrite ; et, puisque vous m’autorisez à vous donner un conseil, Mademoiselle, soyez toujours ce que vous êtes aujourd’hui et ce que votre physionomie exprime si bien.

Le général

Bien dit, mon ami ; j’ajoute : Sois le contraire de ta tante, et tu seras la doublure de ta mère. À présent, Dérigny, allumez-moi ma pipe, rendez-moi compte des travaux et des dépenses de la semaine, et puis j’irai me coucher, car il commence à se faire tard. »


Ses réflexions furent interrompues par le retour bruyant des enfants. (Page 141.)

Quand le général eut terminé son travail, Dérigny lui présenta un papier en le priant de le lire.

Le général, après l’avoir lu.

Qu’est-ce ? Qui a écrit ça ?

Dérigny

Mme Papofski, mon général.

Le général

Et pourquoi me le montrez-vous ?

Dérigny

Parce que Mme Papofski veut que tout soit acheté à votre compte, mon général, et je n’ai pas cru devoir le faire sans vous consulter.

Le général

Et vous avez bien fait, mon cher.

« C’est parbleu trop impudent aussi. Figure-toi, Natalie, que ta sœur veut faire habiller son cocher, son forreiter (postillon), son courrier, ses laquais, ses femmes (six je crois), en m’obligeant à tout payer. Bien mieux, elle ordonne qu’on change les douze mauvais chevaux qu’elle a amenés, contre les plus beaux chevaux de mes écuries. Je dis que c’est par trop fort ! Ses commissions ne vous donneront pas beaucoup de peine, Dérigny ; voici le respect qui leur est dû. »

Le général déchira en mille morceaux la feuille écrite par Mme Papofski, se leva en riant et en se frottant les mains, embrassa sa nièce, sa petite-nièce, ses petits-neveux, et quitta le salon avec Dérigny pour aller se coucher.

Les enfants, qui avaient fait une veillée extraordinaire et qui s’étaient amusés, éreintés, ne furent pas fâchés d’en faire autant ; il était neuf heures et demie. Mme Dabrovine et Natasha ramassèrent les livres, les cahiers épars, et les rangèrent dans les armoires destinées à cet usage, pendant que la femme de chambre et bonne tout à la fois préparait le coucher des garçons et rangeait les habits pour le lendemain.


« Je dis que c’est trop fort ! »

Natasha, avec gaieté.

Mme Dérigny a cru que nous apportions tout ce que nous possédons, maman ; voyez que d’armoires nous avons ; une seule suffit pour contenir tous nos effets, et il reste encore bien de la place.

Madame Dabrovine

Elle nous croit plus riches que nous ne sommes, ma chère enfant.

Natasha

Maman, comme mon oncle est bon pour nous !

Madame Dabrovine

Oui, bien bon ! il l’a toujours été pour moi et pour ton pauvre père ; nous l’aimions bien aussi.

Natasha

Maman… pourquoi n’est-il pas bon pour ma tante ?

Madame Dabrovine

Je ne sais pas, chère petite ; peut-être a-t-il eu à s’en plaindre. Tu sais que ta tante n’est pas toujours aimable.

Natasha

Elle n’est jamais aimable, maman, du moins pour nous. Pourquoi donc ne vous aime-t-elle pas, vous qui êtes si bonne ?

Madame Dabrovine

Je l’ai peut-être offensée sans le vouloir. Elle n’a probablement pas tous les torts.

Natasha

Mais vous, maman, vous n’en avez certainement aucun. Je le sais. J’en suis sûre.

Madame Dabrovine

Tu parles comme on parle à ton âge, ma chère petite, sans beaucoup réfléchir. Comment pouvons-nous savoir si on n’a pas fait à ta tante quelque faux rapport sur nos sentiments et notre langage à son égard.

Natasha

Si on lui en a fait, elle ne devrait pas y croire, vous connaissant si bonne, si franche, si serviable, si pleine de cœur.

— C’est parce que tu m’aimes beaucoup que tu me juges ainsi, ma bonne fille », dit Mme Dabrovine en embrassant Natasha et en la serrant contre son cœur.

Elle souriait en l’embrassant ; Natasha, heureuse de ce sourire presque gai, étouffa sa mère de baisers ; puis elle dit :

« C’est mon oncle qui vous a fait sourire le premier et bien des fois depuis notre arrivée ; bon cher oncle, que je l’aime ! que je l’aime ! Comme nous allons être heureux avec lui, toujours avec lui ! Nous l’aimons, il nous aime, nous ne le quitterons jamais.

Madame Dabrovine

La mort sépare les plus tendres affections, mon enfant.

Natasha

Oh, maman !

Madame Dabrovine

Ma pauvre fille ! je t’attriste ; j’ai tort. Mais voilà nos affaires rangées ; allons nous coucher. »

La mère et la fille s’embrassèrent encore une fois, firent leur prière ensemble et s’étendirent dans leur lit ; Natasha était si contente du sien et de tout leur établissement, dont elle ne pouvait se lasser, qu’elle ne put s’empêcher de se relever, d’aller embrasser sa mère, et de lui dire avec vivacité :

« Comme nous sommes heureuses ici, maman. Ma chambre est si jolie ! J’y suis comme une reine.

— J’en suis bien contente, mon enfant ; mais prends garde de t’enrhumer. Couche-toi bien vite. »

Pendant que Mme Dabrovine et sa fille préparaient leur coucher et causaient des événements de la journée, le général causait de son côté avec Dérigny, qui devenait de plus en plus son confident intime.

« Voilà une perle, une vraie perle ! s’écria-t-il. Je la retrouve comme je l’avais quittée, cette pauvre Natalie, moins le bonheur. Nous tâcherons d’arranger ça, Dérigny. J’ai mon plan. D’abord, je lui laisse toute ma fortune, à l’exception d’un million, que je donne à Natasha en la mariant… Pourquoi souriez-vous, Dérigny ? Croyez-vous que je n’aie pas un million à lui donner ?… ou bien que je changerai d’idée comme pour Torchonnet[1] ?… Est-ce que ma nièce n’est pas comme ma petite-fille ?

Dérigny

Mon général, je souris parce que j’aime à vous voir content, parce que j’entrevois pour vous une vie nouvelle d’affection et de bonheur, et parce que je vois une bonne œuvre à faire tout en travaillant pour vous-même.

Le général

Comment cela ? Quelle bonne œuvre ?


Le général causait de son côté avec Dérigny.

Dérigny

Mon général, j’ai su, par le cocher et la femme de chambre de Mme Dabrovine, qu’elle était la meilleure des maîtresses, qu’elle et ses enfants étaient adorés par leurs paysans et leurs voisins ; mais Mme Dabrovine est presque pauvre ; son mari a dépensé beaucoup d’argent pour sa campagne de Crimée ; elle a tout payé, et elle est restée avec treize cents roubles de revenu[2] ; c’est elle-même qui a élevé sa fille et ses fils ; mais les garçons grandissent, ils ont besoin d’en savoir plus que ce que peut leur enseigner une femme, quelque instruite qu’elle soit. Et alors…

Le général

Alors quoi ? Voulez-vous être leur gouverneur. Je ne demande pas mieux.

Dérigny, riant.

Moi, mon général ? Mais je ne sais rien de ce que doit savoir un jeune homme de grande famille !… Non, ce n’est pas ce que je veux dire. Je voudrais que vous eussiez la pensée de les garder tous chez vous, de payer un gouverneur et toute leur dépense : vous auriez la famille qui vous manque, et eux trouveraient le père et le protecteur qu’ils n’ont plus.

Le général

Bien pensé, bien dit ! Trouvez-moi un gouverneur, et le plus tôt possible.

Dérigny, stupéfait.

Moi, mon général ? comment puis-je… ?

Le général

Vous pouvez, mon ami, vous pouvez ce que vous voulez. Cherchez, cherchez. Adieu, bonsoir ; je me couche et je m’endors content. »

Dérigny rentra chez lui ; les enfants dormaient, sa femme l’attendait.

« Une jolie commission dont je suis chargé par le général ! dit Dérigny en riant. Il faut que je me mette en campagne dès demain pour trouver un gouverneur aux jeunes Dabrovine. »

Madame Dérigny

Et où trouveras-tu le gouverneur ? Comme c’est facile dans le centre de la Russie ! Tu ne connais personne. Ce n’est pas Vassili qui te fournira des renseignements. Vraiment, notre bon général est par trop bizarre. Comment feras-tu ?

Dérigny

Je ne ferai rien du tout. J’espère qu’il n’y pensera plus. Mais je regrette de ne pas pouvoir rendre service à Mme Dabrovine, qui me semble être une excellente personne et ne ressemblant en rien à sa sœur.

Madame Dérigny

De même que ses enfants ne ressemblent en rien à leurs cousins, Mlle Natasha est une personne charmante, pleine de cœur et de naïveté, et les garçons paraissent bons et bien élevés. »

Mme Dérigny et son mari causèrent quelque temps, et ils allèrent se coucher après avoir parlé de leur chère France et de ce qu’ils y avaient laissé.



  1. Voir l’Auberge de l’Ange gardien.
  2. Six mille francs.