Le Général Dourakine/6
VI
LES PAPOFSKI SE DÉVOILENT
Pendant que Mme Papofski donnait à ses enfants des conseils de fausseté et de platitude, conseils dont ses enfants ne devaient guère profiter, comme on le verra plus tard, le général calmait Dérigny, qui était hors de lui à la pensée des mauvais traitements qu’auraient pu souffrir sa femme et son enfant sans l’intervention du bon général, auquel il raconta, sur son ordre, ce qui s’était passé entre ses enfants et ceux de Mme Papofski.
« Ne vous effrayez pas, mon ami ; je connais ma nièce, je m’en méfie, je ne la crois pas ; et si l’un de vous avait à se plaindre de Maria Pétrovna ou de ses enfants, je les ferais tous partir dans la matinée. Je sais pourquoi ils sont venus à Gromiline. Je sais que ce n’est pas pour moi, mais pour mon argent ; ils n’auront rien. Mon testament est fait ; il n’y a rien pour eux. Je ne suis pas si sot que j’en ai l’air ; je connais les amis et les ennemis, les bons et les mauvais. Au revoir, ma bonne Madame Dérigny ; au revoir, mes bons petits Jacques et Paul. Venez, Dérigny ; le dîner doit être servi, c’est vous qui êtes mon majordome ; nous ne pouvons nous passer de vous. Vous reviendrez ensuite dîner et causer avec votre excellente femme et vos chers enfants. »
Le général sortit, suivi de Dérigny, et se rendit au salon, où il trouva sa nièce avec ses quatre aînés, qui l’attendaient ; les quatre autres, âgés de six, cinq, quatre et trois ans mangeaient encore dans leur chambre.
Le général entra en fronçant les sourcils ; il offrit pourtant le bras à sa nièce et la conduisit dans la salle à manger. Mme Papofski était embarrassée ; elle ne savait quelle attitude prendre ; elle regardait son oncle du coin de l’œil. Quand le potage fut mangé, elle prit bravement son parti et se hasarda à dire :
« Ah ! mon oncle ! comme j’ai ri quand Yégor m’a fait votre commission ; vous êtes si drôle, mon oncle ! Vous avez dit des choses si amusantes !
Elles étaient trop vraies pour vous paraître amusantes, ce me semble, Maria Pétrovna. Ce que Yégor vous a dit, je le ferais ou je le ferai : cela dépend de vous.
— Ah ! mon oncle, reprit en riant Mme Papofski, qui étouffait de colère et la comprimait avec peine, vous avez cru ce que vous a dit ce niais de Yégor ; il est bête, il n’a rien compris de ce que je disais.
Mais moi j’ai bien compris et je le répète : Malheur à celui qui touchera à un cheveu de mes Français !
Le général sortit, suivi de Dérigny, et se rendit au salon.
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Mais, mon oncle, Yégor a dit très mal ! J’avais dit que vous m’envoyiez vos bons Français pour voir fouetter une de mes femmes qui a été impertinente. Vous, mon oncle, vous ne faites presque jamais fouetter ; vous êtes si bon ! Alors je croyais que cela les amuserait de venir voir ça avec moi. »
Le général la regarda avec étonnement et mépris. Le mensonge était si grossier, qu’il se sentit blessé de l’opinion qu’avait sa nièce de son esprit. Il la regarda un instant avec des yeux étincelants de colère, mais un regard jeté sur la figure inquiète et suppliante de Dérigny lui rendit son calme.
Parlons d’autre chose, ma nièce ; comment se porte votre sœur Natalia Pétrovna ?
Très bien, mon oncle ; toujours bien.
Je la croyais souffrante depuis la mort de son mari.
Du tout, mon oncle ; elle est gaie, elle s’amuse, elle danse ; elle n’y pense pas seulement.
Pourtant, son voisin M. Nassofkine m’a écrit il y a quelques jours, il me dit qu’elle pleurait sans cesse et qu’elle ne voyait personne.
Non, mon oncle, ne croyez pas ça. Ce Nassofkine ment toujours, vous savez.
Et les enfants de Natalia ?
Toujours insupportables, détestables.
Nassofkine m’écrit que la fille aînée, qui a quinze ans, Natasha, est charmante et parfaite, et que les deux autres, Alexandre et Michel, sont aussi bien que Natasha.
Ha ! ha ! ha ! Comme il ment ! Tous affreux et méchants !
C’est singulier ! Je vais écrire à Natalia Pétrovna de venir ici avec ses trois enfants ; je veux les voir.
N’écrivez pas, mon oncle : ça vous donnera de la peine pour rien ; elle ne viendra pas.
Pourquoi ne viendrait-elle pas ? Étant jeune, elle m’aimait beaucoup.
Ah ! mon oncle, vous croyez cela ? Vous êtes trop bon, vraiment. Elle sait que vous ne voyez pas beaucoup de monde ; elle aura peur de s’ennuyer, et puis elle veut marier sa fille ; elle n’a pas le sou ; alors, elle veut attraper quelque richard, vieux et laid.
Tout juste ! Je suis là, moi ! Riche, vieux et laid. Elle me fera la cour, et je doterai sa fille. »
Mme Papofski pâlit et frissonna ; elle trembla pour l’héritage, et ne put dissimuler son trouble ; le général la regardait en dessous ; il était rayonnant de la peur visible de cette nièce qu’il n’aimait pas, et de l’heureuse idée de faire venir l’autre sœur, dont il avait conservé le souvenir doux et agréable, et qui, par discrétion sans doute, ne demandait pas à venir à Gromiline. Mme Papofski continua à dissuader son oncle de faire venir Mme Dabrovine. Le général eut l’air de se rendre à ses raisonnements, et le dîner s’acheva assez gaiement. Mme Papofski était satisfaite d’avoir évincé sa sœur, dont elle redoutait la grâce, la bonté et le charme ; le général était enchanté du tour qu’il préparait à Mme Papofski et du bien qu’il pouvait faire à Mme Dabrovine. Mme Papofski fut polie et charmante pour Dérigny, auquel elle prodiguait les louanges les plus exagérées.
« Comme vous découpez bien, monsieur Dérigny ! Vous êtes un maître d’hôtel parfait !… Comme M. Dérigny sert bien ! c’est un trésor que vous avez là, mon oncle ! il voit tout, il sert tout le monde ! Comme je serais heureuse de l’avoir chez moi !
Il est probable que vous n’aurez jamais ce bonheur, ma nièce.
Pourquoi, mon ami ? Il est si jeune et si fort !
Et moi je suis si vieux, si gros et si usé !
Ah ! mon oncle, comme vous êtes méchant ! Comment pouvez-vous dire… ?
Mais… puisque vous dites que vous pourrez avoir Dérigny parce qu’il est jeune et fort ! C’est donc après la mort de votre vieil oncle que vous comptez l’avoir ? Non, non, ma chère ; mon brave, mon bon Dérigny n’est ni pour vous ni pour personne : il est à moi, à moi seul ; après moi, il sera à lui-même, à son excellente femme et à ses enfants. »
Mme Papofski se mordit les lèvres et ne parla plus. Après le dîner le général alla se promener ; toute la bande Papofski le suivit ; Sonushka, sur un signe de sa mère, marcha auprès de son oncle, cherchant à animer la conversation.
« Mon oncle, dit-elle après quelques efforts infructueux, comme j’aime les Français ! »
Le général ne répondit pas.
Mon oncle, j’aime vos petits Français ; ils sont si bons, si complaisants ! Je voudrais toujours jouer avec eux.
Mais eux ne voudront pas jouer avec vous, parce que vous êtes querelleurs, méchants et menteurs.
Ah ! mon oncle ! c’est Yégor qui a été méchant, mais nous ne le laisserons plus faire.
Assez, assez, ma pauvre Sonushka : tu as bien répété ta leçon. Parlons d’autre chose. Aimes-tu ta tante Natalia Pétrovna ?
Mon oncle, … pas beaucoup.
Pourquoi ?
Parce qu’elle est toujours triste ; elle pleure toujours depuis que mon oncle a été tué à Sébastopol ; elle ne veut voir personne ; alors c’est très ennuyeux chez elle.
Et ses enfants ?
Mon oncle, ils sont ennuyeux aussi, parce qu’ils sont toujours avec ma tante, et ce n’est pas amusant.
Ah ! ils sont toujours avec leur mère ? Et pourquoi cela ? Est-ce qu’elle les retient près d’elle ?
Oh non ! mon oncle, au contraire, elle veut toujours qu’ils s’amusent, qu’ils sortent ; ce sont eux qui veulent rester.
Sont-ils laids, ses enfants ?
Oh non ! mon oncle ; Natacha est très jolie, mais elle est toujours si mal mise ! Ma tante est si pauvre ! Les autres sont jolis aussi.
— Ah ! ah ! » dit le général.
Et il continua sa promenade sans parler à personne. Le soir il demanda à sa nièce si, l’odeur du tabac lui serait désagréable. »
Du tout, mon oncle, au contraire ! Je l’aime tant ! Je me souviens si bien comme vous fumiez quand j’étais petite ! J’aimais
tant ça à cause de vous ! »« Assez, assez, ma pauvre Sonushka, tu as bien répété ta leçon. » (Page 83.)
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Le général la regarda d’un air moqueur, et se mit à fumer jusqu’au moment où, le sommeil le gagnant, il s’endormit dans son fauteuil. Les enfants allèrent se coucher. Mme Papofski alla frapper à la porte de Dérigny, qu’elle trouva sortant de table ; ils mangeaient chez eux, d’après les ordres du général, qui avait voulu qu’on les servît à part et dans leur appartement.
« Entrez », dit Mme Dérigny. Elle rougit beaucoup lorsqu’elle vit entrer Mme Papofski ; Dérigny fit un mouvement de surprise ; Jacques et Paul dirent « Ah ! » et tous se levèrent.
« Ne vous dérangez pas, ma bonne dame : je serais si désolée de vous déranger ! Je viens vous dire combien mes enfants sont fâchés d’avoir fait pleurer, sans le vouloir, votre petit garçon. Je les ai bien grondés ; ils ne recommenceront plus. Comme ils sont charmants, vos enfants ! Il faut absolument que je les embrasse ! »
Mme Papofski s’approcha de Jacques et de Paul, qui reculaient et cherchaient à éviter le contact de Mme Papofski ; mais Dérigny les fit avancer et ils furent obligés de se laisser embrasser.
« Charmants ! répéta-t-elle en se retirant. Adieu, Monsieur Dérigny ; adieu, ma chère Madame Dérigny. Dites demain matin à mon oncle que je trouve vos enfants charmants. »
Elle se retira en souriant, et laissa les Dérigny étonnés et indignés.
En voilà une qui est fausse ! Ne dirait-on pas qu’elle nous aime et nous veut du bien ?… C’est incroyable ! Croit-elle que j’aie déjà oublié sa froideur et ses menaces ?
Est-ce qu’elle réfléchit seulement à ce qu’elle dit ? Elle voit les bontés du général pour nous ; elle comprend qu’elle ne pourra pas nous perdre dans son esprit ; que notre appui pourra lui être utile auprès de son oncle, qu’elle voudrait piller et dépouiller ; alors elle change de tactique : elle nous fait la cour au lieu de nous maltraiter.
Papa, je n’aime pas cette dame ; elle a l’air méchant ; tout à l’heure, quand elle m’embrassait, j’ai cru qu’elle allait me mordre. »
Dérigny sourit, regarda sa femme qui riait bien franchement, et embrassa Paul…
Elle ne te mordra pas tant que le général sera là, mon enfant.
Et si le général s’en allait ?
Dans ce cas, elle nous ferait tout le mal qu’elle pourrait ; mais le général ne s’en ira pas sans nous emmener.
« Il demanda à sa nièce si l’odeur du tabac lui serait désagréable. (Page 84.) »
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Que Dieu nous préserve de ce malheur, mon enfant ! Dans ce cas nous partirions de suite.
Le bon Dieu ne permettra pas que cet excellent général meure sans avoir le temps de se reconnaître. N’ayez pas de si terribles pensées, mes chers enfants ; ayons confiance en Dieu, toujours si bon pour nous. Espérons pour le mieux, et remplissons notre devoir jour par jour, sans songer à un avenir incertain.
« Toc, toc, peut-on entrer ? dirent une demi-douzaine de voix enfantines.
— Une nouvelle invasion de l’ennemi, dit à mi-voix Dérigny en riant. Entrez ! »
Les huit petits Papofski se précipitèrent dans la chambre, entourèrent Jacques et Paul, et les embrassèrent avec la plus grande tendresse.
« Pardonnez-nous ! s’écrièrent tous à la fois les quatre grands.
— Pardonnez-leur ! » ajoutèrent les voix aiguës des quatre plus jeunes.
Jacques et Paul, bousculés, étouffés, ennuyés, ne répondaient pas et cherchaient à se dégager des étreintes de ces faux amis.
« Je vous en prie, pardonnez-nous, dit Sonushka d’un air suppliant, sans quoi maman nous fouettera.
Je vous pardonne de tout mon cœur, et Paul aussi.
Non, pas moi, je ne leur pardonnerai jamais.
Je vous supplie, petit Français, pardonnez-nous.
Non, je ne veux pas.
Ce n’est pas bien, Paul, de ne pas pardonner à ses ennemis. Tu vois que je pardonne, moi ?
Je veux bien leur pardonner ce qu’ils m’ont fait, à moi : mais ces méchants ont voulu faire battre maman, et je ne leur pardonnerai jamais cela.
Mais puisqu’ils en sont bien fâchés.
Non, ils font semblant. »
Un concert de sanglots et de gémissements se fit entendre ; les huit enfants pleuraient et se lamentaient.
« On va nous fouetter ! hurlaient-ils. Petit Français, nous te donnerons tout ce que tu voudras ; pardonne-nous.
Demandez pardon à maman : si elle vous pardonne, je vous pardonnerai aussi. »
Le groupe sanglotant se tourna vers Mme Dérigny, en joignant les mains et en demandant grâce.
« Entrez », dit madame Dérigny. (Page 87.)
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enfants ! Et toi, Paul, ne fais pas le méchant et pardonne quand on te demande pardon.
— Je vous pardonne comme maman, dit Paul d’un ton majestueux.
— Merci, merci ; nous vous aimerons beaucoup : maman l’a ordonné. Adieu, Français ; à demain. »
Les huit enfants firent force saluts et révérences, et s’en allèrent avec autant de précipitation qu’ils étaient entrés.
Dérigny, qui avait écouté et regardé en tournant sa moustache sans mot dire, leva les épaules et soupira.
« Ces petits malheureux, comme ils sont élevés ! Ce n’est pas leur faute s’ils sont méchants, menteurs, calomniateurs, lâches, hypocrites ! Ils sont terrifiés par leur mère.
Papa, est-ce qu’il faudra jouer avec eux quand ils nous le demanderont ?
Il faudra bien, mon Jacquot, mais le plus rarement possible ; et prends garde, mon petit Paul, d’aller avec eux sans Jacques. »
Jamais, papa ; j’aurais trop peur. »
Il était tard, on alla se coucher.