Le Général Dourakine/9

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Hachette (p. 117-140).



IX

TRIOMPHE DU GÉNÉRAL


La voiture approchait du perron ; des domestiques accouraient de tous côtés ; Mme Papofski, que ses enfants avaient avertie de l’approche d’une visite, s’était postée sur le perron pour voir descendre les invités du général.

« Enfin ! se disait-elle, voici quelqu’un ! Je ne serai plus toujours seule avec ce méchant vieux qui m’ennuie à mourir. »

Elle ne put retenir un cri de surprise en voyant le général sortir de cette vieille berline ; sa corpulence remplissait la portière et masquait les personnes que contenait la voiture.

« Comment mon oncle, vous là-dedans ?

— Oui, Maria Pétrovna, c’est moi, dit le général en s’arrêtant sur le marchepied et en continuant à masquer son autre nièce aux regards avides de Mme Papofski. Je vous amène du monde : devinez qui.

Madame Papofski

Comment puis-je deviner, mon oncle ? Je ne connais aucun de vos voisins ; vous n’avez jamais invité personne.

Le général

Ce ne sont pas des voisins, ce sont des amis que je vous amène, d’anciens amis ; car vous n’êtes pas jeune, Maria Pétrovna. »

Mme Papofski rougit beaucoup et voulut répondre, mais elle se mordit les lèvres, se tut et attendit.

« Voilà ! dit le général après l’avoir contemplée un instant avec un sourire de triomphe. Voilà vos amis ! »

Il descendit, se tourna vers la portière, fit descendre sa petite-nièce (Mme Papofski étouffa un cri de rage),… puis sa nièce… (Mme Papofski ne put retenir un sourd gémissement : une pâleur livide remplaça l’animation de son teint : elle chancela et s’appuya sur l’épaule de son oncle.)

Le général

Vous voilà satisfaite ! J’avais raison de dire d’anciens amis ! J’aime cette émotion à la vue de votre sœur. C’est bien. Je m’y attendais. »

Le général avait l’air rayonnant ; son triomphe était complet. Mme Papofski luttait contre un évanouissement ; elle voulut parler, mais sa bouche entr’ouverte ne laissait échapper aucun son ; elle eut pourtant la pensée confuse que son trouble pouvait être interprété favorablement ; cet espoir la ranima, ses forces revinrent ; elle s’approcha de sa sœur tremblante :

« Pardon, ma sœur, j’ai été si saisie !

Le général, avec malice.

Et si heureuse !

Madame Papofski, avec hésitation.

Oui, mon oncle : vous l’avez dit : si heureuse de voir cette pauvre Natalie.


Mme Papovski s’était postée sur le pérron. (Page 117.)

Le général, de même.

Et chez moi encore. Cette circonstance a dû augmenter votre bonheur.

Madame Papofski, d’une voix faible.

Certainement, mon oncle. Je suis…, j’ai…, je sens… la joie…

Le général, riant.

Eh ! embrassez-vous ! Embrassez votre nièce, vos neveux, Maria Pétrovna ; et remettez-vous. »

Mme Papofski embrassa en frémissant sœur, nièce et neveux.

« Viens, mon enfant, que je te mène à ton appartement, dit le général en prenant le bras de Mme Dabrovine. Suivez-nous, Maria Pétrovna. »

Le langage affectueux du général à Natalie occasionna à Mme Papofski un nouveau frémissement ; elle repoussa Natasha et ses frères, qui restèrent un peu en arrière, et suivit machinalement.

Le général pressait le pas ; en arrivant près de la porte du bel appartement, il quitta le bras de Natalie, la porte s’ouvrit ; Dérigny, sa femme et ses enfants attendaient le général avec sa nièce à l’entrée de la porte.

Le général

Te voici chez toi, ma chère enfant, et je suis sûr que tu y seras bien, grâce à mon bon Dérigny que voici, à son excellente femme que voilà, et même à leurs enfants, mes deux petits amis, Jacques et Paul, qui ont travaillé comme des hommes. Je te les présente tous et je les recommande à ton amitié.

Madame Dabrovine

D’après cette recommandation, mon oncle, vous devez être assuré que je les aimerai bien sincèrement, car ils vous ont sans doute donné des preuves d’attachement, pour que vous en parliez ainsi. »

Et Mme Dabrovine fit un salut gracieux à Dérigny et à sa femme, s’approcha de Jacques et de Paul qu’elle baisa au front en leur disant :

« Viens, mon enfant, que je te mène à ton appartement. »

« J’espère, enfants que vous serez bons amis avec les miens, qui sont à peu près de votre âge ; vous leur apprendrez le français, ils vous apprendront le russe ; ce seront des services que vous vous rendrez réciproquement.

— Entrez, entrez tous, s’écria le général, et voyez ce qu’a fait Dérigny, en quinze jours, de cet appartement sale et démeublé. »

Mme Papofski se précipita dans la première pièce, qui était un joli salon ou salle d’étude. Rien n’avait été oublié ; des meubles simples, mais commodes, une grande table de travail, un piano, une jolie tenture de perse à fleurs, des rideaux pareils, donnaient à ce salon un aspect élégant et confortable.

Mme Papofski restait immobile, regardant de tous côtés, pâlissant de plus en plus. Mme Dabrovine examinait, d’un œil triste et doux, les détails d’ameublement qui devaient rendre cette pièce si agréable à habiter ; quand elle eut tout vu, elle s’approcha de son oncle, les yeux pleins de larmes, et, lui baisant la main :

« Mon oncle, que vous êtes bons ! Oui, bien bon ! Quels soins aimables ! »

Natasha avait couru à tous les meubles, avait tout touché, tout examiné ; en terminant son inspection, elle vint se jeter au cou de son oncle et l’embrassa à plusieurs reprises en s’écriant :

« Que c’est joli, mon oncle, que c’est joli ! Je n’ai jamais rien vu de si joli, de si commode. Nous resterons ici toute la journée, maman et moi ; et vous, mon oncle, vous viendrez nous y voir très souvent et très longtemps ; vous fumerez là, dans ce bon fauteuil, près de cette fenêtre, d’où l’on a une si jolie vue, car je me souviens que vous aimez à fumer. Alexandre, Michel et moi, nous travaillerons autour de cette belle table ; nous jouerons du piano, et pauvre maman sera là tout près de vous.

Madame Papofski, avec un sourire forcé.

Et moi, Natasha, où est ma place ?

Natasha, embarrassée et rougissant.

Pardon, ma tante ; je ne pensais pas… qu’il vous fût agréable… de…, de…

— … de sentir l’odeur du tabac, cria le général en embrassant à son tour sa bonne et aimable petite-nièce, et en riant aux éclats.

— Merci, mon oncle, lui dit Natasha à l’oreille en lui rendant son baiser, je l’avais oubliée.

Le général

Allons dans les chambres à coucher à présent. Voici la tienne, mon enfant. »

Nouvelle surprise, nouvelles exclamations, et fureur redoublée de Mme Papofski, qui comparait son appartement avec celui de la sœur qu’elle détestait. Natasha et ses frères couraient de chambre en chambre, admiraient, remerciaient. Quand ils surent que tout était l’ouvrage des Dérigny, Natasha se jeta au cou de Mme Dérigny et serra les mains de Dérigny, pendant que les deux plus jeunes embrassaient avec une joie folle Jacques et Paul.

Le général ne se possédait pas de joie ; il riait aux éclats, il se frottait les mains, selon son habitude dans ses moments de grande satisfaction, il marchait à grands pas, il regardait avec tendresse Mme Dabrovine, qui souriait des explosions de joie de ses enfants, et Natasha, dont les yeux rayonnants exprimaient le bonheur et la reconnaissance ; sans cesse en passant et repassant devant son oncle, elle déposait un baiser sur sa main ou sur son front.

« Mon oncle, mon oncle, s’écria-t-elle, que je suis heureuse ! Que vous êtes bon !

Le général

Et moi donc, mes enfants ! Je suis heureux de votre joie ! Depuis de longues, longues années, je n’avais vu autour de moi une pareille satisfaction. Une seule fois, en France, j’ai fait des heureux : mes bons Dérigny et leurs frère et sœur, Moutier et Elfy.

Natasha

Oh ! mon oncle, racontez-nous ça, je vous en prie. Je voudrais savoir comment vous avez fait et ce que vous avez fait.

— Plus tard, ma fille, répondit le général en souriant ; ce serait trop long. À présent, reposez-vous, arrangez-vous dans votre appartement. Dérigny va vous envoyer votre femme de chambre ! dans une heure nous dînerons. Maria Pétrovna, restez-vous avec votre sœur ?

Madame Papofski

Oui… Non,… c’est-à-dire… je voudrais présenter mes enfants à Natalie.

Le général

Vous avez raison ; allez, allez. Moi je vais avec Dérigny à mes affaires. »

Mme Papofski sortit, courut chez elle, regarda avec colère le maigre ameublement de sa chambre, et, se laissant aller à sa rage jalouse, elle tomba sur son lit en sanglotant.

« L’héritage ! pensait-elle. Six cent mille roubles de revenu ! Une terre superbe ! Il ne me les laissera pas ! Il va tout donner à cette odieuse Natalie, qui fait la désolée et la pauvre pour l’apitoyer. Et sa sotte fille ! qui saute comme si elle avait dix ans ! qui se jette sur lui, qui l’embrasse ! Et lui, gros imbécile, qui croit qu’on l’adore, qui trouve ces gambades charmantes… Il tutoie ma sœur, et moi il m’appelle Maria Pétrovna ! Il les embrasse tous, et nous il nous repousse ! Il fait arranger un appartement comme pour des princes ! eux qui sont dans la misère, qui mangent du pain noir et du lait caillé, qui couchent sur des planches, qui ont à peine des habits de rechange ! Et moi, qui suis riche, qui suis habituée à l’élégance, il me traite comme ces vilains Dérigny que je déteste. J’ai bien su par mes femmes que c’étaient les meubles et les lits des Dérigny qu’on m’avait donnés.

Ces réflexions et mille autres l’occupèrent si longtemps, qu’on vint lui annoncer le dîner avant qu’elle eût séché ses larmes ; elle s’élança de son lit, passa en toute hâte de l’eau fraîche sur ses yeux bouffis, lissa ses cheveux, arrangea ses vêtements et alla au salon, où elle trouva le général avec Mme Dabrovine et ses enfants, qui jouaient avec leurs cousins et cousines.


Elle tomba sur son lit en sanglotant.

« Nous vous attendons, Maria Pétrovna, dit le général en s’avançant vers elle et lui offrant son bras. Natalie, je donne le bras à ta sœur, quoique tu sois nouvellement arrivée, parce qu’elle est la plus vieille ; elle a bien dix ou douze ans de plus que toi.

Madame Dabrovine

Oh non ! mon oncle, pas à beaucoup près.

Madame Papofski, piquée.

Ma sœur, laissez dire mon oncle. Ça l’amuse de me vieillir et de vous rajeunir.

Le général, enchanté.

Mettez que je me sois trompé de deux ou trois ans, ma nièce ; Natalie a trente-deux ans, vous en avez bien quarante-deux.

Madame Papofski

Cinquante, mon oncle, soixante, si vous voulez.

Le général, avec malice.

Hé ! hé ! nous y arriverons, ma nièce ; nous y arriverons. Voyons, vous êtes née en mil huit cent seize…

Madame Papofski

Ah ! mon oncle, à quoi sert de compter, puisque je veux bien vous accorder que j’ai soixante ans ?

Le général

Du tout, du tout, les comptes font les bons amis, et…

Madame Dabrovine

Mon cher oncle, nous voici dans la salle à manger ; je dois avouer que j’ai si faim…

Le général

Et moi j’ai faim et soif de la vérité ; alors je dis de mil huit cent…

Madame Dabrovine

La vérité, la voici, mon oncle ; c’est que vous êtes un peu taquin comme vous l’étiez jadis, et que vous vous amusez à tourmenter la pauvre Maria, qui ne vous a rien fait pourtant. Regardez Natasha, comme elle vous regarde avec surprise. »

Le général se retourna vivement, quitta le bras de Mme Papofski et fit asseoir tout le monde.

« Est-ce vrai que tu t’étonnes de ma méchanceté, Natasha ? Tu me trouves donc bien mauvais ?

Natasha

Mon oncle… »

Natasha rougit et se tut.

Le général, souriant.

Parle, mon enfant, parle sans crainte… Puisque je viens de dire que j’ai faim et soif de la vérité.

Natasha

Mon oncle, il me semble que vous n’êtes pas bon pour ma tante, et c’est ce qui cause mon étonnement ; je vous ai connu si bon, et maman disait de même chaque fois qu’elle parlait de vous.

Le général

Et à présent, que dis-tu, que penses-tu ?

Natasha

Je pense et je dis que je vous aime, et que je voudrais que tout le monde vous aimât.

Le général

Nous reparlerons de cela plus tard, ma petite Natasha ; en attendant que je me corrige de mon humeur taquine, dînons gaiement ; je te promets de ne plus faire enrager ta tante.

Natasha

Merci, mon oncle. Vous me pardonnez, n’est-pas pas, d’avoir parlé franchement ?

Le général, riant.

Non seulement je te pardonne, mais je te remercie ; et je te nomme mon conseiller privé. »

Le général, de plus en plus enchanté de ses nouveaux convives, fut d’une humeur charmante ; il réussit à égayer sa nièce Dabrovine, qui sourit plus d’une fois de ses saillies originales. Dans la soirée, les enfants allèrent jouer dans une grande galerie attenant au salon. Natasha allait et venait animait les jeux qu’elle dirigeait, faisait sourire sa mère et rire son oncle par sa joie franche et naïve.

Plusieurs jours se passèrent ainsi ; le général s’attachait de plus en plus à sa nièce Dabrovine et détestait de plus en plus les Papofski. Un soir Natasha accourut dans le salon.

« Mon oncle, dit-elle, permettez-vous que j’aille chercher Jacques et Paul pour jouer avec nous ? ils doivent avoir fini de dîner.

Le général

Va, mon enfant ; fais ce que tu voudras. »

Natasha embrassa son oncle et partit en courant ; elle ne tarda pas à revenir suivie de Jacques et de Paul. Jacques s’approcha du général.

« Vous permettez, général, que nous jouions avec vos neveux et vos nièces ? Mlle Natalie nous a dit que vous vouliez bien nous laisser venir au salon.

Le général

Certainement, mon bonhomme ; Natasha est mon chargé d’affaires ; fais tout ce qu’elle te dira. »

Jacques ne se le fit pas répéter deux fois et entraîna Paul à la suite de Natasha. On les entendait du salon rire et jouer ; le général rayonnait ; Mme Dabrovine le regardait avec une satisfaction affectueuse ; Mme Papofski s’agitait, s’effrayait du tapage des enfants, qui devait faire mal à son bon oncle, disait-elle.

Le général, avec impatience.

Laissez donc, Maria Pétrovna ; j’ai entendu mieux que ça en Circassie et en Crimée ! Que diable ! je n’ai pas les oreilles assez délicates pour tomber en convulsions aux rires et aux cris de joie d’une troupe d’enfants.

Madame Papofski

Mais mon cher oncle, on ne s’entend pas ici, vous ne pouvez pas causer.

Le général

Eh bien, le grand malheur ! Est-ce que j’ai besoin de causer toute la soirée ? Je me figure que je suis père de famille ; je jouis du bonheur que je donne à mes petits-enfants et du calme de ma pauvre Natalie. »

Mme Papofski se mordit les lèvres, reprit sa tapisserie et ne dit plus mot pendant que le général causait avec Mme Dabrovine ; elle lui donnait mille détails intéressants sur sa vie intime des dix dernières années, et sur ses enfants, dont elle faisait elle-même l’éducation.

La conversation fut interrompue par une dispute violente et des cris de fureur.

Le général

Eh bien, qu’ont-ils donc là-bas ?

Madame Dabrovine

Je vais voir, mon oncle ; ne vous dérangez pas. »

Mme Dabrovine entra dans la galerie ; elle trouva Alexandre qui se battait contre Mitineka et Yégor ; Michel retenait fortement Sonushka ; et Jacques, les yeux brillants, les poings fermés, se tenait en attitude de boxe devant Paul, qui essuyait des larmes qu’il ne pouvait retenir. Natasha cherchait vainement à séparer les combattants. Les autres criaient à qui mieux mieux.

L’entrée de Mme Dabrovine rétablit le calme comme par enchantement. Elle s’approcha d’Alexandre et lui dit sévèrement :

« N’êtes-vous pas honteux, Alexandre, de vous battre avec votre cousine ? »

Les enfants commencèrent à parler tous à la fois ; Natasha se taisait. Sa mère, ne comprenant rien aux explications des enfants, dit à Natasha de lui raconter ce qui s’était passé. Natasha rougit et continua à garder le silence.

« Pourquoi ne réponds-tu pas, Natasha ?

— Maman, c’est qu’il faudrait accuser… quelqu’un, et je ne voudrais pas…

— Mais j’ai besoin de savoir la vérité, ma chère enfant, et je t’ordonne de me dire sincèrement ce qui s’est passé.

— Maman, puisque vous l’ordonnez, dit Natasha, voilà ce qui est arrivé : Alexandre et Michel ont voulu défendre le pauvre petit Paul que Mitineka, Sonushka et Yégor tourmentent depuis longtemps. Jacques et moi, nous avons fait ce que nous avons pu pour le protéger, mais ils se sont réunis tous contre nous et ils se sont mis à nous battre. Voyez comme Michel est griffé et comme Alexandre a les cheveux arrachés. Quant au bon petit Jacques, il n’a pas donné un seul coup, mais il en a reçu plusieurs.

— Venez au salon, Alexandre, Michel, avec Jacques et Paul, dit Mme Dabrovine, et laissez vos cousins et cousines se quereller entre eux. »

Le général avait entendu Natasha et sa nièce ; il ne dit rien, se leva, laissa entrer au salon Mme Dabrovine et sa suite, entra lui-même dans la galerie, tira vigoureusement les cheveux et les oreilles aux trois aînés, distribua quelques coups de pied à tous, rentra au salon et se remit dans son fauteuil.

Il appela Natasha.

« Dis-moi, mon enfant, qu’ont-ils fait à mon pauvre petit Paul.

Natasha

Mon oncle, nous jouions aux malades. Paul était un des malades ; Mitineka, Sonushka et Yégor, qui étaient les médecins, ont voulu le forcer à avaler une boulette de toiles d’araignées ; le pauvre petit s’est débattu Jacques est accouru pour le défendre ; ils ont battu Jacques, qui ne leur a pas rendu un seul coup ; ils l’ont jeté par terre, et ils allaient s’emparer de nouveau de Paul malgré les prières de Jacques, quand Alexandre et Michel, indignés, sont venus au secours de Jacques et de Paul, et ont été obligés de se battre contre Mitineka, Sonushka et Yégor, qui n’ont pas voulu nous écouter quand nous leur avons dit que ce qu’ils faisaient était mal et méchant. Alors maman est entrée, et Paul a été délivré. »

Pendant que Natasha racontait avec animation la scène dont Mme Dabrovine avait vu la fin, le général donnait des signes croissants de colère. Il se leva brusquement, et, s’adressant à Mme Papofski, qui rentrait au salon :

« Madame, vos enfants sont abominablement élevés ! Vous en faites des tyrans, des sauvages, des hypocrites ! Je ne veux pas de ça chez moi, entendez-vous ? Vous et vos méchants enfants, vous troublez la paix de ma maison : vous changerez tous de manières et d’habitudes, ou bien nous nous séparerons. Vous êtes venue sans en être priée, je sais bien pourquoi, et, au lieu de faire vos affaires comme vous l’espériez, vous vous perdez de plus en plus dans mon esprit. »

Mme Papofski fut sur le point de se livrer à un accès de colère, mais

elle put se contenir, et répondit à son oncle d’un ton larmoyant :

Le général tira vigoureusement les cheveux et les oreilles aux trois aînés. (Page 133.)

« Je suis désolée, mon oncle ! désolée de cette scène ! Je les fouetterai tous si vous me le permettez ; fouettez-les vous-même si vous le préférez. Ils ne recommenceront pas, je vous le promets… Ne nous éloignez pas de votre présence, mon cher oncle ; je ne supporterais pas ce malheur. »


« Je ne veux pas de ça chez moi ? entendez-vous ? » (Page 134.)

Le général croisa les bras, la regarda fixement ; son visage exprimait le mépris et la colère. Il ne dit qu’un mot : Misérable ! et s’éloigna.

Le général prit le bras de Natalie, la main de Natasha, appela Alexandre, Michel, Jacques et Paul, et marcha à grands pas vers l’appartement de Mme Dabrovine. Il entra dans le joli salon où il passait une partie de ses journées, s’y promena quelques instants, s’arrêta, prit les mains de sa nièce, la contempla en silence et dit :

« C’est toi seule qui es et qui seras ma fille. Douce, bonne, tendre, honnête et sincère, tu as fait des enfants à ton image ! L’autre n’aura rien, rien.

Madame Dabrovine

Oh ! Mon oncle, je vous en prie !

Le général, lui serrant les mains.

Tais-toi, tais-toi ! Tu vas me rendre la colère qui a manqué m’étouffer. Laisse-moi oublier cette scène et la platitude révoltante de ta sœur ; près de toi et de tes enfants, je me sens aimé, j’aime et je suis heureux ; près de l’autre, je hais et je méprise. Jouez, mes enfants, ajouta-t-il en se tournant vers Jacques, Paul et ses neveux : je ne crains pas le bruit. Amusez-vous bien.

Jacques

Général, est-ce que nous pouvons jouer à cache-cache et courir dans le corridor ?

Le général

À cache-cache, à la guerre, à l’assaut, à tout ce que vous voudrez. Ma seule contrariété sera de ne pouvoir courir avec vous. Mais auparavant allez me chercher Dérigny. Natalie, je commence mon établissement du soir chez toi ; me permets-tu de fumer ?

Madame Dabrovine

Avez-vous besoin de le demander, mon oncle ? Vous avez donc oublié combien j’aimais l’odeur du tabac ?

Le général

Non, je me le rappelle ; mais, je craignais…

Madame Dabrovine

De me faire penser à mon pauvre Dmitri, qui fumait toujours avec vous ? Je ne l’oublie jamais, dans aucune circonstance, et j’aime tout ce qui me le rappelle ! »

Le général ne répondit pas et rapprocha son fauteuil de celui de sa nièce, lui prit la main, la serra et resta pensif.