Le Géranium ovipare/Histoire (lamentable et véridique) d’un poète subjectif et inédit

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HISTOIRE (LAMENTABLE ET VÉRIDIQUE)
D’UN POÈTE SUBJECTIF ET INÉDIT


Au moins furent-ils imprimés, petite chose immense.
(Paul Verlaine).


Sentimental et sensitif,
plein de rancœur, un peu moqueur
il faisait des vers subjectifs,
de ces vers où l’on dit : « Mon cœur ! »
— « Mon cœur c’est ci, mon cœur c’est ça
« mon cœur fait ci, mon cœur fait ça,
« Mon cœur par-ci, mon cœur par-là ! »…
Il s’analysait puissamment,
subtilement et doctement !

Il faisait des vers subjectifs
et quand il avait dit : — « Mon cœur… »
à la rime il collait : « Moqueur »
ou bien « liqueur » ou bien « rancœur »,
ne voulant rimer, quant à lui,
qu’avec la consonne d’appui…
— « Mon cœur c’est ci, mon cœur c’est ça,
« mon cœur fait ci, mon cœur fait ça,
« mon cœur par-ci, mon cœur par-là ! »


À tour de bras il rimait, mais
tous ces beaux vers si bien rimés
ne jurent jamais imprimés
et, poète vraiment maudit,
il resta toujours inédit ;
si voulez savoir comment
je vais vous le dire à l’instant,
si vous voulez savoir pourquoi
écoutez bien, tenez vous cois
prêtant l’oreille à mon récit
très-lamentable mais concis :

            Au moins un lustre
            s’est écoulé
            depuis qu’un lustre
            s’est écroulé
sur sa tête chez un bistro
dont il savourait le sirop
tout en corrigeant ses épreuves ;
il mourut laissant bien des veuves :
(son cœur allait de-ci, de-là
et, lui, couchait par-ci, par-là
chez celle-ci, chez celle-là,
rouquine, blonde, ou chocolat).

Dans du bois blanc on l’enferma,
on entonna le Libera

(de Profundis et tra la la !)
puis à Bagneux on l’inhuma
(autrement dit on l’enterra)
un monsieur très-bien palabra :
— « Son cœur était comm’ci, comm’ça,
« il faisait ci, il faisait ça,
« son cœur par-ci, son cœur par-là
« et cæteri et cætera
« et patati et patata
« de Profundis et tra la la ! »

Mais comme ces vers pleins de cœur
s’imprimaient à compte d’auteur,
il arriva que l’éditeur,
(commerçant fort intelligent !)
sans imprimer garda l’argent.
Le manuscrit, il le brûla
dans son poêle à bois, et voilà
(de Profundis et tra la la !)
pourquoi ce poète maudit,
ainsi que j’ai ci-dessus dit,
à Bagneux pourrit inédit :

et dans l’autre monde, après tout,
il est probable qu’il s’en fout !