Le Général Dourakine/7

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Hachette (p. 97-106).



VII

LE COMPLOT


Dérigny était un soir près du général ; quelques jours s’étaient passés depuis l’arrivée de Mme Papofski, et tout avait marché le plus doucement du monde. Le général se frottait les mains et riait : il méditait certainement une malice.

« Dérigny, mon ami, dit-il d’un air joyeux, je vous ai préparé de l’ouvrage.

Dérigny

Tant que vous voudrez, mon général : mon temps est tout à vous, et je ne saurais l’employer plus agréablement qu’à vous servir.

Le général

Toujours le même ! toujours dévoué ! C’est que, voyez-vous, mon ami, j’attends du monde sous peu de jours, et il me faudra des lits à la française, des toilettes et un ameublement complet, et vous seul pouvez le faire.

Dérigny

Je suis prêt, mon général. Que faut-il avoir ? Pour combien de personnes ?

Le général

Une femme, une jeune personne et deux garçons de dix et douze ans.

Dérigny

Combien de jours, mon général, me donnez-vous pour tout préparer ?

Le général

Quinze jours et autant de monde que vous en demanderez.

Dérigny

Ce sera fait, mon général.

Le général

Bravo ! admirable ! Ne ménagez rien ! Que ce soit mieux que chez la Papofski.

Dérigny

Mon général, pourrai-je aller à la ville acheter ce qu’il me faudra en vaisselle, meubles, etc. ?

Le général

Allez où vous voudrez, achetez ce que vous voudrez : je vous donne carte blanche.

Dérigny

Quelles sont les chambres qu’il faut arranger, mon général ?

Le général

Les plus belles ! celles qui étaient si abîmées, et que j’ai fait remettre à neuf sous votre direction. Et vous ne me demandez pas pourquoi je vous donne tant de mal ?

Dérigny

Je ne me permettrais pas une pareille indiscrétion, mon général.

Le général

C’est pour ma nièce.

Mme Papofski ? s’écria Dérigny en faisant un saut en arrière.


Dérigny était un soir près du général. (Page 97.)

Le général, riant aux éclats.

Vous voilà ! c’est ça que j’attendais ! Le coup de théâtre ; les yeux écarquillés ! le saut en arrière ! la bouche ouverte ! Ah ! ah ! ah ! est-il étonné !… Eh bien, non, mon ami, je ne vous ferais pas la malice de vous faire travailler pour cette nièce méchante, hypocrite et rusée… N’allez pas lui redire ça, au moins.

Dérigny, riant.

Il n’y a pas de danger, mon général.

Le général

Bon ! C’est pour mon autre nièce, Natalia, qui était bonne et aimante quand je l’ai quittée il y a dix ans, et qui est encore, d’après le mal que m’en a dit Maria Pétrovna, le très rare mais vrai type russe ; ses enfants doivent être excellents ; je leur ai écrit à tous d’arriver. Et nous allons avoir une entrevue charmante entre les deux sœurs ; la Papofski sera furieuse ! Elle ne sait rien. Arrangez-vous pour qu’elle ne devine rien. Faites travailler dans le village, et profitez des heures où elle sera sortie pour faire apporter les lits et les meubles dans le bel appartement. J’irai voir tout ça, mais en cachette… La bonne idée que j’ai eue là ; ah ! ah ! ah ! la bonne farce pour la Papofski ! »

Dérigny et sa femme se mirent à l’œuvre dès le lendemain ; Dérigny alla à Smolensk acheter ce qui lui était nécessaire ; les menuisiers, les serruriers, les ouvriers de toute espèce furent mis à sa disposition ; on fabriqua des lits, des commodes, des tables, des fauteuils, des toilettes ; Dérigny et sa femme remplacèrent les tapissiers qui manquaient. Le général allait et venait, distribuait des gratifications et de l’eau-de-vie, encourageait et approuvait tout. Les paysans travaillaient de leur mieux et bénissaient le Français qui leur valait la bonne humeur et les dons généreux de leur maître. Vassili était reconnaissant de l’humanité de Dérigny, qui lui avait épargné les cent coups de bâton auxquels l’avait condamné le général dans un premier moment de colère, et dont il n’avait plus parlé ; il secondait Dérigny avec l’intelligence qui caractérise le peuple russe. Avant les quinze jours, tout était terminé, les meubles mis en place, les fenêtres et les lits garnis de rideaux ; quand le général alla visiter l’appartement destiné à Mme Dabrovine, il témoigna une joie d’enfant, admirant tout : l’élégance des draperies, le joli et le brillant des meubles, la beauté des sièges. Il s’assit dans chaque fauteuil, examina tous les objets de toilette, se frotta les mains, donna une poignée d’assignats à Vassili et aux ouvriers, et, se tournant vers Dérigny et sa femme :

« Quant à vous, mes amis, ce n’est pas avec de l’or que je reconnais votre zèle, votre activité, votre talent ; ce serait vous faire injure. Non, c’est avec mon cœur que je vous récompense, avec mon amitié, mon estime et ma reconnaissance ! C’est que vous avez fait là un vrai tour de force, un coup de maître ! Merci, mille fois merci, mes bons amis ! (Le général leur serra les mains.) Ah ! Maria Pétrovna ! vous allez être punie de votre méchanceté ! Grâce à mes bons Dérigny, vous allez avoir une colère furieuse ! et d’autant plus terrible que vous n’oserez pas me la montrer !… Quand donc ma petite Dabrovine arrivera-t-elle avec sa Natasha et ses deux garçons ? Je donnerais dix mille, vingt mille roubles pour qu’elle arrivât aujourd’hui même. »

Le général quitta l’appartement presque en courant, pour aller voir s’il ne voyait rien venir. Dérigny et sa femme étaient heureux de la joie du bon et malicieux général ; et peut-être partageaient-ils un peu la satisfaction qu’ils laissaient éclater de la colère présumée de Mme Papofski.

Jacques et Paul, présents à cette scène, riaient et sautaient. Ils avaient habilement évité les prévenances hypocrites des petits Papofski, et avaient réussi à ne pas jouer une seule fois avec eux. Quand ils les rencontraient, soit dans la maison, soit dehors, ils feignaient d’être pressés de rejoindre leurs parents, qui les attendaient, disaient-ils ; et, quand les petits Papofski insistaient, ils s’échappaient en courant, avec une telle vitesse, que leurs poursuivants ne pouvaient jamais les atteindre. Lorsque Jacques et Paul voulaient prendre leurs leçons et s’occuper tranquillement, ils s’enfermaient à double tour dans leur chambre avec Mme Dérigny, et tous riaient sous cape quand ils entendaient appeler, frapper à la porte.

Mme Papofski profitait de toutes les occasions pour témoigner « son amitié », son admiration aux excellents Français de son bon oncle ; malgré la politesse respectueuse des Dérigny, elle se sentait démasquée et repoussée. La conduite de son oncle l’inquiétait : il l’évitait souvent, ne la recherchait jamais, lui lançait des mots piquants, moitié plaisants, moitié sérieux, qu’elle

ne savait comment prendre. Deux ou trois fois elle avait essayé de

Il s’assit sur chaque fauteuil. (Page 101.)

l’attendrissement, des pleurs : le général l’avait chaque fois quittée

brusquement et n’avait pas reparu de la journée ; alors elle changea de manière et prit en plaisantant les attaques les plus directes et les plus blessantes. Quelquefois le général était pris d’accès de gaieté folle ; il plaignait sa nièce de la vie ennuyeuse qu’il lui faisait mener ; il lui promettait du monde, des distractions ; et alors sa gaieté redoublait ; il riait, il se frottait les mains, il se promenait en long et en large, et dans sa joie il courait presque.